Le Noël russe
— Tu es prête ? me pressa Lev en passant la tête dans la salle de bain. La soirée commence dans moins d’une demi-heure, et il faut encore trouver une place pour se garer.
Je me hâtai de peaufiner ma coiffure. Il ne fallait pas faire attendre Boris.
Pour Noël, Lev m’emmenait au Kalinka, le fameux resto russe où il m’avait assommé avec ses comptes. Ils organisaient une soirée spéciale, avec des danseurs et des musiciens venus expressément de Moscou. Je m’attendais à passer une soirée avec des cosaques en uniforme jetant des sabres, au levé de jambes défiant les lois de la tonicité abdominale : ce n’était pas trop mon truc, mais j’étais prête à faire ça pour Lev, qui n’envisageait pas une soirée de fin d’année sans blinis à la crème, caviar et bortsch.
Je crus faire une overdose de rouge en entrant dans le restaurant : du mur aux tentures, des nappes aux rideaux, des lampions aux candélabres de verre, tout était rouge. À notre arrivée, le patron se précipita dans les bras de Lev, pressant son gros ventre contre lui.
— Mes amis ! s’écria-t-il avec un fort accent, que je soupçonnai feint. Bienvenue, bienvenue ! Je vous ai réservé la table impériale.
Je fronçais les sourcils, cette dénomination faisant plus restaurant vietnamien que russe. Mais Lev avait l’air de la trouver à son goût.
— Merci, Boris, fit Lev en octroyant à son « ami » sourire large et accolade virile.
Le dénommé Boris – sûrement un pseudonyme - nous conduisit à une table ronde – nappée de rouge elle aussi – sur laquelle était posé tout un assortiment de verres en cristal, de brillants swarovski et de couverts et autres assiettes dorées. Habituée à l’austère minimalisme scandinave et luthérien, j’étais stupéfaite par une telle débauche de kitsch.
Lev tira une chaise pour moi, devançant le maître d’hôtel.
— Je t’en prie, m’invita-t-il comme si j’étais une princesse dans quelque conte de fées.
Je lui jetai un regard reconnaissant, ce à quoi il répondit par l’un de ces sourires ravageurs dont il avait le secret. Dès qu’il fut assis, un sommelier arriva, une main derrière le dos et une autre drapée d’un chiffon immaculé. C’était un jeune gars aux yeux pâles et aux joues hâves, plutôt beau gosse, dont le corps tonique et musclé évoquait celui d’un danseur de ballet russe.
— Bonsoir, Artyom, le salua Lev sans le regarder, les yeux sur la carte. Qu’est-ce que tu nous conseilles ?
— Le champagne, bien-sûr. Mais j’ai fait entrer une bouteille de Bara no Niwa rien que pour toi.
Lev releva soudain les paupières, lui jetant un regard plus aiguisé qu’une lame. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, mais je le remarquai, tout comme la raideur soudaine qui avait saisi le malheureux sommelier.
— Tu m’en vois ravi, sourit Lev, passé de glacial à mielleux. Garde-la pour tout à l’heure. En attendant, mets-nous un Dom Pérignon plénitude, 99.
— Tout de suite, Liotva.
Ce petit regard incisif, de nouveau. Lev n’appréciait pas la familiarité que lui montrait cet Artyom. Pourtant, avec Boris…
C’est parce que c’est le patron, et Artyom, un simple employé, compris-je, stupéfaite.
Un peu refroidie, je parcourus la salle des yeux.
Les orthodoxes fêtant Noël plus tard, le thème de la soirée était assez peu religieux : des tableaux bizarres et licencieux ornaient les murs, ainsi qu’une profusion de sculptures de bronze plus érotiques qu’anatomiques. L’une d’elle, représentant un couple en train de faire l’amour – la femme dans les bras de l’homme, la tête renversée en arrière dans une posture acrobatique – m’interpella tout particulièrement.
— Regarde, Lev !
— Mhm ?
Lev regarda dans la direction que je lui montrais. Puis il sourit.
— Oh, ça, fit-il avec indulgence. Boris a des goûts assez excentriques… Ça te choque ?
