Reddition
Je mis plus d'un mois à me remettre totalement de cette blessure, dont je porte encore aujourd'hui l'odieuse cicatrice. Lorsque je fus guéri, Chovsky, qui n'avait plus d'autre but que retrouver Ulfasso, se remit à sa poursuite, m'ayant demandé au préalable si je voulais encore le suivre.
— Je comprendrais que tu veuilles en rester là, Erik, me dit-il, le regard habité. Mais pour ma part, je dois retrouver Ulfasso et l'arrêter. Je le dois au nom de notre vieille amitié… Cela risque d'être encore pire que les deux entrevues qu'on a déjà eues avec lui, alors réfléchis bien avant de prendre ta décision, car pour ma part, je ne reculerai pas.
— Je te suis, lui répondis-je. Je l'ai promis au tsar...Et puis, je ne peux pas laisser mon capitaine affronter ce monstre seul.
— Alors, allons-y, sourit Chovsky, et nous quittâmes Nizhniy, à nouveau lancés sur les traces d'Ulfasso.
Ce dernier, désormais, semblait se diriger vers l'ouest. Nous eûmes beaucoup de mal à retrouver sa trace, mais un jour, en entrant dans un bar derrière la frontière moldave, vers laquelle Chovsky pensait qu'il passerait, nous entendîmes parler de lui dans une auberge où nous comptions passer la nuit.
— Quel sinistre personnage, disait à son mari l'aubergiste en lavant des chopes de bière. Je t'assure avoir vu l'éclat d'une armure sous son manteau, et des cheveux d'un blanc de cadavre dépassaient de sa capuche ! Enfin, il transportait un drôle de paquet, qui avait forme humaine. Le diable, je te dis ! Il en avait la voix rauque et la sombre apparence.
— Ulfasso , murmura Chovsky en jouant des coudes pour se rapprocher. Pardon, ma bonne dame, mais pouvez-vous m'en dire plus sur ce client qui vous a tant fait peur ?
La femme jeta un regard acariâtre à mon compagnon.
— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle en avisant sa large épée et son caftan noir, sous lequel il portait également son armure.
— Capitaine Anton Zakharine Chovsky, des armées du tsar, annonça-t-il d'une voix qui fit murmurer l'assemblée. Je recherche mon général, le prince Ulfasso Levine Tchevsky, et je pense que votre diable correspond en tout point à sa description. Quand l'avez-vous vu ?
— Il y a à peine deux jours, répondit-elle en attrapant du bout des doigts l'icône autour de son cou. Il m'a demandé la route pour le bourg de Zatchevo.
Chovsky me jeta un rapide regard.
— On le tient ! murmura-t-il à mon adresse. Zatchevo ? Qu'est-ce que c'est ?
Le tenancier de l'auberge, qui se tenait près de sa femme en silence, s'avança alors.
— Là-bas, il y a un vieux château en ruines, dit-il à voix basse. Parait-il que les sorciers y vont pour se livrer à la nécromancie, car c'est situé sur un antique site païen, une nécropole de pierres dressées où les sorciers sacrifient la nuit de Walpurgis. Je serais vous, je me poserais sérieusement des questions quant à votre général, capitaine. Sauf votre respect, bien sûr.
Chovsky serra les dents. Au temps de l'opritchiniya, on coupait des têtes pour moins que ça.
— Ça va, dit-il. Et comment on s'y rend, à ce château de Zatchevo ?
— Si vous continuez sur la route en partant d'ici, vous apercevrez le début des Carpates sur votre droite. Il vous suffit de vous y diriger, vous traversez la forêt, puis passez le premier col, et là, vous verrez Zatchevo. C'est un petit village de moins de deux-cents âmes, avec une église en bois. Il est surmonté par un château en ruines au nord, qui surplombe un lac. Pour y aller, vous traversez le village, contournez le cimetière : il y a un petit chemin derrière. Si vous le prenez, vous tomberez sur le château en moins d'une demi-heure.
Je frémis à cette évocation. Évidemment, Ulfasso avait choisi de se retrancher dans l'endroit le plus sinistre du coin.
Cependant, cela n'avait pas l'air de décourager le pragmatique Chovsky.
— Il nous faut combien de temps pour arriver là-bas ? demanda-t-il, le poing sur la table.
— Je dirais, une bonne demi-journée, à cheval, répondit l'aubergiste.
— Parfait, statua Chovsky avant de se tourner vers moi. Erik, nous allons nous retrouver devant Ulfasso dès demain, alors il nous faut nous reposer. Passons la nuit ici, et aux aurores, nous quittons le camp pour ce bourg de Zatchevo.
L'excitation de revoir son ami se lisait dans sa voix. Chovsky a vraiment le courage de dix lions, pensais-je, l'air sûrement penaud.
