Les berserkers
Je jetai un coup d'œil à mon ami, ne pouvant réprimer un sourire de soulagement devant sa franche et tranquille assurance. Pas du tout impressionné, il se tenait face à Ulfasso, les bras croisés.
Ce dernier, comprenant qu'il allait lui falloir plus qu'une démonstration de force pour convaincre son ancien ami, s'approcha pour se tenir juste en face de Chovsky, sur les épaules duquel il posa ses deux mains avec autorité.
— Anton, lui dit-il en le regardant droit dans les yeux, tu sais très bien, toi aussi, que le règne d'Ivan V touche à sa fin. Il nous a laissé une Russie exsangue, un empire disloqué, que nous avons désespérément essayé de sauver, toi, Roman et moi, à la seule force de nos bras ! Mais cette fois, il faudra plus que des batailles pour faire de la Russie ce qu'elle doit vraiment être. Nous devons expulser Ivan V du trône, Anton, et j'ai besoin de toi.
Chovsky lui jeta un regard dubitatif.
— Et bien sûr, c'est toi, Ulfasso, qui va y monter à sa place ? demanda-t-il en levant un sourcil. Je croyais que tu avais tourné le dos à la Russie ! N'est-ce pas ce que tu m'as dit, tantôt, à Ilniev ?
Ulfasso baissa la tête, dissimulant habilement son sourire malicieux, qui ne m'échappa pas, à moi.
— C'est moi qui suis en tête de liste pour le remplacer, répondit-il comme s'il s'apprêtait à le faire malgré lui, forcé par des circonstances exceptionnelles. Je suis le neveu du tsar, Anton, et il n'a pas d'héritier. Quant à ce que j'ai pu dire à Ilniev... Je me suis emporté, Anton, car j'étais choqué par la mort de Roman. Mais ce dernier pensait comme moi, tu le sais, c'est même lui qui m'en a donné l'idée.
— C'est facile de tout remettre sur le dos des disparus, persifla Chovsky. Évidemment, je sais bien que tu es le neveu du tsar, mais tu ne monteras sur le trône que si ce dernier venait à disparaître, Ulfasso. Je me souviens bien de ce que disait Roman à l'époque, à l'école des officiers, à savoir que tu devrais briguer la couronne. Mais ça ne t'intéressait pas ! Je pense pour ma part que tes intentions sont désormais malveillantes, et que tu as perdu la tête. J'ai eu bien des occasions de m'en rendre compte.
Ravi de son retournement de pensée, je tapai du poing dans ma main.
— Bien dit, Chovsky ! Ne t'en laisse pas conter par ce démon !
Ulfasso comme Chovsky me jetèrent un regard noir.
— Ulfasso n'est pas un démon, Erik, fit ce dernier à mon adresse. C'est juste un homme qui a basculé dans la folie.
Ulfasso le lâcha.
— Donc, si j'ai bien compris, tu ne comptes pas me suivre ? Ni toi, ni le soldat Stormqvist ?
— Non, répondit froidement Chovsky. Nous sommes venus pour t'arrêter, et te ramener, de gré ou de force, jusqu'à Moscou, comme nous l'avons juré au tsar. En te jurant allégeance, Ulfasso, c'est en effet sous les ordres directs de celui-ci que nous nous sommes rangés. Puisqu'il m'a ordonné de te conduire à lui, je me dois de faire sourde oreille à tes ordres.
Ulfasso leva le menton, se dressant de toute sa hauteur.
— Tu peux toujours essayer, ricana-t-il avec mépris. Mais alors, je serais obligé de te tuer !
Chovsky vissa son regard sur lui.
— Jusqu'ici, je n'étais pas résolu à aller jusqu'au bout avec toi, Ulfasso, murmura -t-il à voix basse. Mais maintenant, je le suis. Tu as beau avoir été mon ami, ce que tu as fait est impardonnable. Je laisserais au tsar le droit de statuer sur ton sort, mais je te trainerai devant lui, vivant ou mort.
