L'Enfer sur terre

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À Moscou, Ulfasso avait déjà instauré le règne de la terreur. Après avoir assassiné le tsar, il était monté sur le trône, personne n'y trouvant rien à redire ni n'osant s'opposer à lui.

Cependant, les opposants existaient. Dans les familles nobles, notamment, on ne se réjouissait pas qu'Ulfasso se soit tout simplement approprié la couronne, entrant au Kremlin pour éliminer le tsar devant tout le monde, en pleine salle du trône, avant de s'en coiffer lui-même aussi naturellement que si elle lui avait toujours appartenu. Bien sûr, les jours suivants son couronnement officiel avait eu lieu à la basilique en présence de toute la cour, et alors que c'est là qu'ils auraient dû se lever et protester, les nobles tremblant de peur devant le terrible général des armées laissèrent Ulfasso devenir tsar de manière toute légitime.

Ulfasso était désormais le maître incontesté de toutes les Russies. Plus personne ne pouvait s'opposer à sa volonté. L'opposition était paralysée, les armées sous son contrôle, comme elles l'avaient toujours été, les partis adverses, anéantis. Il ne restait plus que moi. J'étais, malgré moi, la dernière chance de la Russie.

Je restai à Moscou, caché, arpentant les bas fonds et les débits de boissons pour écouter critiques aussi courageuses qu'éventuelles et recruter tout mercenaire prêt à s'opposer au tout-puissant Ulfasso. Mais ce fut difficile. Les pires rumeurs couraient lui : d'après ce qui se murmurait dans les tavernes, le tsar sanguinaire faisait mettre à mort plus de cent personnes par jour et consommait des vierges à tour de bras qu'il décapitait au petit matin, forçant l'intendant à battre la campagne pour faire venir du nouveau personnel au palais. Il se livrait à la magie noire, avait remplacé la statue du Christ dans la chapelle du Kremlin par une tête de bouc sanglante, se délectait de sang et se faisait servir à table du lait de femme enceinte et des bébés bouillis. Outrage suprême, il forçait les nobles et les boyards à se prosterner devant le cadavre momifié de sa mère qu'il avait fait exposer dans une salle spéciale. Mais malgré ces horribles histoires, le peuple l'aimait. Pour les Russes qui n'avaient rien, Ulfasso était encore celui qui protégeait leurs villages contre les envahisseurs, tenant la Russie à bout de bras, et les critiques murmurées par les boyards et les nobles que les paysans haïssaient leur paraissaient infondées. Quant au fait qu'Ulfasso mène la vie dure à toute la cour, c'était pour le peuple russe à la fois normal et un juste retour des choses.

Encore une fois, j'ignorai si ces histoires épouvantables concernant ce qui se passait dans les murs bien gardés du Kremlin étaient vraies, mais ce n'était pas là mon problème. J'avais entendu suffisamment d'histoires terrifiantes sur Ulfasso et son armée pendant mes classes en Suède pour avoir appris à ne plus prêter foi à ces dernières, mais elles étaient un bon indicateur du niveau de rébellion des nobles. J'avais besoin de ceux-ci, si je voulais renverser le tyran.

Cela me prit deux ans pour recruter des partisans, nouer des contacts pouvant me faire rencontrer les nobles, réunir les factions adverses. L'opposition se focalisa non pas autour de moi, l'instigateur du mouvement, mais autour du prince Iemtchev, second successeur d'Ivan V après Ulfasso. Celui-ci contacta les souverains des petits royaumes menacés par la Russie, et même le Khan de Mongolie : tous les moyens semblaient bons pour expulser Ulfasso du trône. Pendant tout ce temps, la Russie fut gouvernée d'une main de fer, retrouvant le visage totalitaire qu'elle avait eu sous Ivan IV. Le nouveau tsar faisait passer des réformes en force tous les jours, la plupart contraignant les boyards et la noblesse, alimentant la rancœur silencieuse de ces derniers. Les états satellites comme l'Ukraine et la Tchétchénie furent incorporés à l'empire au terme de campagnes aussi expéditives que sanglantes, surtout dans le cas de ces deux provinces qu'Ulfasso haïssait pour les raisons que l'on sait. Les monarques européens n'osaient même pas envoyer des émissaires à Moscou, et toute l'Europe restait dans une l'ignorance craintive de ce qui se tramait dans la Russie d'Ulfasso.

Je passe volontairement sur les habiles manœuvres politiques qui conduisirent à cet événement, car cela ne m'intéresse guère, mais toujours est-il qu'un obscur jour de novembre, un peu avant l'anniversaire du tsar en vérité (j'appris à cette occasion qu'Ulfasso était né un 12 novembre, jour funeste entre tous), le prince Iemtchev marcha sur Moscou avec une armée de plus de cinq mille partisans. Tout le monde pensait que le règne d'Ulfasso touchait à sa fin : il ne suffisait plus à l'opposition qu'à forcer les portes du Kremlin pour en ramener la tête du démon. J'étais là également, prêt à foncer à l'épicentre du palais pour régler mes comptes avec lui d'homme à homme, comme je l'avais promis à Chovsky.

