La colère de Dieu : I
Quelques mois plus tard, Irina était intégrée parmi les hommes comme si elle avait toujours fait partie de la troupe et personne n'aurait jamais osé lever la main sur elle. C'était la protégée d'Ulfasso, tout le monde le savait. Du reste, elle remplit bien sa part de contrat, ramenant plus que le nombre de tête demandées. Elle s'attira le respect de tous, acquérant un statut un peu à part : c'était une sorte de sainte intouchable, de Walkyrie musulmane, seule femme parmi les hommes, qui nous doublait à la course, riait à gorge déployée et chevauchait souvent aux côtés de notre général de qui elle était devenue très proche.
Les soldats que nous rencontrions s'étonnaient de voir une femme parmi les opritchiniki et Ulfasso rétorquait qu'elle y avait mérité sa place, n'hésitant pas à l'envoyer en première ligne pour qu'elle puisse prouver à tous qui elle était. Mais plus ses sentiments pour elle progressaient, plus on pouvait le voir observer le front d'un air préoccupé, avant de se lancer au combat pour la seconder, ce qui fit que bientôt, on les voyaient toujours combattre côte à côte pendant les batailles. En fait, Ulfasso tenait à Irina comme à la prunelle de ses yeux, et s'il ne lui avait pas donné sa parole de la traiter en guerrière, il l'aurait envoyé séance tenante à Nizhniy pour la tenir éloignée des combats. Mais c'était hors de question, évidemment, puisque la princesse n'avait pas le statut de concubine du prince mais d'opritchiniki, et que du reste, elle aurait refusé d'être dans un endroit où celui-ci n'était pas.
Elle n'hésitait pas à tenir tête à ce dernier et le mettre en face de ses contradictions.
« Pourquoi tu te bats ? lui demandait-elle souvent. Y a t-il une raison particulière pour que tu ai décidé de donner ta vie au tsar ? »
Ulfasso ne savait jamais quoi répondre. Irina, elle, s'était battue pour ses frères, son père, sa famille, et même si elle se jetait au combat avec le même fanatisme qu'Ulfasso, elle le faisait pour des raisons bien différentes de ce dernier, qui n'avait en réalité, plus personne à protéger.
Maintenant, elle se battait pour lui, pour lui prouver sa valeur et son courage, se montrer digne de lui. Mais cela, elle ne l'avoua jamais, fière comme elle était. Et lui, de son côté, ne lui dit jamais rien non plus, de sorte que tous les deux étaient les seuls de tout le camp à ignorer les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre. Pour moi, Ulfasso avait enfin acquis un visage humain, et je m'en félicitais, car j'appréciais beaucoup Irina, qui, quelque part, me ressemblait.
Cependant, un jour que nous nous trouvions en cantonnement dans le Caucase, alors théâtre de nombreuses incursions tchétchènes, Irvine vint me trouver, stoppant son fringuant coursier arabe juste sous mon nez.
— Ulfasso pense que les Tchétchènes sont à moins d'un jour d'ici, dit-il de sa voix claire au débit rapide. Mais étant donné que nous nous apprêtons à remonter vers le nord où d'autres menaces ont été signalées, nous ne pouvons nous permettre de perdre du temps sur cette portion de frontière sur la base d'une simple supposition. Prends donc la Kazakhe avec toi, le blond, et va vérifier si c'est vrai. Et tâche de te montrer digne de la confiance que notre général t'a accordée, pour une fois !
Ayant dit cela, il me jeta un dernier regard méprisant et partit au grand galop.
J'étais surpris qu'Irvine, qui me haïssait pour une raison que j'ignorais et était le seul qui semblait ne pas apprécier Irina, nous demande à tous deux d'accomplir une mission aussi importante. Cependant, un ordre était un ordre, surtout venant de la part de cet officier qui ne me passait rien, et j'allais prévenir Irina pour qu'elle accompagne, comme Irvine l'avait demandé.
J'ignorais alors que je nous jetais tous les deux dans la gueule du loup, et ne pouvais présager le cauchemar que nous allions vivre. En effet, nous éloignant irrémédiablement du camp, que les Russes, ignorants en réalité de notre départ, avaient commencé à lever pour se déplacer vers le Nord, nous tombâmes en plein sur une tribu tchétchène.
Ne pouvant compter sur l'appui de notre unité, nous ne pûmes que lancer nos chevaux dans la direction opposée, priant pour qu'ils soient plus rapides que ceux de nos ennemis et nous permettent de rejoindre nos camarades à temps. Le cheval d'Irina, un magnifique coursier rapide comme le vent ayant appartenu à son frère, poussé par cette cavalière hors pair, les sema aisément, mais ce ne fut pas le cas du mien. Et s'étant aperçue que je n'étais pas derrière elle, cette jeune fille au cœur de lion des steppes fit demi-tour pour venir me secourir, alors que ma monture s'était déjà écroulée, mortellement touchée par une flèche tchétchène.
