Une nouvelle ère

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Sur cette conclusion, Lev soupira, baissant la tête sur sa tasse, vide depuis longtemps.

Le pauvre, pensai-je, émue.

Cette version de l'histoire me paraissait correspondre bien plus à l'homme que je connaissais que celle d'Erik, et surtout, elle était bien plus réaliste. Évidemment, Erik avait bien connu Lev, ce qui expliquait qu'il ait pu le décrire avec autant d'exactitude. Mais mon mari n'était ni un maniaque sanguinaire ni un héros épique : c'était juste un pauvre Russe avec un physique plutôt exceptionnel, et un peu plus intelligent que les autres. Pas de quoi faire de lui l'antéchrist, ou lui donner des capacités surhumaines pouvant mettre en danger le monde entier.

Lev devant probablement attendre une réaction de ma part, je posai affectueusement ma main sur sa joue.

— C'est vrai que tu as un peu une tête de tueur, parfois, lui dis-je, et un comportement légèrement rigide sur les bords. Mais je sais que tu es gentil, et que tu m'adores. Et moi aussi je t'aime, Ulfasso.

Il releva ses yeux émeraude sur moi.

Qu'il est beau, pensai-je pour la millième fois. Ce n’était guère étonnant qu'il soit devenu l'égérie de la propagande soviétique des années 80... D'ailleurs, j'aurais bien aimé jeter un œil sur ces affiches.

— C'est la première fois que tu me le dis, murmura-t-il d'une voix vibrante, serrant ma main dans la sienne.

— Je voulais garder ça pour une occasion spéciale, répondis-je en souriant. Mais tu le savais.

— Oui, répondit-il dans un murmure.

Je me penchai pour l'embrasser, puis me séparais de lui en le sentant devenir chaud. Ce n’était pas le moment, j'avais encore plein de questions à lui poser.

— Je te remercie de m'avoir ouvert ton cœur, raconté des trucs aussi douloureux, sensibles et personnels, lui dis-je en lui tenant les mains. C'est la première fois que je t'entends discourir aussi longtemps, ça n'a pas dû être évident pour toi. Mais j'ai encore quelques trucs à vérifier, si tu me le permets... Ulfasso.

Lev se mordit la lèvre.

— Vas-y, dit-il, je t'écoute.

— Si j'ai bien compris, ton père est Japonais ? Je ne m'en serais jamais douté..., remarquais-je en observant le visage de Lev, qui certes avait des cheveux très raides, des yeux de chat siamois et des traits délicats, mais ne correspondait pas du tout, avec ses cheveux platine, ses iris verts, sa peau diaphane et sa taille géante, à l'image que je me faisais d'un type ayant une moitié de sang asiatique. Est-ce qu'il est toujours vivant ? Tu as des contacts avec lui ?

Lev se gratta l'oreille, cette petite oreille d'elfe et légèrement décollée qui me faisait tant craquer.

— Non, répondit-il en regardant de côté. J'ignore s'il est encore en vie, mais tu vois, c'est le cadet de mes soucis.

— Tu veux dire que tu n'as plus eu de nouvelles depuis son départ ? insistai-je. Aucune ?

— Absolument aucune, fit Lev en fronçant légèrement les sourcils. Je ne sais même pas où il habite. Il doit être mort, vu tout ce qu’il buvait.

— Et ton frère ? demandai-je, me rappelant soudain qu'Erik en avait mentionné un dans son histoire. Qu'est-ce qu'il fait, lui ?

— J'en sais rien, murmura sombrement Lev. Pas de nouvelles... Bonnes nouvelles.

J'ouvris des yeux ronds.

— Quoi ? Tu ne veux pas revoir ton frère ? Quel âge a-t-il ?

Lev croisa les bras autour de ses genoux. Apparemment, la conversation le mettait mal à l'aise.

— Il doit avoir mon âge, je suppose, grinça-t-il. Trente-huit ans... Bien qu'il soit né une minute après moi, c'est mon frère jumeau.

Je sautai en l'air face à cette révélation.

— Quoi ! Ton frère jumeau ! m'exclamai-je, ne pouvant croire qu'il existât un deuxième exemplaire de mon mari sur cette terre. Tu as un jumeau !

Faux jumeau, corrigea Lev. En plus, on ne se ressemble pas du tout.

— Alors tu l'as revu ? demandais-je, de plus en plus excitée. Comment il est ?

— Je ne l'ai pas revu, non, répondit Lev. Mais quand on était petits, personne ne nous confondait. On ne nous habillait même pas pareils, c'est pour dire.

Je souris à cette évocation.