Mais c'était sans compter sur la sorcellerie de ce dernier. Il laissa habilement les troupes entrer dans la capitale sans se montrer, jouant à celui qui n'a rien vu, puis faisant refermer les portes de la ville par ses propres armées, il bloqua les partisans de l'opposition dans Moscou. Ces derniers se préparèrent donc à prendre d'assaut la forteresse du Kremlin, ne pouvant plus reculer.

Alors que les troupes du prince Iemtchev préparaient le siège, stationnées devant la haute bâtisse, Ulfasso en personne apparut sur la première muraille, le matin suivant leur arrivée. Pour faire signifier son mépris à tous, il n'avait même pas revêtu son armure, ni même le somptueux manteau du tsar. Il portait simplement ses vêtements de nuit, un long caftan léger qu'il n'avait même pas fermé, et un large pantalon à la russe serré sur ses hanches par une ceinture en coton qui trainait à sa suite. Grimpant pieds nus sur la plus haute crènelure avec une souplesse féline, il s'y assit, et le menton dans la main, il nous considéra en silence. Aucun des cinq mille hommes du prince Iemtchev n'osa tirer sur le tsar qui de toute façon, était hors de portée, et tous suspendirent leur respiration face à ce qu'il allait faire ou dire, certains se jetant même au sol, suppliant pour que le maître de toutes les Russies leur pardonne. Inutile de dire qu'ils furent exécutés de la main même du prince Iemtchev.

Moi-même, je dois l'avouer, fus pétrifié face à l'apparition d'Ulfasso. Silencieux et énigmatique, le visage curieux et malicieux, il regardait les hommes en dessous de lui l'un après l'autre, comme s'il voulait imprimer dans sa mémoire les traits de chaque traitre, semant la panique et la confusion dans les rangs. Pour la plupart, même s'ils connaissaient comme tous les Russes ses exploits légendaires, c'était la première fois qu'ils posaient les yeux sur leur général et nouveau tsar. Ulfasso avait une apparence peu commune, qui pouvait être tout simplement terrifiante, et il savait en jouer. Le fait qu'il n'ait sur les épaules ni son armure ni le manteau impérial, mais un simple caftan de coton blanc, ouvert sur son torse musclé, lui donnait une allure surhumaine et irréelle. Cet homme gracieux et diaphane, portant des vêtements inattendus pour un souverain et des cheveux d'une blancheur de neige, légèrement soulevés par le vent glacé de novembre, avait l'air d'un ange perché sur la plus haute muraille du Kremlin. Je devinais qu'Ulfasso avait procédé à cette mise en scène à dessein, pour mieux déstabiliser l'ennemi.

Ulfasso posa également son regard sur moi, et il me sourit. Je lui montrai les dents à mon tour, bien habitué depuis le temps à ses apparitions que je savais démoniaques. Même si elles me faisaient un effet monstre à chaque fois, j'étais désormais quelque peu immunisé aux tours de ce sorcier. Puis, il regarda le prince Iemtchev, son grand-oncle, en dernier, s'attardant longtemps sur son visage sans sourire. Ce dernier fronça les sourcils, bien décidé à ne pas s'en faire compter par cet insolent qu'il avait connu gamin.

— Descends de ton perchoir, Ulfasso Levine, et viens te battre ! lui hurla-t-il.

Ulfasso ne lui répondit même pas. Se retournant, il fit un signe à son Premier ministre qui s'approcha, tout tremblant, et il lui murmura quelque chose à l'oreille.

— Sa Majesté refuse d'adresser la parole à des traitres qui osent attaquer le tsar de toutes les Russies, fit l'homme d'une voix qui se voulait assurée. Mais il vous promet que votre châtiment sera exemplaire.

— C'est le sien, qui le sera ! gronda en retour le prince Iemtchev, hors de lui. Soldats, à l'assaut !

Aussitôt, le siège du Kremlin fut ordonné, et on amena les lourdes tours de bois, les barricades, les échelles et les béliers qui allaient permettre à l'armée du prince d'entrer dans la forteresse. Le Premier ministre recula, mais Ulfasso resta au même endroit, un amusement certain se reflétant sur le visage. Après avoir observé les préparatifs comme s'ils ne le concernaient pas, il se mit debout sur sa crènelure et leva les deux mains au ciel.

Avec horreur, je me rendis compte qu'Ulfasso allait faire s'abattre ses diableries sur nos armées. Et effectivement, sous les yeux des soldats médusés (les Moscovites, quant à eux, s'étaient barricadés chez eux), le soleil fut éclipsé par une large boule noire, que je crus un moment être la lune. Mais ce n'était pas le cas, et devant la disparition du jour provoquée par je ne sais quel astre maléfique qu'Ulfasso avait invoqué, les soldats se dispersèrent en hurlant. Le prince Iemtchev eut beau sommer le rappel, rien n'y faisait. Les soldats étaient paniqués, et il y avait de quoi. Je savais ce dément d'Ulfasso tout à fait capable de détruire Moscou rien que pour anéantir les armées de son oncle sans avoir à lever plus que le petit doigt, et je craignais le pire.