— Tu n'es pas de taille à m'affronter, Anton, lui répondit Ulfasso d'une voix rauque, les yeux agrandis par la colère. Je te conseille de ne pas t'opposer à moi. Si tu ne veux pas me suivre, déguerpis au plus vite. Je n'ai aucune patience avec les traîtres et les parjures, et maintenant que je sais que tu m'as définitivement tourné le dos, pour moi ta vie ne vaut plus grand-chose !
— Est-ce que la vie de tes camarades a déjà eu du prix pour toi, Ulfasso ? hurla Chovsky en tirant sa large épée. Toi qui as massacré tous tes hommes, avant de profaner leurs cadavres ! C'est toi, le traître ! En garde, Ulfasso !
Ce dernier, une froide expression de colère sur le visage, recula d'un pas.
— Très bien, déclara-t-il d'une voix basse. Tu l'auras voulu, Anton.
Sans quitter ce dernier des yeux, il tendit le bras derrière lui, et son long sabre vint immédiatement se placer dans sa main gauche, comme attiré par un aimant.
La démonstration des pouvoirs supérieurs d'Ulfasso, désormais indiscutables, ne fit pas tressaillir Chovsky d'un cheveu. Un pied devant lui, bien stable sur des jambes, il tenait son yatagan abaissé face à son adversaire, tout en fixant ce dernier du regard. Pour ma part, je souhaitais pour la première fois, de toutes mes forces, avoir vraiment eu ce statut de sorcier que me prêtaient les gens de mon village. Si j'avais vraiment été un renard, comme ils disaient, j'aurais pu aider mon ami à faire face à la magie noire de notre ancien général.
Celui-ci fit quelques pas, le sabre pendant à bout de bras, autour de Chovsky, comme il faisait toujours. Un léger sourire flottait sur ce visage débordant de malice, à l'expression cruelle. Ulfasso savait son escrime bien supérieure à celle de son ami, et il se sentait d'humeur joueuse. Alors que Chovsky restait résolument immobile, inébranlable et solide, Ulfasso leva d'un geste soudain et ferme son sabre à hauteur du visage, la lame pointée vers celui de son adversaire. À présent qu'il avait pris cette garde si caractéristique, une impression de force intense se dégageait de sa haute silhouette, et je savais qu'il n'allait pas tarder à courir sur l'ennemi.
Mais Chovsky, qui connaissait bien son ami, ne lui laissa pas le temps de le faire. Levant son énorme épée au-dessus de sa tête de la seule force de ses bras puissants, il l'abattit sur Ulfasso avant que ce dernier puisse avoir le temps de lui enfoncer sa lame dans le corps. Ulfasso ne put qu'esquiver de justesse, se replaçant à distance respectueuse. Là encore, il remonta sa garde, et attendit. Apparemment, aujourd'hui, il n'avait pas envie de prendre la main.
— Qu'est-ce que tu attends, espèce de traitre ? lui lança-t-il de sa voix basse et moqueuse, prouvant qu'il avait tout de même l'intention de se battre.
Chovsky se jeta sur lui en hurlant, à nouveau. Cette fois Ulfasso dévia, et ils échangèrent quelques coups assez violents, avant qu'Ulfasso ne coince Chovsky contre son sabre.
— Est-ce là tout ce que tu as ? le tança-t-il, le nez sur lui. Tu n'es pas à la hauteur de tes ambitions, Anton !
Et il le repoussa violemment en arrière avant de fondre sur lui, le sabre en avant.
Anton se releva d'un bond et manquant de peu de se faire toucher, il recula sous les assauts désormais brutaux d'Ulfasso. Assistant à ce spectacle sans rien faire, je me rongeais les ongles d'inquiétude, et finalement, n'y tenant plus, je me précipitais et insérais ma mince épée sous celle d'Ulfasso, au moment où il allait l'abattre sur mon ami. Mais cela ne déconcentra absolument pas notre ancien général, dont la seule poussée du sabre sur mon épée me jeta à terre, et Chovsky me lança un rapide regard, quittant un seul instant son adversaire des yeux.