— Eh bien… Je trouve que cela ne fait pas trop Noël. La musique, aussi...
— Ma chérie ! s’exclama Lev d’un ton dramatique. Sais-tu qu’au Japon, Noël est la fête des amoureux ? Dis-toi qu’ici, c’est pareil. En plus, Boris est musulman : son vrai nom est Asilbek. Il est d’origine ouzbèke. Et puis j’adore Ferouza Jumaniyozova ! Boris l’a mis exprès pour moi. C’est ce qu’on écoutait sur le front, en Tchétchénie. Tu vois, que je suis mélomane !
Si on admettait que cette pop russo-orientale criarde pour tanks d’unités d’assaut soit de la musique, soit... Des tableaux douteux à la disco-slave qui nous bombardait les oreilles, tout s’expliquait. Boris-Asilbek était lui aussi un ancien soldat. Les évocations du passé de Lev sur l’une des zones de guerre les plus brutales de la décennie m’avaient mis mal à l’aise. Lev fit un signe discret au type derrière le bar – Artyom – qui changea la musique et revint avec le Dom Pérignon. Les solos de percussions et autres effets de réverbérations kitsch laissèrent place à la voix chaude et la guitare mélancolique de Mikhail Shufutinsky, dont j’avais étudié les chansons d’amour tragique en cours de russe, au lycée.
— Champagne ? me proposa un Artyom sirupeux, apparu comme par enchantement.
Avec sa main dans le dos, son maintien de danseur classique et sa tunique slave légèrement déboutonnée au col, il remplaçait les cosaques dont l’absence se faisait cruellement sentir.
— Tu n’as pas l’air de t’amuser, Fassa, observa Lev en me regardant derrière sa coupe de champagne. La nourriture ne te plaît pas ?
— Si si, répondis-je, c’est juste que… J’ai l’impression que tout le monde semble te connaître, ici.
— C’est le cas. La communauté russe se serre les coudes, à Hesa. En tant que chef d’entreprise ayant réussi, j’ai souvent dû apporter ma contribution. Tous les Russes de la ville me connaissent, je n’y peux rien !
— Je vois ça…
Le portable de Lev se mit à biper.
— Excuse-moi, fit-il avec un sourire à mon intention.
Il se leva et décrocha.
— Oui ?
Artyom profita de l’intermède pour nous resservir, assisté d’un sbire qui posa d’autorité une assiette dorée pleine de blinis sur la table. Au milieu, aussi noire et brillante que des hématites, trônait une pyramide de caviar pétrossian.
— Pozhaluysta, sydarynia, m’invita-t-il avec un ton à la fois mâle et affecté. Menu de Noël.
Alors qu’on me servait généreusement en caviar, crème et blinis, je jetai un coup d’œil à Lev, qui s’était éloigné de quelques pas, à moitié dissimulé par un rideau rouge. Ses cheveux blancs et lisses, tirés en arrière par une queue de cheval serrée, révélaient son visage – pommettes hautes, yeux émeraude, mâchoire sculptée – que je me laissais aller à contempler. Soudain, ce faciès princier se transforma en un masque aigu et cruel.
— Je vous avais dit de m’acheter ce foutu tableau, l’entendis-je grincer en anglais. Qu’est-ce que ça veut dire, non négociable ? Tout est négociable. Dites à ce type que je lui donnerai la somme qu’il me demandera ! Et s’il refuse...
Stupéfaite, je ne pouvais détacher mes yeux de Lev, dont la rage froide et irradiante faisait baisser la température du restaurant. Avec son uniforme entièrement noir – du pull au jean, en passant par les chaussures – il ressemblait à un tueur à gages dans John Wick.
— Une petite goutte de vodki, pour accompagner le caviar ? proposa Artyom, visiblement soucieux de détourner mon attention.
— Euh… Oui, mais juste une goutte, alors.
Alors qu’il me servait, je surpris le regard éclair qu’il lança à Lev. Ce dernier disparut derrière le rideau rouge, comme le méchant au théâtre. Lorsqu’il réapparut, il était tout sourire, son smartphone soigneusement rangé dans sa poche.
— Tout va comme tu veux, chérie ?