— Mais ça devait être mignon. Je ne sais pas pourquoi, mais j'imagine ton frère très brun. J'ai raison ?

Lev me jeta un regard assassin.

— Moi aussi, j'étais brun, gamin, me rappela-t-il. Mes cheveux n'ont commencé à devenir gris qu'après, vers l'âge de dix ou douze ans. Et puis, lui et moi, on n’était pas du tout mignons. On se battait tout le temps.

— Comme tous les jumeaux, observai-je. Comment s'appelle-t-il ?

— J'ai oublié, répondit Lev sur un ton rapide. Waltari, ou Vlad, un truc comme ça. On ne l’appelait que par son surnom, Slava. La seule chose dont je me rappelle avec certitude, c'est qu'il était un peu demeuré, et méchant comme une teigne. Pour s’en débarrasser, mon père l’a envoyé dans un monastère orthodoxe à Sakhaline.

— Slava, murmurai-je. Slava et Ulfasso, ça sonnait plutôt bien. Ça allait ensemble, en tout cas.

Lev me regarda.

— Bon, t'as fini avec mon frère ? fit-il en levant un sourcil. J'ai envie d'aller dormir, moi.

M'attrapant le bras, il m'attira à lui. J'y restai deux secondes, puis me redressai.

— Et le reste de ta famille ? lui demandai-je.

— Mais j'en sais rien ! gémit Lev. Je ne sais pas où ils sont, combien ils sont, et je n'ai aucune envie de les rencontrer.

— Comment peux-tu être aussi insensible ? Je n’arrive pas à croire que la perspective d'avoir une famille te laisse de glace, Lev !

— Ma famille, c'est toi, répondit-il, et c'est tout.

Il me saisit à nouveau, me tirant par dessous les bras pour me coller sur lui. Lorsque ses dents attrapèrent ma lèvre, et que je sentis ses mains passer sous mon t-shirt pour me pétrir les seins, je me rappelai du viol de la princesse suédoise raconté par Erik. Non pas que Lev soit en train d'essayer de me violer, quoiqu'il se montrât particulièrement insistant, mais la façon un peu pressante qu'il avait ce soir pour exprimer son désir, même si cela m’émoustillait d'habitude, me faisait penser à cette horrible histoire. Je me dégageai, devant pour cela lutter un peu avec lui.

— Ok, dit-il en lâchant mes mains. T'as envie de jouer ? Je ne suis pas contre.

Je m'étais découvert un goût pour les jeux de mains, en me refusant de temps en temps, mais ça ne durait jamais longtemps. À part les moments où j'étais fâchée contre lui, je désirais tout le temps mon mari.

— Revenons à notre histoire, repris-je en me calant bien en face de lui, les pieds de part et d'autre de ses hanches. J'ai encore besoin de quelques petits éclaircissements.

— Oh, non, soupira-t-il en portant la main à son front. J'en ai assez de parler de tout ça !

Je le fixai, me préparant à ce que j'allais lui sortir.

— Donc, tu n'as violé personne ? lui demandai-je, décidée à énumérer toutes les accusations d'Erik dans leur ordre d'horreur.

— Non ! s'exclama Lev avec force. Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Je ne suis pas violent à la base, Fassa. Surtout pas avec le sexe opposé.

— Tu n'as pas fait de magie noire, ni déterré le corps de ta mère ?

Lev se renfrogna.

— Je te l'ai dit Fassa, je ne suis pas un psychopathe, dit-il d'une voix sombre.

— Tu n'as pas assassiné ton meilleur ami Chovsky, alors qu'il tentait de te ramener à la raison ?

— Anton a été tué par le FSB, murmura-t-il en me jetant un regard glaçant. Il était comme mon frère. Ne me redis jamais une chose pareille.

Je le sentais de plus en plus en colère, alors je le laissais se calmer avant de reprendre :

— Tu n'as pas fait brûler sur place publique ton grand-oncle, ni torturé Erik pendant une semaine, et même à chaque fois que tu le voyais ?

— Mais non, voyons ! tonna-t-il. Qu'est-ce que c'est que ces histoires ?

Sans lui répondre, j'ajoutais rapidement :

— Tu n'as jamais été fou d'amour pour une certaine Irina, qui est morte après avoir été horriblement torturée par les Tchétchènes, et tu n'as pas massacré tout le monde après pour la venger ?

Lev plissa les yeux.

— Attention Fassa, dit-il d'une voix froide comme la glace, tu vas trop loin. J'en ai plus qu'assez d'entendre toutes ses accusations horribles. Je crois t'avoir tout raconté, et il n'y avait rien de tout ça dans ce que je t'ai dit.

