Déni
Erik se tut enfin, ses yeux toujours fixés dans les miens. Il était cinq heures du matin. Sentant un haut-le-cœur me remonter l'œsophage, je me précipitai dans la cuisine, où je parvins à m'empêcher de vomir in extremis. Toutes ces horreurs sanglantes et morbides que j'avais écoutées en silence toute la nuit, réprouvant avec peine mon envie d'ouvrir la bouche à de nombreuses reprises pour ne pas stopper Erik, semblaient à présent être passées dans mon ventre même, gigotant pour sortir. Comment Erik a-t-il pu survivre à tout ça ? me demandai-je, les larmes perlant au coin de mes yeux. Je n'avais pas encore le cœur de me poser les questions les plus essentielles, la première me venant à l'esprit était seulement celle-là.
Je bus un grand verre d'eau, respirant lentement pour me calmer, puis revint avec dans le salon. Assis sur le canapé, les mains croisées entre ses jambes, Erik me regardait, l'air coupable et peiné.
— C'est pas possible, murmurai-je, sortant ainsi mon premier mot depuis la veille. Tout ce que tu m'as dit est-il vrai ? Oui, ça ne peut qu'être vrai... Tous les signes sont là, Lev porte même la cicatrice de la blessure que tu lui as infligée.
J'avais eu l'occasion de voir cette cicatrice impressionnante sur le côté droit du ventre de Lev. Elle tranchait sur son corps d'albâtre d'une manière plutôt choquante.
— Et qu'est-ce qu'il a dit, pour se justifier ? demanda durement Erik.
— Il a dit qu'il s'était fait opérer de l'appendicite, répondis-je d'une voix blanche.
Erik partit dans un rire bref, dur et métallique, que je ne lui connaissais pas.
— Il y a une qualité que je dois lui reconnaître. Il ne manque pas d'humour. Il en a toujours eu, et là, c'est encore une de ses perles : raconter à sa petite amie que la cicatrice de plus de dix centimètres qu'il a sur l'aine n'a pas été causée par une arme blanche mais par le bistouri d'un chirurgien soviétique, franchement, il n'y a que lui pour le faire !
Cette brusque immersion de la réalité me ramena subitement à la raison. Je me souvenais parfaitement du jour où j'avais posé cette question à Lev. Il était allongé à côté de moi, entièrement nu, et ayant posé ma tête sur son ventre ferme, j'avais remarqué pour la première fois cette cicatrice que j'avais zappée jusqu'ici, absorbée par d'autres préoccupations. Étonnée, je m'étais redressée pour regarder, et immédiatement, Lev avait précisé :
« Une opération chirurgicale qui a mal tourné. J'ai eu l'appendicite très tard, à vingt ans, alors que j'étais au service en Tchétchénie et très loin d'un hôpital digne de ce nom. Parmi nous il y avait un type qui faisait médecine à Moscou avant d'être mobilisé, et il a proposé de m'opérer. On m'a anesthésié, mais apparemment, ce gars avait été recalé en chirurgie. Ou alors il était à moitié aveugle... En tout cas, pour retirer mon appendice, il s'est senti obligé de m'ouvrir sur une bonne dizaine de centimètres. Mais je ne lui en veux pas : sans lui, je serais mort. Alors... »
Ce n'était pas possible que Lev, que je connaissais par cœur et avec qui je vivais quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, soit le même homme que celui qui m'avait décrit avec force détails Erik. Ils n'avaient même pas le même nom... Et des phénomènes comme ceux que m'avait décrits Erik ne pouvaient pas exister. Pas dans la réalité.
Mais Erik m'avait ouvert son cœur, il m'avait confié ses pires cauchemars et ses pires fantasmes. Ce récit, par ailleurs magnifique, était son œuvre, c'était lui. Cela reflétait tout ce qu'il était. Je ne pouvais pas le rejeter comme ça, sans lui laisser une chance.
— Pauvre Erik, murmurai-je en esquissant un sourire. En tout cas, je suis désolé que Lev t'ait fait autant de mal.
Qu'est-ce que je pouvais dire d'autre ? Mais cela ne sembla pas plaire à Erik.
