Doutes
J'allais immédiatement le retrouver. Ne le trouvant pas à son bureau car il était encore trop tôt, j'allais jusqu'à chez lui. J'ouvris avec ma clé, pour trouver une maison silencieuse et éteinte. Jetant un coup d'œil à ma montre, je réalisais qu'il était six heures du matin.
Je me rendis dans la chambre, après avoir posé mon manteau dans le salon. Lev était dans son lit, et il dormait paisiblement. Après avoir contemplé un instant par la grande baie vitrée la nature qui peu à peu s'éveillait, baignée du soleil qui venait tout juste de se lever, j'inspirais un grand coup et me tournais vers la silhouette de mon fiancé endormi.
Ulfasso Levine Tchevsky, pensai-je en le regardant. Voilà donc, d'après Erik, ton nom russe... Né quelque part au Japon, tu as été général du corps d'armée le plus impitoyable que la Russie a connu, sous Ivan V, et tu as massacré avec fanatisme un grand nombre de gens, avant de devenir fou pour une raison obscure et de t'en prendre à tes propres hommes, allant jusqu'à tuer ton meilleur ami et à déterrer ta mère pour qui tu entretenais une passion morbide... Tu es allé en Europe où tu t'es plongé dans la sorcellerie juive et as percé les arcanes de l'immortalité, puis tu es revenu en Russie, où tu as commis de nombreuses autres exactions, avant de te rendre en Scandinavie. Tu as même incendié le village natal de ce pauvre Erik, que tu as torturé, séquestré et qui par ta faute, a été contaminé par la malédiction qui semble t'atteindre. Tu as enlevé une jeune princesse suédoise innocente, que tu as cruellement violée avant de la tuer d'une manière horrible, tu as assassiné le tsar pour prendre sa place, tu as exercé un pouvoir despotique en faisant régner la terreur, tu as encore torturé, massacré, tyrannisé, des centaines de gens.... Finalement, te lançant au combat une fois de trop, tu as été rattrapé par ceux qui voulaient ta mort et cloué sur une croix, brûlé, mis en terre sous une chape de jade et laissé là en Mongolie Intérieure… Mais tu as réussi à en réchapper par une quelconque magie, et tu es ici maintenant, devant moi, te faisant appeler Lev Haakonen et dormant paisiblement. Et je vais t'épouser dans moins de trois semaines.
Pendant tout le trajet, je m'étais répété comme un leitmotiv que cette histoire aussi épouvantable que surnaturelle était impossible, et qu'Erik était quelqu'un de totalement psychotique, qui vivait dans un monde imaginaire. Mais depuis le début, j'avais l'intuition que Lev n'était pas ce qu'il prétendait être. Depuis le commencement, je savais qu'il était différent des autres, et maintenant que je l'avais sous les yeux, cela me paraissait l'évidence même.
Je m'assis sur le lit, et passais ma main sur sa joue. Beau comme le diable, pensai-je, oui, c'est ça, le diable... De ce dernier, il avait bien toutes les caractéristiques. Et j'étais tombée entre ses griffes.
Lev ouvrit les yeux, les posant paisiblement sur les miens.
— Fassa ? Qu'est-ce que tu fais là ? Un problème ? C'est Erik ? s’enquit-il avec une vague inquiétude dans la voix.
— Non... J'avais envie de te voir, c'est tout. Erik s'excuse, il ne sait pas ce qui lui a pris. Il y a deux ans, il a été agressé par une bande où se trouvait un type qui te ressemblait, avait un nom à sonorité russe, et en rentrant hier, un peu bourré, il t'a confondu avec lui, mentis-je, ayant répété mon texte avant de venir.
Lev soupira, se passant les deux mains sur le visage.
— Terrible.
Je jetais un coup d'œil à son bas-ventre, dévoilé par la couverture et sur lequel se dessinait nettement la cicatrice de la blessure qu'Erik disait lui avoir infligée avec le yatagan d'Anton Chovsky. Je passais un doigt dessus : à voir la taille de l'entaille, cela me paraissait évident qu'elle n'avait pas été causée par un bistouri.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Lev en regardant ce que je faisais.