— N'interviens pas, Erik ! me hurla-t-il. C'est entre lui et moi !
Je ne pouvais qu'obéir, alors qu'Ulfasso ricanait.
— Comme c'est touchant. Le soldat doublement parjure qui veut aider son capitaine à abattre leur supérieur !
Ulfasso était loin de la vérité. Ce que je voulais, c'était sauver la vie de mon ami. Je n'avais aucune prétention à abattre ce démon surhumain qu'était mon ancien général.
Alors que Chovsky reprenait du poil de la bête, Ulfasso courut vers un escalier de pierre menant aux murailles, trouvant finalement que le terrain n'était pas à sa convenance. Chovsky le rattrapa, et ils se retrouvèrent tous les deux à échanger des coups féroces sur un mur étroit et branlant, d'où le moindre faux pas pouvait conduire à une chute de plusieurs mètres. Les yeux levés sur la silhouette de mes deux capitaines, je m'aperçus que de l'autre côté du mont, juste derrière cette muraille crevée de nombreux trous, on pouvait apercevoir un immense lac en contrebas, entouré de montagnes. C'était quasiment la même disposition qu'à Kiev : à présent, Ulfasso rejouait le duel qu'il avait eu là-bas avec Irvine, quelques mois plus tôt.
Ulfasso le remarqua également. Sautant bien à l'abri sur un ponton d'où il dominait Chovsky, il lui lança en souriant :
— Tu ne trouves pas que c'est un beau décor pour une tragédie ? Roman aurait sûrement apprécié, s'il était encore parmi nous. Celui qui tuera l'autre s'en sentira probablement coupable tout le restant de son existence, alors j'aimerais ajouter une touche personnelle à la scène, si tu me le permets, Anton.
Ce dernier leva le visage vers lui.
— Je n'aurais aucun problème avec ça, moi ! lui cria-t-il. Je t'ai déjà perdu, c'est là mon seul regret. Tu n'es plus l'ami que j'ai connu, Ulfasso. Rapporter ta tête à Moscou en accomplissant mon devoir me réconfortera bien de ma peine.
Ulfasso plissa les yeux, mais il esquissa néanmoins un sourire. Je voyais bien qu'il ne considérait plus Chovsky comme son ami, lui non plus.
Mais il ne voulait pas perdre une occasion de déstabiliser son adversaire avec sa magie. Il leva la main vers le ciel, et à ma grande horreur, les nuages se rassemblèrent, formant un maelström noir autour du point désigné par la main tendue d'Ulfasso. Les éclairs ne tardèrent pas à zébrer le ciel, alors que de véritables typhons se levaient dans les alentours, dévastant les champs et déchainant l'eau en contrebas. À la vue de l'immense lac qui se siphonnait comme une énorme marmite, et dont l'eau était tirée vers le ciel par une force invisible, Chovsky eut un hoquet de stupeur. Cette fois, il ne pouvait plus nier que c'était bien Ulfasso qui avait fait disparaître le monastère d'Ilniev jusqu'à la dernière brique, et s'écrouler la tour de garde du château de Kiev, s'il n'y croyait toujours pas.
— Est-ce toi qui provoques ces cataclysmes, Ulfasso ? lui lança-t-il. Mais par quel maléfice, nom d'un chien ?
Ulfasso ricana.
— Je te l'avais dit, que j'étais l'élu, celui choisi entre tous pour redresser ce monde pourri. Souviens-toi comment les anges de Dieu ont expurgé Sodome et Gomorrhe ! Prosterne-toi devant moi, supplie pour mon pardon, et peut-être que tu auras la vie sauve, Anton !
Mais Chovsky n'était pas impressionnable.
