Ceux qui sont tombés par choix
Un voyage de deux mois sur les traces d'Ulfasso me conduisit dans la Prague du 17ème siècle, ville de magie aux mille visages, au confluent de l'Orient et de l'Occident. Partout où j'étais passé, j'avais discrètement interrogé les gens et observé bourgs et villages, constatant qu'Ulfasso ne semait que terreur et désolation sur son passage. Parfois, c'était juste un témoignage, un client d'une auberge avait aperçu le visage maudit l'espace d'un instant sous sa lourde capuche, d'autres fois, c'était carrément les ruines fumantes d'un village et ses cadavres que je trouvais. Hommes, femmes et enfants; Ulfasso n'épargnait personne lorsqu'une de ses crises de folie meurtrière le prenait.
Mais à Prague, il se fit plutôt discret. En faisant mon enquête, j'appris qu'il s'était rendu dans le ghetto juif, où il était resté plusieurs semaines chez un rabbin spécialiste de la Kabbale, Simon Loubatchev. J'allais trouver celui-ci, m'aventurant dans les sombres dédales de ce quartier étrange et mystérieux où tout le monde ne portait que du noir. On m'indiqua la demeure de ce rabbin, et j'entrais chez lui par un sombre jour d'automne, décidé à lui faire cracher ce qu'il savait sur la destination d'Ulfasso.
Le rabbin était un homme d'une soixantaine d'années, maigre et barbu, portant d'austères vêtements noirs. Il me fit entrer sans manifester la moindre surprise, et je le suivis dans les couloirs de sa sombre demeure jusqu'à une immense bibliothèque, où il s'arrêta, la main sur un livre.
— Ton maître est resté ici trois semaines durant, dit-il alors d'une voix rouillée. Pendant tout ce temps, il a lu tous mes livres jusqu'au dernier, sans même boire ni manger. Mais il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait, alors il est reparti.
— Ce n'est pas mon maître, grinçai-je, mais qu'importe. Quel est ce livre que cherchait Ulfasso ?
— Je ne l'ai plus, répondit le saint homme en se tournant face à son bureau. C'est ce que je lui ai dit, d'ailleurs : ce livre m'a été pris il y a de cela bien des années, par des hommes du Vatican qui disaient vouloir le mettre en lieu sûr. Du reste, je n'en ai pas été peiné : ce livre ne doit pas être lu. Il renferme un savoir maudit, qui nous éloigne de Dieu.
— En lieu sûr ? Où ça ? insistai-je, tout prêt à dégainer mon épée sur ce vieil homme vénérable s'il le fallait.
— Je l'ignore… Mais l'un de ces hommes, le plus jeune, était un Suédois comme toi.
Il ne me fallut pas plus de cinq secondes pour comprendre où Ulfasso se rendait à présent, ainsi que la portée de la bourde que j'avais commise en révélant tout haut le nom de mon village natal dans le monastère d'Ilniev, quelques mois plus tôt. Ce que cherchait si ardemment Ulfasso, cela devait être ce livre hébreu que j'avais pris pour une Genèse. Quant au jeune prêtre suédois, cela ne pouvait être que le pasteur de Trondheim qui la gardait et m'avait appris à lire.
— Que contient ce livre ? De quel savoir maudit parle-t-il ?
Le vieil homme soupira.
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— Pour arrêter un démon qui menace de détruire le monde, lui répondis-je en toute sincérité.
C’est ainsi que je voyais Ulfasso désormais : un démon menaçant le monde entier.
— Le livre des Veilleurs raconte la descente des anges sur la Terre, et la façon dont ils se sont mêlés aux hommes, me raconta alors le Simon Loubatchev. Il donne aussi leurs noms, et la façon de les invoquer. Ceux qui craignent l’Éternel doivent se tenir loin de ce savoir, car il est impie, et contient un immense danger.
— Pourquoi ?
— Lorsque les Veilleurs sont venus, ils ont trouvé la création du Seigneur pitoyable : Il nous avait fait d’argile, alors qu’eux étaient de feu. Au départ, ils voulaient nous détruire, furieux de notre existence qu’ils considéraient comme un affront. Les anges ne sont pas les émissaires de paix que le livre chrétien dépeint : ce sont des créatures de destruction, le bras armé du Créateur, dont il se sert pour punir et effacer Ses erreurs. Mais certains d’entre eux eurent l’idée de nous tenter, pour montrer à Dieu qu’Il avait eu tort en nous créant, lui prouver que nous étions des créatures faillibles. Alors, les êtres de lumière se révélèrent à nous. Ces rebelles, l’ancienne langue les nomme nophelim, ce qui veut dire « ceux qui ont chuté par choix » . Certains, déjà loin dans les voies de la perdition, trouvèrent les filles des hommes désirables. Tenaillés par le désir charnel qu’ils avaient d’elles, ils s’installèrent parmi les hommes, à qui ils transmirent une partie de leur savoir. Ils prirent avec eux des vierges afin de mieux les subjuguer. Les accouplements contre nature donnèrent naissance aux nephilim, des « géants » insatiables, en proie à une faim perpétuelle qui les faisait tout détruire, divisés par la double nature inconciliable de leurs natures contraires. Outragé par cette aberration – après tout, les anges avaient déjà tenté de pervertir l’Homme, dans le jardin d’Eden – Dieu envoya les anges encore purs et fidèles détruire les corrompus et leur descendance. Une terrible bataille s’ensuivit, qui dura dix mille ans et détruisit la Terre. Les nophelim furent subjugués – et exilés, puisqu’ils ne peuvent pas mourir – mais certains de leurs rejetons à demi mortels parvinrent à se cacher et à subsister, cachés, parmi les hommes, auxquels ils se mêlèrent à nouveau, produisant une nouvelle génération de géants. Celui que tu cherches en fait partie.
— Mais que veut-il ?
— Poussé par une faim insatiable qu’il ne comprend pas, il cherche à retrouver la mémoire de ce qu’il est, le chant atavique de sa nature. Pour cela, il va dévorer tout ce qui se trouve sur son chemin, à commencer par tout le savoir du monde.
Tout le savoir du monde… la copie du Livre des Veilleurs qui se trouvait à Trondheim ! C’était cela, qu’Ulfasso cherchait.
Sans même remercier cet étrange rabbin, qui du reste ne me prêtait déjà plus attention, je me précipitai dehors, et sautais dans le premier coche venu pour parvenir jusqu'au relais, où j'achetais le cheval le plus rapide disponible sur le marché. Puis, je quittais Prague ventre à terre, alors que la nuit tombait.
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