— Je me disais que ton médecin était vraiment un boucher, murmurais-je. A-t-on besoin de faire une telle entaille pour opérer d'une appendicite ?
— Bah, c'est le médecin de l'armée, faut pas trop lui en demander.
— Sûrement, répondis-je sans rire à sa boutade.
Après un bref silence, Lev me demanda :
— Quelle heure il est ?
— Il est six heures et demie.
Lev se leva, enroula le drap autour de ses hanches et se dirigea vers la cuisine. Je le suivis.
— Tu veux un café ? me proposa-t-il en lançant la machine.
— Ça va, merci.
J'avais du mal à boire le café de Lev, car il mettait toujours trop de marc dedans. Quand on sera mariés, pensai-je, c'est moi qui le préparerai.
Mais est-ce que j'allais vraiment l'épouser ? Je n'en étais plus très sûre. Si je prenais au sérieux l'histoire d'Erik, alors mon futur mari n'était rien d'autre que l'antéchrist. L’un des rejetons des anges déchus… En tout cas, quoi qu'il en soit, cette histoire affreuse m'avait donné une image épouvantable de mon fiancé, et je savais que j'aurais du mal, à présent, à ne pas lui associer ce personnage sinistre et diabolique qu'Erik appelait Ulfasso. Un peu confuse, je reculais vers la table où je m'assis, et Lev le remarqua.
— Ça ne va pas ? demanda-t-il d'une voix concernée. Tu n'as pas l'air bien, ma chérie.
Je relevais un œil concerné vers lui. Pour qu'il m'appelle ainsi, surtout à cette heure-là, alors il devait vraiment se faire du mouron.
— Non, c'est rien. Ne t’inquiète pas. C'est juste que j'ai passé la nuit à discuter avec Erik, ce qui fait que je n'ai pas dormi depuis la vieille.
Lev se retourna, et il posa sa tasse sur la table devant moi.
— Est-ce qu'il t'a dit quelque chose ? fit-il d'une voix étonnement froide, avant d'ajouter :
— Sur moi ?
Que répondre ? N'était-ce pas le moment de lui dire la vérité, et de lui faire part de ce qu'Erik m'avait raconté ?
Cette histoire terrible, que j'avais écoutée toute la nuit et dans une période où je me sentais faible physiquement, devait avoir eu une influence énorme sur ma pensée. Peut-être que si j'en parlais à Lev, il me rassurerait en me disant que tout ça n'était qu'une fable, que les signes m'y faisant croire n'étaient que des coïncidences. Peut-être même qu'il éclairerait certaines zones d'ombres en rétablissant la logique dans mon monde.
Mais si Erik avait dit vrai... Et si, sur cette terre, il existait une réalité parallèle à celle que nous croyions connaître par notre éducation, la télévision qui nous donne l'impression de tout voir du monde, et si des histoires comme celle d'Erik pouvaient réellement avoir eu lieu, hier et aujourd'hui, alors Lev, qui était censé s'appeler Ulfasso et être un psychopathe sanguinaire et sataniste, féru de magie noire, me tuerait sur le champ. Et s'il ne le faisait pas, il tuerait Erik.
Dans tous les cas, il valait mieux ne rien lui dire. Du reste, j'avais besoin de réfléchir, à tête reposée.
— Il m'a juste avoué des trucs personnels sur sa vie, sur son enfance, ses relations avec les autres. C'est un garçon assez tourmenté, tu sais. Je m'en suis rendu compte cette nuit.
Lev s'assit en face de moi.
— Oui, ça se voit, dit-il d'une voix douce. Je crois qu'il a un lourd passé.
La fatigue jouait sur mes nerfs. Entendre Lev se dédouaner entièrement en plaignant les autres, surtout Erik, comme si lui n'avait rien à voir avec ça, me parut assez insupportable. S’il y avait une chose dont j’étais sûre, c’est qu’ils se connaissaient.
— Et toi, tu n'en as pas, peut-être, un lourd passé ? ironisai-je, le regard sombre.
