Le récit d'Ulfasso : I
« Je suis né le 12 novembre 1969 dans une colonie russe des îles Sakhalines, encore appelées Kouriles par le Japon qui les dispute à la Russie depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Étant donné que mon père, un Japonais qui a mis ma mère enceinte sans l'épouser, s'est barré en embarquant mon petit frère alors que j'avais six ou sept ans, j'ai été élevé par mon grand-père, un homme irascible et sévère qui m'en a fait baver pendant toute mon enfance et le début de mon adolescence. Comme tu peux le voir, je suis pas du tout typé asiatique, puisque mon père était lui-même métis, et du coup, je m'en prenais plein la gueule de la part des gosses du coin en majorité japonais, et je me battais tout le temps. Ma mère et moi, on était ostracisés, on n'avait même pas le droit d'entrer dans les onsen, tu sais, ces sources chaudes où tous les Japonais vont pour se relaxer.
— Pauvre Lev… », le coupai-je malgré moi.
« Oui, reprit Lev avec un air impatient, mais laisse-moi continuer. Donc, quand j'eus quatorze ans, ma mère tomba gravement malade, et nous sommes revenus sur le continent à Nizhniy Novgorod, sa ville d'origine, quittant à jamais ce pays maudit. Mais entre-temps, nous avons vécu en Chine pendant deux ans, ce qui explique que je parle le mandarin.
À Nizhniy, ma mère a retrouvé sa famille, et tout le monde était très content de nous voir. Malheureusement, elle a succombé à sa maladie six mois après notre arrivée. J'ai fait une grosse déprime à cause de ça, et comme ma famille ne savait pas quoi faire de moi, ils m'ont envoyé à l'école militaire.
Je n'avais pas du tout l'intention de m’engager dans l'armée, mais comme je n'avais pas non plus d'idée précise concernant mon futur, j'ai fait ce qu'on me demandait. De toute façon, même pour ceux ne se destinant pas à une carrière militaire, un service de trois ans, au cours duquel vous pouvez être mobilisé à tout moment, est obligatoire en Russie, et j'avais pile l'âge. J'ai donc été incorporé dans les VDV, c'est-à-dire le corps des parachutistes, commandé par le colonel général Alexander Kolmakov. Là-bas, j'ai rencontré deux types d'à peu près mon âge, Roman Irvine Cheremetiev et Anton Zakharine Chovsky, avec qui j'ai rapidement sympathisé. Nous étions tout le temps fourrés ensemble, et on s'est même arrangés pour prendre la même spécialité, le tir de précision, afin d'être sûrs de se retrouver dans la même affectation si on était mobilisés.
Cela n'a pas tardé, et à la fin de l'année 1987, Andreï Gromyko, qui était secrétaire général du parti à l'époque, a envoyé tout ce qu'il restait comme troupes mobilisables en Afghanistan, où l'armée russe s'enlisait depuis déjà dix ans. Roman, Anton et moi, on s'est retrouvé dans ce merdier, a même pas dix-huit ans, comme tireurs d'élite, puisque c'était là où on avait obtenu les meilleures notes pendant nos classes. J'imagine que c'est ça qui nous a sauvé la vie : on aurait été simples soldats d'infanterie, et non tireurs d'appui, je serais probablement mort à l'heure qu'il est.
En effet, l'Afghanistan, ça été une véritable boucherie, pour les deux côtés. Les Russes étaient à cran, et multipliaient les crimes de guerre face à une guérilla quasi invisible qui ne nous laissait pas un instant de répit. J'ai vu des choses horribles là-bas : des villages entiers passés au lance-flamme, des mecs se faire rouler dessus par des chars, des viols de guerre. Je pense que c'est vers cette époque que je me suis définitivement rendu compte que Dieu n'existait pas, car tous les soldats priaient en vain tous les soirs, pour rester en vie et rentrer chez eux. Les soldats russes de la dernière période étaient quasiment tous des gamins comme nous, et deux tiers d'entre eux n'ont jamais revu la Russie. C'était une véritable débâcle, mais ce salaud de Gromyko refusait encore de lâcher l'affaire.
Je me souviens très bien de la première fois que j'ai tué un mec. Je suivais mon unité un peu en retrait, dans les ruines d'une ville, et en entrant dans une maison pour aller pisser, je suis tombé sur un moudjahidine. Il m'a attaqué au couteau, et comme j'avais laissé ma SVD, le fusil de précision que j'utilisais, contre le mur comme le stupide bleu que j'étais, je n'ai pas eu d'autre choix que de me battre au cran d'arrêt pour défendre ma vie. J'ai fini par réussir à égorger ce type, au terme d'une lutte interminable, et crois-moi, je n’aurais jamais imaginé que ce fut aussi dur de saigner un homme. Il a mis huit bonnes minutes à mourir, se débattant de toutes ses forces et en silence dans mes bras, avant que ne viennent les derniers tressaillements de la mort. J'étais couvert de sang encore chaud, et sortant de cet état bizarre qui vous met hors de vous-même en situation de survie, que j'ai découvert à cette occasion, j'eus une irrépressible envie de vomir. C'est ce que je fis, d'ailleurs, avant de bénir ma mère pour m'avoir donné mon mètre quatre-vingt-sept et cette force de bœuf à laquelle je devais le fait de m'être sorti entier de cette première et brutale altercation.