En effet, ce satellite étrange que j'avais pris pour une lune n'en était pas une. Fixant les yeux dessus, je constatais que c'était une boule en fusion d'une taille infernale, sûrement sortie de l'enfer elle-même, et dont la taille était suffisante à faire disparaître le soleil. Mes craintes étaient donc fondées, les pouvoirs diaboliques d'Ulfasso avaient triplé depuis la dernière fois, puisqu'il était désormais capable d'invoquer une monstruosité pareille rien que par la seule volonté.

C'est Satan, murmurai-je en sentant mes jambes se dérober. Il a tout à fait la possibilité de faire s'abattre le jugement dernier sur ce monde, et personne ne peut l'arrêter.

La présence de cette boule sorcière dans notre ciel provoqua la colère des cieux, et une tempête infernale se leva sur Moscou, provoquant la déroute des armées dont les soldats hurlaient à la fin du monde. Ulfasso était hilare, et son rire à la fois glacial et dément résonnait sur les tours, couvrant les cris et le fracas de la débâcle. Ses propres armées, qui avaient eu le temps de se rassembler à leur tour, fondirent sur nous des deux côtés, venant à la fois de l'intérieur du Kremlin et de l'extérieur, et commencèrent le massacre systématique de celle du prince Iemtchev. Je retrouvai mes esprits pour défendre ma vie contre des soldats qui auraient pu être mes camarades, et la bataille fit rage sous les éléments déchainés, comme Ulfasso les appréciait.

Voyant les portes du Kremlin ouvertes, je me débarrassai de mon adversaire d'un coup de yatagan et, me frayant un chemin parmi les combattants qui s'étripaient, je courus à l'intérieur. Quelqu'un devait faire le boulot, et ce quelqu'un, c'était moi. À part moi, tout le monde était trop terrifié par Ulfasso pour oser lever la main sur lui, et après cette démonstration de suprématie absolue, ça allait être pire. C'était ma dernière chance de l'atteindre.

Courant à l'intérieur en réussissant à me faufiler parmi les soldats trop occupés à tuer et à se faire tuer pour m'arrêter, je me précipitai sur les marches du chemin de garde. J'arrivais finalement sur la tour où se tenait Ulfasso, qui n'avait même pas pris la peine de s'entourer de sa garde, trop confiant qu'il était dans sa supériorité. Je me précipitais sans m'arrêter droit sur lui. Apercevant sa longue chevelure argentée dans ce dos qu'il me tournait, occupé à se régaler du spectacle en contrebas, je me dis que cette fois était la bonne. J'allais débarrasser le monde de l'émanation la plus terrible de Lucifer qu'il y ait pu avoir sur cette terre.

Ulfasso se retourna juste au moment où j'allais abattre mon épée sur lui, et son sabre se matérialisant au-dessus de sa tête juste sous ma lame, il bloqua mon coup.

— Encore à courir derrière ton maître, Erik ? me lança-t-il. Tu dois être ravi de me revoir, en ayant fait tout ce chemin depuis la Suède. Moi, je le suis, en tout cas !

À ce moment-là, je sentis qu'on me saisissait par-derrière. J'eus beau me débattre, c'était inutile : la garde du tsar venait d'arriver à la rescousse, et je fus rapidement désarmé et ligoté, à genoux devant le démon.

— Vous n'avez rien, Sire ? lui demanda un soldat d'un air inquiet.

Je jetai un coup d'œil chargé de haine à ce troufion par la faute de qui j'avais perdu ma chance d'éliminer Ulfasso. Cet abruti ne souhaitait-il pas lui-même, au plus profond de son cœur, être délivré de ce tyran ?

— Évidemment que je n'ai rien, imbécile, grinça Ulfasso en lui envoyant un regard froid.

Puis il se tourna vers moi, et d'un geste brusque, il m'attrapa par les cheveux, me coinçant la tête contre la muraille.

— Contemple la fin de cette bataille avec moi, Erik, dit-il en me maintenant le menton sur la pierre d'une poigne de fer.

Les mains liées dans le dos, la tête cassée sur la crènelure, je souffrais le martyre. Mais je me contentai de serrer les dents, comme faisait toujours Chovsky, me refusant à donner à Ulfasso la satisfaction de me voir souffrir.

Du reste, la bataille était finie. Les partisans du prince Iemtchev avaient été massacrés, et les survivants, le prince y compris, furent ligotés et conduits au Kremlin pour y être emprisonnés. Ulfasso leva un œil vers le ciel : rapidement, ce dernier revint à la normale, le soleil se remettant à éclairer le monde. Quelques documents historiques mentionnent qu'il y eut une éclipse de plusieurs heures cette année-là, mais tout le monde a oublié le nom du monstre qui l'a provoquée.

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