— J'arrive, Erik ! me hurla-t-elle en fondant sur moi.
Je pus sauter sur la croupe de son cheval. Mais les Tchétchènes étaient déjà sur nous, et le cheval d'Irina se trouvait à présent ralenti par cet ajout de poids. Lorsqu'elle comprit qu'on ne pourrait leur échapper, la princesse sauta à bas de sa monture. Elle m'entraina à sa suite, laissant cette dernière filer droit vers l'endroit où se trouvait notre camp. Ce sacrifice intelligent et pensé de sang-froid, digne de cette fille et petite fille de guerriers cosaques, présentait trois avantages. Non seulement le cheval pouvait, en cherchant à rejoindre le camp, tomber sur nos camarades qui reconnaitraient aisément en lui le coursier d'Irina, mais en plus, il pouvait amener les Tchétchènes lancés à sa suite en plein sur Ulfasso et ses hommes. De plus, Irina aimait trop son cheval pour le sacrifier aveuglément.
Nous nous cachâmes dans une enclave rocheuse, les armes dégainées, espérant que le plan fonctionnerait. Mais le cheval disparut bien vite, semant les Tchétchènes qui, retournant sur leurs pas, ne tardèrent pas à nous trouver. Irina eut beau tenir la place armée de son seul arc léger à la turque, abattant une dizaine d'hommes, nous fûmes bientôt encerclés, et malgré une résistance on ne peut plus qu'héroïque, capturés et ramenés au camp tchétchène comme prisonniers.
Nous fûmes amenés devant le chef de cette horde barbare, ligotés et trainés par les cheveux, et ce dernier, qui haïssait les Russes, nous reconnus immédiatement comme soldats de l'opritchiniya.
— Mais c'est la protégée d'Ulfasso, ricana le capitaine tchétchène en reconnaissant aisément cette dernière, devenue célèbre dans la région. Quant à lui, ça doit être l'un de ses soldats. On dit que votre général ne traite pas avec les preneurs d'otages, aussi cela ne sert à rien de vous garder en vie. Du reste, j'ai envie de voir si les opritchiniki sont si résistants à la torture qu'on le dit !
C'est ainsi que fut décrétée notre mise à mort, et pire encore, au terme de souffrances dont la nouvelle réunit la troupe tchétchène en entier. Complètement fanatisés, persuadés que nos camarades ne tarderaient pas à arriver et voulant montrer à tous comment meurt un opritchiniki, nous ne cillâmes pas, Irina se contentant de serrer ma main avec force lorsqu'on nous amena au centre du camp, avec ces mots :
— Quoi qu'il arrive, jurons-nous de toujours nous soutenir par le regard, Erik. Il renferme une force insoupçonnée. Si nous ignorons ce que ces chiens nous font, nous insufflant mutuellement courage et résolution, alors nous serons à même de faire honneur à notre réputation. Nous devons pouvoir regarder en face Ulfasso quand il nous rejoindra, tout à l'heure.
On nous attacha à deux poteaux différents, les bras tordus vers le haut, et les Tchétchènes se préparèrent à nous torturer. Ils se querellèrent dans leur langue pour savoir par qui commencer, et l'ayant compris, je leur hurlais de commencer par moi. J'avais juré de protéger Irina, envers qui j'avais une dette énorme, et je pensais que s'ils me torturaient d'abord, cela laisserait le temps à Ulfasso d'arriver.
— Très bien, le blond, fit le capitaine tchétchène. On va donc commencer par toi… En s'occupant d'abord du cas de ta camarade sous tes yeux.
Je me débattis en hurlant, ce qui me valut d'être violemment battu par ces sauvages, qui me laissant en sang, se tournèrent vers ma compagne.
J'aurais aimé avoir la force de toujours regarder Irina dans les yeux, mais lorsqu'ils lui clouèrent les mains sur le poteau, je ne pus m'empêcher de les fermer. Chaque coup de marteau arrachait un cri rauque à la Kazakh, et me faisait tressaillir. Lorsqu'enfin je les rouvris, ce fut pour voir Irina les deux bras en arrière, clouée au poteau.
Cependant, même si des larmes avaient perlé au coin de ses yeux, sur son visage ne se lisait pas autre chose que de la rage la plus pure.
— Je vous maudis ! hurla-t-elle à ses bourreaux. Puisse la colère de Dieu s'abattre sur vous !
Ces malédictions n'amenèrent que des rires gras de la part de ces barbares, qui entreprirent de déchirer son caftan au couteau.