Je regrettai tout de suite mes paroles. D'abord choqué, Lev me regarda pendant dix bonnes secondes avant de baisser les yeux et d'afficher un sourire à sa sauce.
— Je suppose que tout le monde en a un, avoua-t-il. Je m'excuse, c'était présomptueux de ma part d'émettre un jugement sur ton ami.
Comme l'avait dit Erik cette nuit, Lev avait toujours les mots justes. D'ailleurs, rien que la façon dont il l'avait décrit, du moins dans ses moments de lucidité, prouvait qu'il le connaissait bien.
Lev avala son café en me regardant, puis il se leva.
— Va dormir, Fassa. Je crois que tu en as grand besoin.
Il avait raison. Mais était-ce vraiment prudent de rester dormir ici alors que je venais de lui donner toutes les raisons de me soupçonner ?
— Et toi, lui demandai-je, tu vas faire quoi ?
— Je vais m'habiller, et je vais aller courir. Comme toi, j'ai besoin de m'éclaircir un peu les idées.
Il me jeta un rapide regard, et ajouta :
— Du reste, c'est ce que je fais tous les matins.
Je me réveillais à midi, au terme d'un lourd sommeil sans rêves. Je m'éveillais dans le lit de Lev où je m'étais couchée, en pleine forme et surtout, toujours en vie : l’ex-tyran de Moscou ne m’avait pas égorgée pendant la nuit.
Maintenant que le soleil était bien haut dans le ciel, et qu'il avait chassé les cauchemars de la veille, je me sentis ridicule d'avoir pris trop au sérieux l'histoire abracadabrante d'Erik. Il était indubitable que ce dernier avait déjà rencontré Lev dans des circonstances qui étaient sûrement fâcheuses, et que ces deux-là me cachaient des choses. Mais comment croire une histoire pareille ? Je savais également qu'Erik, comme moi, avait une imagination fertile, et qu'il avait été biberonné aux films d'horreurs, aux RPGs et à la littérature fantastique. En tout cas, pensais-je, il a vrai don pour raconter des récits épiques. Je devrais l'encourager à publier. Mais pas avec une histoire qui centrait un personnage s'inspirant de Lev comme principal antagoniste, car ce dernier, au lieu de venir le slasher au sabre ou d'invoquer les éléments pour faire s'abattre l'apocalypse, l'attaquerait immédiatement en justice pour diffamation.
Sur ces pensées positives, je me levais pour me mettre à la recherche de Lev qui avait échappé de peu au rôle de dragon officiel. Et effectivement, au lieu d'être en train de s'entrainer torse nu à empaler des oiseaux, il regardait tranquillement la télé. Même pas un snuff-movie, non, mais une bête comédie russe.
— Mon pauvre chéri, fis-je en lui entourant le cou de mes bras. Je n'ai pas été très gentille avec toi, tout à l'heure, je crois.
Bien entendu, Lev n'avait aucun moyen de savoir que je l'avais soupçonné d'être un maniaque assoiffé de sang. Il avait seulement dû penser que j'étais plus froide que d'habitude, mais il parut étrangement rassuré par mon comportement.
— Je m'inquiétais, dit-il en passant la main sur mon avant-bras. Je pensais que le troll t’avait retourné le cerveau.
— Arrête, dis-je en lui tapant gentiment l'épaule. Ce n'est pas gentil pour Erik.
— C'est vrai. Mais ce n'est pas gentil pour moi non plus.
— Fais-moi une place.
Lev me regarda me blottir près de lui.
— Bon, alors je dois interpréter ça comme le signe montrant que tu es toujours d'accord pour qu'on se marie ?
Comment Lev avait-il deviné que j'avais songé à rompre nos fiançailles ? Encore plus fin que je ne le croyais, pensais-je en lui jetant un coup d'œil à la dérobée.
— Évidemment ! Je n'ai pas pensé un seul instant le contraire, mentis-je.
— Tant mieux, fit-il en me serrant contre lui. Sinon, là je risque de devenir vraiment méchant.
Je ris légèrement, avant de poser ma tête sur son épaule, me demandant comment Lev parvenait à être autant en écho avec mes pensées.
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