Les combats des derniers mois en Afghanistan, ce ne fut quasiment que du corps à corps et du tir à vue de types isolés. En tant que snipers, Roman, Anton et moi, nous passâmes le plus clair de notre temps embusqués dans de vieux bâtiments à descendre tout ce qui bougeait, et quand Gorbatchev, arrivé totalement au pouvoir en 1988, rappelât enfin ses troupes, nous étions parmi ceux qui purent rentrer à Moscou sur leurs deux pieds. Nous avons même été décorés, ce qui nous fit une belle jambe, et on nous fit monter en grade. Aucun d'entre nous n'avait envie de retourner sur le front, et heureusement, nous n'avons pas eu à le faire avant quelques années.
Cependant, à la suite de l'entretien passé avec les officiers supérieurs à notre retour, ces derniers apprirent que je parlais couramment deux langues asiatiques en plus du russe, et du coup, on me fit entrer dans les GRU, où on m'affecta directement en poste à Pékin. À cette époque, les relations entre la Chine et Moscou s'étaient déjà pas mal refroidies. On m'avait donné le poste de garde du corps de l'ambassadeur, une couverture aussi miteuse qu'inefficace, et j'étais tout le temps surveillé par les agents chinois, tout en bénéficiant d'une certaine immunité diplomatique. Exactement au même moment, Vladimir Poutine, lui aussi dans le GRU, faisait le même travail que moi en Allemagne de l'Est... Malgré quelques menus incidents inhérents à ce genre de boulot, je passais trois années plutôt tranquilles, et à la fin de ma mission, on me fit revenir à Moscou, où je retrouvais mes amis. À cette époque, nous allions souvent en Crimée, et dépensions nos roubles durement gagnés en faisant la fête. Les choses commençaient à changer en Russie, depuis l'éclatement de la République soviétique. En 1989 le rideau de fer fut levé, l'économie fut relancée suite à l'assouplissement de la politique de Gorbatchev et les nouvelles réformes engagèrent la Russie sur une voie un peu plus capitaliste : franchement, au début, tous les Russes en furent heureux.
Mais en 1991, la Tchétchénie réclama son indépendance à la suite de l'éclatement de l'Union soviétique, dont beaucoup d'états satellites comme l'Ukraine se détachèrent. Ce fut aussi le début du conflit géorgien, pour la même raison. Une fois de plus, la Russie mobilisa ses troupes, et nous, héros survivants du conflit afghan, furent envoyés là-bas illico-presto. Comme j'étais devenu colonel, et on me donna la direction d'une unité des Spetsnaz, les troupes spéciales de l'armée de terre et du GRU, dans laquelle furent incorporés également mes deux amis comme lieutenants.
Mon unité dépendait directement du GRU et était chargée de mener des expéditions éclairs, le plus souvent dans le cadre de la lutte antiterroriste, et nous y étions relativement peu nombreux.
Le gouvernement se servait beaucoup de la propagande pour pousser ses jeunes, désormais obnubilés par l'argent arrivé il y a peu en Russie, à s'engager, et comme j'avais une image très vendeuse, on me porta aux nues comme un soldat exemplaire de l'armée rouge, modèle du stakhanovisme militaire pour la jeunesse soviétique. Je ne sais pas si tu es au courant, mais depuis quelques années il y a un renouveau nationaliste en Russie, et on met partout des affiches représentant « la beauté slave » avec des mannequins qui parait-il, en sont représentatifs. De la même façon, j'ai été beaucoup photographié en uniforme, le dragunov dans les mains, pour les besoins de la propagande de l'armée : on titrait ces affiches « Ulfasso Levine Chevsky, colonel à 23 ans, a abattu tant d'ennemis en Afghanistan ». Je servais de vitrine à l'armée, pour qui je représentais, apparemment, le soldat soviétique dans toute sa splendeur. On me filmait pendant l'entrainement à la caserne, et on m'ordonnait de sortir toujours les mêmes réponses stéréotypées quand les médias m'interrogeait : pendant mes loisirs, je faisais du sambo, qui est la méthode de combat au corps à corps des troupes d'élite russes, je soutenais l'équipe de foot nationale, j'adorais la mère patrie, qui était bien sûr le paradis sur terre, je méprisais « l'Occident corrompu », je n'écoutais que de la musique russe, et évidemment, j'encourageais les jeunes à s'engager pour « devenir de vrais hommes en servant leur pays », car l'armée, c'est génial. Je devais donner une image excellente ; ne pas fumer, ne pas boire autre chose que de la vodka ou du champanskoye soviétique, ne pas m'afficher au bras de nanas autres que celles choisies par les ministres de la propagande, qui étaient des militaires à belle gueule, etc. Dans le cadre de l'utilisation de l'image « de la grande Russie de l'âge d'or », on m'a carrément peint en uniforme des opritchniki, l'armée d'élite du tsar pendant la période où la Russie dominait la région, me demandant même de poser avec un sabre japonais pour faire plus classe, ce qui je dois le dire, est assez surprenant : j'imagine que c'était une fantaisie du peintre, un jeune à fond de films de Kurosawa, qui savait que j'étais né au Japon et voulait en faire un rappel sans avoir à préciser que mon père était japonais. Bref, on a fait de moi un mythe vivant pour les besoins de la propagande. Parmi les nouvelles recrues dans l'armée, beaucoup aspiraient à servir sous mes ordres, et c'est comme ça que je me retrouvais devant Erik – de son vrai nom Alexei Avdiouchko – lors du premier jour d'instruction.
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