— Tu nies avoir été amoureux d'une Irina ? insistai-je en fronçant les sourcils, ce chapitre de l'histoire d'Erik m'ayant particulièrement marqué – avec celui du viol sauvage et du meurtre de la princesse suédoise, bien entendu, et de nombreux autres, en fin de compte.

— J'en ai connu plein, des Irina, répondit Lev en retrouvant son calme. C'est un prénom très répandu en Russie. Mais de là à être amoureux...

— T'es en train de me dire que tu t'es tapé plein d'Irina ? fis-je, incrédule.

— J'ai jamais dit que je me les étais tapées ! J'ai juste dit que j'en avais croisé plein.

— Dis-moi Lev, tu t'es tapé combien de nanas avant moi, au juste ?

Bizarrement, c'était la première fois que cette question me venait à l'esprit, et je profitai de cette soirée « cartes sur table » pour la lui poser, à lui. En tant que beau gosse officiel de l'armée rouge, à qui on collait dans les pattes des soldates russes, il avait dû prendre du bon temps avant de me connaître.

— Pas tant que ça, répondit-il en me jetant un regard noir. J'étais dans l'armée, pas à Pigalle. On n’avait pas beaucoup d'occasions de badiner.

— Et après ?

— Après, j'ai trimé dur pour arriver là où je suis aujourd'hui. Je te l'ai dit, je n'ai rien d'un golden-boy.

Je soupirai de soulagement. Finalement, cette histoire se finissait bien.

— Tu n'as jamais été tsar, donc, ni le général fanatique de toutes les Russies, et tu ne te précipitais pas sur le champ de bataille à cheval, en armure et en brandissant ce long sabre qui est dans notre chambre à coucher ? lui demandai-je, presque déçue.

— Mais non, fit Lev dans un grand rire. Désolé de te décevoir, Fassa... Mais je suis juste un type normal, qui comme des milliers de pauvres hères nés en ex-Union soviétique, a dû s'engager dans l'armée. Pas un tyran démoniaque né il y a quatre cents ans, assoiffé de sang, qui tue des gens avec un sabre de plus d'un mètre soixante de long. Je ne saurais même pas su comment faire, d'ailleurs. Cet objet est bien trop encombrant pour être efficace !

— Erik disait que tu étais le seul à pouvoir manier cette arme, murmurai-je. Il a même décrit ton style d'escrime avec force détails : il paraît qu'elle était très particulière et inimitable.

Lev éclata de rire, mais ce rire comportait quelques notes sombres.

— Ah, je comprends mieux, maintenant, déclara-t-il. Voilà d'où sortent toutes ces histoires à dormir debout... De la bouche de cet incorrigible rêveur d'Erik, qui passe son temps dans les bouquins, les mangas, et les jeux vidéos. Tu parles d'une référence !

Lev se détourna et bailla avec une certaine ostentation, avant de s'étirer. Dans son langage, cela voulait dire : Cette fois je suis fatigué, je ne veux plus parler.

Je le comprenais, après tout. Ça devait être dur pour lui de devoir écouter toutes ces horreurs sur son compte, de la bouche de sa femme, en plus. Il l'avait plutôt bien pris, d'ailleurs. Alors qu'il avait dû m'avouer des trucs qui devaient être douloureux pour lui, évoquer de mauvais souvenirs... Il n'avait pas eu une vie très rigolote. Mille fois moins terrible que celle de l'Ulfasso fantasmé par Erik, mais tout de même tragique.

— Mon pauvre Lev, finis-je par statuer, ayant définitivement choisi de l'innocenter. Je suis désolé d'avoir pensé ça de toi. Je plains aussi Erik, qui a dû recevoir un sacré coup sur la tête pour avoir transformé ce que vous avez vécu en saga épique...

— Parce que tu l'as cru, en plus ! s'exclama Lev en me jetant un regard de côté. Moi, c'est ça que je trouve le plus incroyable. Pas le fait qu'Erik ait pu imaginer cette histoire, qui d'ailleurs, n'est pas si originale que ça. Je suis sûr qu'il s'est inspiré de l'un de ses jeux pour décérébrés !

— Tout concordait, avouai-je. Les éléments se sont mis en place, bien avant que je te rencontre, avec une précision et une logique redoutables. Et tu ne l'as pas entendue, son histoire... Erik est vraiment doué. Ça n'aurait pas été toi le méchant de l'affaire, j'aurais applaudi, tellement ce récit était prenant. Fouillé, travaillé, avec plein de détails et une telle profondeur, une telle émotion... Il y croyait vraiment ! Mais maintenant que tu m'as enfin raconté ton passé, je me rends compte de l'absurdité de sa version. Et puis... Je suis contente que tu n'aies pas fini cloué et empalé sur une croix, brûlé vif et coulé dans du plomb, comme dans la fin tragique et terrible qu'avait imaginée Erik pour ton personnage.