Je le regardai se rasseoir avec un air satisfait. Artyom, très au fait des préférences de son client, en profita pour dégainer la fameuse bouteille de whisky japonais.
— C’était qui ?
Lev, les lèvres trempées dans son verre, me lança un regard qui se voulait chaleureux.
— Personne d’important, chérie. Le business habituel.
Je baissai les yeux sur mon blini, à demi-tartiné.
— Prends-en plus, me proposa Lev en ajoutant une cuillère d’œufs d’esturgeons dans mon assiette. Ce soir, tout est à volonté ! C’est Noël.
Je découpai un morceau et le portai à ma bouche, mollement. En fait, je n’avais plus trop faim.
— Je t’ai entendu mentionner un tableau…
Le regard que me jeta Lev, coupant comme un rasoir, me fit aussi mal que l’aurait fait cet objet. Mais, très vite, le coin de ses yeux félins se plissa.
— Oh, Fassa… et moi qui voulait te faire une surprise !
— Une surprise ?
— Bien sûr. C’est ce que je suis en train de négocier en ce moment.
— Quelle surprise ? me radoucis-je.
Je m’étais encore fait des idées pour rien. Alors que Lev, lui, ne songeait qu’à me faire plaisir !
— Tu verras bien, sourit-il. Tu apprécies mes surprises, n’est-ce pas ?
Je me hâtai d’acquiescer. C’était vrai. Lev cherchait constamment à me faire plaisir.
— Encore faut-il que ce fichu collectionneur accepte de me céder l’œuvre en question, continua Lev en donnant un coup de dent rageur dans son blini. Il joue les difficiles, avec moi, un homme d’affaires ! Mais ne t’inquiète pas. Je remporterai cette négociation.
— Qui est-ce ? m’enquis-je, sentant le rouge me monter aux joues.
C’était sûrement la vodka, mais également l’espoir fou qu’il s’agisse du tableau, celui qui représentait le prince Ulfasso Tchvesky. Je me sentais un peu comme dans le Chardonneret de Donna Tartt, au sein d’un univers romanesque d’œuvres mystérieuses et de marchands d’arts néerlandais.
— Oh, un collectionneur d’art privé basé à Londres. Encore un de ces homosexuels efféminés… Il y en a plein, dans ce milieu.
Artyom apparut à ce moment-là pour déposer de nouveaux plats, l’air pincé. Je devinai qu’il avait tout entendu. Or, d’après son maintien et sa mise soignée, j’étais quasiment sûre que ce jeune serveur était homo.
— Tu ne devrais pas parler comme ça des homosexuels, Lev, tentai-je, un peu refroidie.
Il me jeta un regard innocent.
— Comme quoi ? En quoi homosexuel est-il une insulte ?
— Je ne sais pas, tu l’as dit d’une drôle de façon.
Lev laissa retomber ses grandes mains sur la table avec un soupir théâtral.
— Fassa ! Ne me dis pas que tu fais toi aussi partie de tous ces militants à la sensibilité exacerbée qui nous accablent de procès d’intention !
— Non, mais… La sexualité ne devrait pas servir de mètre-étalon pour juger les gens, Lev.
— Non, c’est sûr, ricana ce dernier en enfournant une cuillerée de caviar. Il n’empêche que tout le monde aimerait être prévenu si son voisin est pédophile !
— Mais ça n’a rien à voir, Lev ! Tu...
L’extinction soudaine des lumières nous empêcha de nous disputer. Le spectacle commençait. Des danseuses en perruque blonde et en petite tenue, aussi fuselées que des avions de chasse, envahirent la scène. Avec Boris-Asilbek aux commandes, les cosaques ne seraient pas au programme.
Lev regarda le spectacle avec un intérêt poli, levant parfois son verre en retour au maître de cérémonie qui le congratulait dans l’ombre. Lorsque survint l’interlude, il badina en évitant tout sujet fâcheux et en me gavant comme une oie. Mais, lorsque la lumière s’éteignit à nouveau, son visage redevint neutre, et je pus apercevoir, aussi réguliers qu’un métronome, les regard furtifs et éperdus que lui lançait Artyom.
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