— J'ignore quel savoir maudit t'as donné la capacité de provoquer de tels phénomènes, dit-il en fronçant les sourcils, mais même cela ne te fera pas reconnaître comme dieu à mes yeux, Ulfasso. Je te connais depuis des années, et tu n'étais pas comme ça avant, Dieu merci !
— J'ai toujours eu ce pouvoir, grinça Ulfasso en réponse. Simplement, je l'ignorais moi-même. J’ai en moi une mémoire atavique et antédiluvienne, qui ne demande qu’à se réveiller… Ce n'est pas d'obscures recettes de sorcellerie, même celles qui étaient cachées au monastère d'Ilniev, qui pourront te permettre de faire la même chose, Anton. Moi seul le peut, car je suis d'essence divine, né du feu et de l’ether !
À ce moment là, la foudre s'abattit sur le donjon du château, seul bâtiment encore debout, et ce dernier s'écroula comme s'il était fait de papier, semblant prouver les dires d'Ulfasso. Je me signais. Moi, j'avais toujours su que l'existence d'Ulfasso dépassait l'entendement humain, depuis la première fois que j'avais posé mes yeux dans les siens. Seulement, je le pensais être une émanation bénéfique de Dieu, et non un sbire malveillant de Satan.
Ulfasso mit à profit la confusion d'Anton en lui sautant dessus, sabre au clair. Il l'atteignit à l'épaule, lui portant la première d'une longue série de coupes rageuses. Chovsky grimaça de douleur, alors qu'Ulfasso le maintenait cloué contre le mur, debout devant lui.
— Demande mon pardon, Anton, murmura t-il, et assure-moi de ton soutien. Si tu le fais, je te laisse la vie sauve !
— Jamais ! lui hurla mon courageux capitaine. Va au diable, Ulfasso !
Ce dernier dégagea sa prise en grondant, et d'un seul geste, il envoya Chovsky à bas de la muraille, côté cour du château. Je me précipitai sur lui, alors qu'Ulfasso, debout sur le mur dans toute sa splendeur démoniaque, dardait sur nous un regard vert de cruauté.
Mais Chovsky me repoussa, se releva, et courut au combat, rejoignant son adversaire sur les hauteurs. Sur le visage de celui-ci s'affichait un sourire de victorieux triomphe, ravi qu'il était de voir Chovsky le rejoindre obstinément.
Blessé et hors de lui, Chovsky était à présent entré dans cet état que les vikings appelaient « berserk », cette transe proche de la folie qui décuple les forces et empêche de sentir la douleur. Petit à petit, il reprenait le dessus sur Ulfasso, et je me surpris à espérer. Finalement, il accula le démon sur un ponton isolé, qui s'enfonça lentement, par à coups, sous le poids d'Ulfasso. Ce dernier restait immobile, le visage baissé et les coins de sa bouche au pli malicieux relevés, alors que le mur sur lequel il se trouvait descendait d'un étage. Son rictus maudit fut bientôt dérobé à notre vue, et Chovsky crut pouvoir souffler. Mais à peine une seconde plus tard, Ulfasso émergea dans une pluie de brique, et les coups furieux de son long sabre qui fendait l'air déchirèrent la muraille même, et celle-ci s'abima par tronçons entiers dans les profondeurs du lac. Devant une si violente apparition, Chovsky reculait, prit au dépourvu. Sur la portion de muraille épargnée, il se battit comme un lion, et finit par se précipiter sur Ulfasso, sabre en l'air, les forces décuplées par le fait de se savoir acculé.
L'instant d'après, il se retrouvait empalé en plein ventre sur la lame de son ami. Je hurlai, et Ulfasso, qui était resté ainsi pendant quelques secondes, tira son sabre en arrière et recula, semblant soudain réaliser l'atrocité qu'il avait commise. Cet instant de flottement lui fit oublier ma présence, et ramassant le corps de sa mère, il sauta sur son cheval, partant au grand galop dans un fracas de sabots.
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