— Je n’arrive pas à croire qu'il me déteste autant, murmura Lev en secouant la tête. Tu te rends compte de tout ce qui se passe dans son cerveau malade ? Je devrais flipper... Moi, je serais tout simplement incapable d'imaginer des trucs pareils !

— Erik disait que son Ulfasso avait une imagination débordante pour faire souffrir les gens. Il disait que tu étais un génie du mal...

— Toutes ces calomnies qu'il a racontées sur mon compte ne sont que le reflet de sa propre folie, statua Lev d'un ton docte. C'est pourtant évident, pas la peine d'être psy pour comprendre ça. En tout cas, je préfère le dire tout de suite : s'il fait de cette comptine pour neurasthéniques un quelconque torchon destiné à être publié, il aura mes avocats sur le dos immédiatement ! Et ça, non seulement ce sera bien réel, mais ça lui fera bien plus mal que de se faire empaler en rêve.

— Sans blague, murmurai-je, reconnaissant bien là la réaction que j'avais anticipée. Mais Erik ne le fera pas, de toute façon. Il a reconnu qu'il avait besoin de soins.

— J'espère pour lui, grinça mon mari avant de se lever.

Il partit directement au lit et s'enroula dans les couvertures loin de moi. Il était fâché. Mais comme je le laissai faire la tronche dans son coin, il finit par se calmer et revint s'endormir de mon côté, apaisé.

Après cet épisode, tous mes soupçons s'envolèrent. Le plus bizarre, c'est qu'avoir cru que mon mari était un monstre sanguinaire fit passer comme une lettre à la poste le fait qu'il sortait en réalité du corps d'armée le plus bourrin au monde, tristement célèbre pour son efficacité sanglante lors de la prise d'otage du théâtre de Moscou et de l'Ossétie du nord, l'assassinat de présidents ou encore les raids en Tchétchénie, affaires qui m'avaient profondément révolté à l'époque. Jamais je ne me serais imaginé rencontrer un agent des forces spéciales russes, et encore moins finir avec un de ses types capables de tuer n'importe qui à mains nues, et qui réglait les problèmes en les explosant au lance-roquette sans états d'âme. Mais je ne pensais pas à tout ce que Lev avait pu faire en Russie. Même si mon mari refusait encore de me parler de sa famille, je connaissais désormais la vérité sur son passé. Cela suffisait à me rassurer. Je me mis à m'occuper encore plus d'Erik, le dorlotant quand je le voyais. Ce gosse me faisait de la peine. Bien sûr, il m'en faisait avant, mais je lui en voulais de détester autant Lev et de le traiter de démon à tout bout de champ, ne parvenant pas à croire complètement à son histoire abracadabrante. Maintenant, je comprenais la teneur de son traumatisme, et j'espérais qu'il s'en sortirait, et ferait la paix avec son ancien ami. Lev proposa généreusement de régler les frais pour sa prise en charge dans une clinique privée en Suisse, et il l'accompagna même à l'aéroport. En voyant Erik s'éloigner, escorté par deux infirmiers dépéchés spécialement, je ne pus réfréner un sentiment de culpabilité. Si Erik avait replongé dans son délire, c'était à cause de moi, et de ma relation avec Lev.

Sentant probablement ma peine, ce dernier passa un bras protecteur sur mon épaule.

— Ça va aller, chérie ?

— Je suis triste pour Erik, répondis-je en le regardant disparaitre dans le couloir d'embarquement. Je ne voulais pas que ça finisse comme ça.

— C'est le mieux qui puisse lui arriver, Fassa, m'assura Lev. Et puis, tu ne pouvais pas passer tout ton temps à t'occuper de lui... Tu vas voir, une nouvelle ère va s'ouvrir pour nous deux.

Je relevai le visage vers mon mari. Je devais reconnaître que depuis qu'il s'était confié à moi, notre relation avait pris un nouveau tournant. Nous n'avions plus aucun secret l'un pour l'autre, désormais. Et ce mois-ci, je n'avais pas eu mes règles. C'est d'ailleurs cette nouvelle, que j'avais annoncé à Erik en avant-première, qui avait provoqué sa dernière décompression.

Blottie dans l'étreinte protectrice du père de mon enfant à venir, je regardai l'avion décoller. Lev avait raison. Une nouvelle ère s'annonçait.


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