— Allons Erik, fit Chovsky d'une voix de stentor, arrête de faire cette tête ! Du cœur au ventre, mon ami ! Demain sera ton jour de gloire, je le sens ! Cette fois-ci, Ulfasso ne nous échappera pas. Il sera forcé de s'expliquer, et je le ramènerais, mort ou vif, en Russie.
Je baissais les yeux sur ma courte épée, la seule que j'étais capable de manier efficacement. Mon jour de gloire...J'avais des pressentiments bien moins optimistes que ceux de Chovsky.
Ce dernier se tourna vers le couple, à qui il jeta une pièce d'or.
— Une chambre, et à manger ! s'écria-t-il face aux aubergistes qui s'échangèrent un rapide regard. Je me sens d'une faim de loup.
Chovsky, tu es véritablement un guerrier digne de ce nom, pensai-je en le regardant. Toi, tu mérites vraiment le nom d'opritchiniki. Ce n'était pas vraiment mon cas, qui était loin d'être au stade de me réjouir de partir affronter le dragon.
Une fois le repas, qu'il avait littéralement dévoré, terminé, Chovsky astiqua sa grande épée dans la chambre. Il ne cessait de me faire part des différentes stratégies de combat qu'il comptait mettre en œuvre si Ulfasso l'attaquait, et me conseillait de bien méditer sur l'escrime de ce dernier.
— J’ignore si tu l’as remarqué, me dit-il, mais Ulfasso a un angle mort. Si tu l'attaques à droite par-derrière, tu as une chance de le toucher. En revanche, ne le laisse jamais venir de face, sinon, c'est fini !
Je savais déjà qu'Ulfasso était gaucher, ce qui précisément, rendait son escrime difficile à contrer. Ça, et sa force démoniaque, pensai-je en soupirant.
Le pire, c'est qu'Ulfasso avait beau attaquer tout le temps, ne laissant jamais de répit à son adversaire, mais en plus, il était également fort en défense. En fait, il n'avait aucun point faible. Chovsky avait beau dire, je ne me sentais pas capable de lui faire ne serait-ce qu'une seule égratignure, même par la droite, et encore moins de pouvoir tenir le rythme en face de lui. Enfin, j'avais Chovsky, me rassurai-je en regardant mon ami. Lui, il connait le style d'Ulfasso par cœur : s'il y a un homme sur terre qui peut combattre contre notre général, c'est bien lui.
Chovsky se mit au lit très tôt, mais pour ma part, je fus incapable de trouver le sommeil. J'avais peur. Je savais qu'Ulfasso avait toujours été redoutable, mais cette fois, c'était encore différent. Il était devenu dément, il tuerait n'importe qui serait assez fou pour contrecarrer ses plans. Chovsky y compris… Regardant le beau visage endormi de ce dernier, je sentis une sourde angoisse m'étreindre le cœur.
Chovsky ouvrit les yeux. Ils étaient si bleus ! Profonds comme la mer, sincères.
Avant que je puisse échapper au piège de ce regard, Chovsky me saisit par la taille et m’étreignit. Il me renversa sous son corps lourd et fort, me maintint sous sa poigne puissante. Puis il saisit ma lèvre, affamé. Le souffle rauque, il m’embrassa avec passion, ses doigts calleux fouillèrent mes cheveux.
— Erik, murmura-t-il en débouclant sa grosse ceinture. Pardonne-moi. Je t’ai toujours désiré. Pour cela, Roman te haïssait. Pour cette envie que tu déclenchais en nous...
Je répondis à cet aveu par un gémissement. J’avais tellement envie de lui ! Je m’en rendais compte, à présent. Ulfasso était un idéal inatteignable qui dépassait l’humain, une enveloppe de cristal dépourvue de substance et de chair, incapable de sentiments, de passions et d’amour. Une statue de marbre condamnée à s’effriter dans l’oubli millénaire du temps. Chovsky, lui, était l’incarnation même de ce besoin charnel que je ressentais. C’était la vie, la chaleur, l’amitié. Sa barbe drue, à chaque frottement, me rendait plus soumis, plus consentant.
Lorsque son membre épais et dur fraya son chemin en moi, malgré la douleur, je me laissais faire. Même, je m’ouvris avec reconnaissance. C’était mon honneur d’homme que j’abandonnais ainsi, que je déposais à ses pieds. Je n’étais pas sans savoir que la sodomie était la vile punition que certains chefs de guerre barbares imposaient aux vaincus. Mais je m’étais soumis à Chovsky il y a longtemps déjà, lorsque j’avais renoncé à ma patrie pour rejoindre les rangs de l’oppritchiniya. J’avais juré mon allégeance à Ulfasso, lui avait cédé mon âme et la pauvre enveloppe qui l’abritait. Mais ce dernier était toujours resté une idole lointaine. Chovsky, lui, était réel.
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