— Voyons un peu à quoi ressemble la putain d'Ulfasso, fit le bourreau avec un sourire sadique dévoilant des dents noires. Voyons ce corps qui a fait chavirer le cœur du diable !
— Ne regarde pas, Erik ! me cria-t-elle en russe en se tournant vers moi. Je te délivre de ton serment.
Je hochai la tête désespérément, sentant mes yeux se mouiller de larmes alors que ces sauvages la brutalisaient. Il la violèrent toute la nuit. Plus d'une centaine d'hommes au total, qui déchirèrent son ventre et s'emparèrent dans le sang de sa virginité, qu'elle avait jusqu'ici su garder inviolée. Au petit matin, avant que l'aube ne se lève, Irina était comme morte, couverte de sang.
Le cœur au bord des lèvres, je pensais son calvaire terminé, mais ces brutes n'en avaient pas fini avec elle.
— Cette catin, habituée aux caresses infernales, n'en a pas eu assez, s'excitaient-ils mutuellement. Même une centaine d'hommes ne peuvent pas la satisfaire ! On dit que le membre du prince est d'une taille et d'une dureté diabolique, qu'est ce qu'il faudrait pour faire oublier ça à sa concubine ?
— Ulfasso vous tuera tous, murmura faiblement Irina, le regard absent. De toute façon, vous êtes tous déjà morts. Ce ne sont que des cadavres que je vois devant moi.
Je fermai douloureusement les yeux, comprenant où Irina voulait en venir. En les provoquant, elle espérait qu'ils la tuerait tout de suite.
— Qu'est-ce que murmure cette sorcière ? Elle dit que le membre d'Ulfasso est plus gros que celui de nous tous réunis !
— On va lui faire passer le goût du démon !
Avec horreur, je les vis mettre à rôtir une lance sur le feu.
J'avais entendu parler de ce procédé alors que je faisais mes classes en Suède : il consistait à empaler la victime par le fondement avec un piquet de bois passé au feu. Cette fois, c'était carrément avec une lance en fusion qu'ils comptaient le faire.
Je n'étais pas capable d'endurer la vue de ce supplice. Surtout pas avec cette jeune fille courageuse, qui au fil du temps, était devenue mon amie.
— Quand est-ce que vous allez nous tuer ! hurlai-je en me débattant. Ulfasso et son armée seront bientôt là, et ils vous feront payer ça ! Lorsqu'il nous aura libérés, je me ferais un plaisir de vous étriper, fils de porcs !
J'espérais qu'ainsi, pressés par la menace de l'arrivée d'Ulfasso, ils nous mettraient à mort immédiatement pour décamper plus vite. Malheureusement, ils ne l'entendaient pas de cette oreille.
— Votre prince est bien loin, ricana l'officier tchétchène. Mais on dit que le diable, en entendant le cri de ses suppôts, ne tarde pas à montrer le bout de sa queue. On verra bien s'il entend les hurlements de sa putain. Mais ne t'inquiètes pas, le blond, ton tour viendra bien assez tôt !
Irina tourna son visage vers moi. Son sourire était resté lumineux et pur, même si de sa bouche et de son nez avait séché le sang.
— Nous nous verrons bientôt au paradis d'Allah, Erik, fit-elle en russe. Et lorsque nous rejoindra Ulfasso, nous pourrons l'accueillir fièrement, car il saura que nous sommes morts en braves.
— Irina, sanglotai-je.
Alors que les bourreaux sortaient la lance du feu, Irina tourna sa tête vers le ciel et se mit à prier en arabe. Sa voix montait de plus en haut, vers des hauteurs célestes, alors que son débit s'accélérait. Lorsque la lance la pénétra, déchirant ses entrailles ensanglantées, elle n'était déjà plus là.
— Non ! hurlai-je, me mordant la lèvre jusqu'au sang.
Mon cri fut prolongé par un hurlement glaçant qui me vrilla les tympans. Mais ce n'était pas celui d'Irina, qui gisait au sol écartelée, du sang s'écoulant par flots de sa bouche et de son nez. C'était celui du bourreau, empalé comme un insecte sur le sabre d'Ulfasso, et soulevé à plus d'un mètre du sol. Ce dernier, sur le visage duquel se lisait une froide rage, regardait sa victime se débattre en silence, le regard vide de toute humanité. Alors que j'étais perdu dans l'expression glaçante des yeux de mon général, ne sachant si je devais me réjouir ou pleurer, Chovsky se précipita à mon chevet, et me libéra de mes liens.
— Dépêche-toi, me dit-il d'une voix la fois basse et pressante, va récupérer Irina avant qu'Ulfasso ne tombe dessus.
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