S'euthanasier
De façon déconcertante, la Mère lui dit sèchement, enfoncée dans son canapé, et avec une fermeté fière, qu’elles ne mangeraient pas ensemble car elle était fatiguée. Cela blessa Barbara. Non pas qu’elles avaient l’habitude de partager leur repas à une table assises en tête à tête ; mais le ton adopté par sa mère traduisait qu’elle n’avait besoin de personne, qu’elle était mieux sans personne, que la présence de sa fille serait potentiellement nuisible à l’équilibre qu’elle s’était créé.
Elles se disaient non mutuellement et régulièrement. Elles ne le prenaient pas mal. Elles arrivaient à prendre le recul nécessaire pour voir que ce n’était pas un rejet. Mais cette fois-ci, elle le vécut comme tel.
Elles parlèrent quand même un peu. Elle mangea à toute vitesse sa salade en l’écoutant, et en lui racontant sa très bonne journée, ses nouveaux projets, la perspective qu’elle se faisait de son avenir: à court terme, elle voulait donner de la nourriture à des sans-abris qu’elle croiserait dans la rue. A long terme, elle visualisait qu’elle se ferait beaucoup d’argent à la fin de ses études d’économie pour rembourser son prêt, puis qu’elle deviendrait peut-être professeur d’université, qu’elle ferait vraiment ce qui lui plait. Car elle ne pensait pas pouvoir s’épanouir dans le système capitaliste actuel. C’était une réflexion que son nouvel ami machiste conservateur et étudiant dans une grande école de commerce lui avait partagé : on arrivait au bout d’un système. Le capitalisme n’était plus adapté, et tout le monde le savait intimement.
Alors la mère l’engueula. Elle lui dit que c’était des idées typiques de connards de gauchiste. Qu’elle avait une vraie cuillère d’argent dans la bouche. Que de son prêt de 50 000 euros, elle n’avait aucun souci à se faire. Qu’elle, elle avait donné aux pauvres toute sa vie durant son parcours humanitaire, et qu’elle ne se sentait pas épanouie. Que sa vie n’avait aucun sens. Que Barbara s’était fait retourner le cerveau par une connasse de syndicaliste. Et qu’elle, elle s’euthanasierait pour qu’elle puisse bénéficier de son héritage et rembourser son putain de prêt. Puis elle dit simplement qu’elle s’euthanasierait. Elle claqua des portes, fit trembler les marches des escaliers, souffla, fit des irruptions dans sa chambre les yeux glacés et écarquillés de rage. Elle redit qu’elle s’euthanasierait.
Barbara resta choquée. Très loin du réel, elle laissa son imagination exprimer le grand sentiment d'absurdité qu'elle ressentait. Dans son choc, elle focalisa son attention sur une perturbation : l’emploi pronominal du verbe euthanasier. Elle traduit cette déformation de la langue par une visualisation théâtrale : dramatique, la mère était levée du sol par un personnel hospitalier qui la transporta au-devant de la scène-salle opératoir-palais, telle une reine grecque tragique drapée dans un grand lin blanc. Elle gardait le menton en l’air en proférant :
« C’est ainsi que moi la Mère je m’euthanasiais pour mettre fin à l’insupportablement niais et irréaliste flux de paroles de ma fille. Ma main seule n’aurait su révéler toute l’importance de ma mort. Il en fallut cent, et une bonne anesthésie. Car l’acte de suicide est pathétique et souvent plus sale et douloureux qu’on ne le penserait. Non, moi la Mère, je me fis sourde à la connerie en mourrant digne, par ma propre volonté et par magie. »
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