— Oui... Et il t'en fera à toi aussi, si tu ne t'éloignes pas vite, dit-il alors que je lui prenais les mains en silence, ne sachant quoi répliquer. Fassa, est-ce que tu as bien suivi mon histoire ? Ton Lev, ou plutôt, appelons-le Ulfasso, parce que c'est là son vrai nom, est un démon. Il n'est même pas humain ! S'il se souvient de ce qu'il est, alors, il va vouloir récupérer les pouvoirs que les Mongols lui ont enlevé. Le livre des Veilleurs raconte que les Déchus avaient besoin de consommer d'immenses quantités d'âmes fanatisées pour convoquer leurs pouvoirs d’ange : Ulfasso va forcément se remettre à tuer, et massivement... tu feras partie des dommages collatéraux, Fassa. Comme cette malheureuse princesse Astrid. D’ailleurs, s’il s’est intéressé à toi, il doit y avoir un raison, forcément funeste. Alors s'il te plait, fuis loin de lui !
L'évocation de cette princesse me glaça le cœur. Si Erik avait inventé cet épisode pour me dégoûter de Lev, c'était impardonnable.
— Tu parles de lui comme si c'était un super méchant, comme Thanos, Sauron ou Voldemort, murmurai-je.
Erik releva ses yeux bleu glacier sur moi.
— Sauf que dans ces histoires, personne ne couche avec le méchant. En acceptant la semence du démon en toi, Fassa, tu prends le risque de mettre au monde l'Antechrist, un être qui, dès le départ, sera peut-être encore plus puissant qu'Ulfasso, car il aura connaissance de sa nature.
Je plissai les yeux. Qu'est-ce qu'il insinuait ? Que j'étais une putain du diable, comme la malheureuse Irina dans son récit, parce que j'avais des rapports intimes avec Lev ? Que ce dernier ne m’aimait pas, qu’il m’utilisait parce que j’avais une horde de fans qu’il pourrait sacrifier pour récupérer ses « pouvoirs » ?
— Bon, j'en ai assez entendu, répliquai-je en me levant. Je dois y aller.
Lev devait vraiment se faire du mouron. J'étais déjà étonnée qu'il n'ait pas débarqué, ou envoyé les flics.
Erik releva un regard terriblement dur sur moi.
— T'as changé, Fassa, depuis que t'es avec lui. T'es plus... je sais pas.
— Plus libérée ? proposai-je. Moins timide ? Oui, probablement, ce sont les effets secondaires provoqués par le fait d'être aimé en retour par quelqu'un, Erik.
— Non... Il a déjà étendu son influence sur toi. Il est très fort pour ça, il le fait à tout le monde, murmura-t-il d'un air préoccupé, croisant les mains devant sa bouche.
Là, c'en était trop. Très fatiguée, je perdais patience.
— Faire quoi ? fis-je, les mains sur les hanches.
— Susciter l'adoration, la confiance absolue et la soumission inconditionnelle, répondit Erik. Moi aussi, je l'aimais, Fassa. Ce n'est pas évident de se libérer d'une telle emprise !
— Ne t'inquiète pas, je sais qui il est, répondis-je, voulant faire taire immédiatement les prétentions qu'Erik avait sur Lev, quelles qu'elles soient. Je ne suis pas née de la dernière pluie non plus. Il y a une grosse différence entre toi et moi : je suis une femme. J'ai l'air inoffensive, mais je suis rusée et intuitive, j'attire les confidences, et pour l'instant, c'est Lev qui se jette à mes pieds, pas le contraire. Est-ce qu'il s'est jeté à tes pieds, à toi ?
— Non, avoua-t-il dans un murmure, apparemment très vexé.
— Voilà. Sur ce, j'y vais, mais avant de partir, je voudrais que tu me promettes de ne plus lui montrer que tu sais. Ce n'était pas très malin. Fais semblant de l'avoir pris pour quelqu'un d'autre, qui n'avait rien à avoir avec Ulfasso Levine Tchevsky. C'est ce que je vais lui raconter, de ce pas.
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