Chapitre 4 : Les Jaëgers

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 Alors que le soleil commençait à doucement décliner, Varis et les autres arrivèrent en vue de l’adresse inscrite sur le papier donné par Willard. Après leur départ du laboratoire clandestin, le groupe était retourné à l’hôtel pour dresser un premier compte rendu à James Dowle. Ils racontèrent leur affrontement avec la vampire, dont Elias rapporta les dernières paroles. Mais le cœur de la discussion concernait la trouvaille de l’atelier secret qui avait échappé aux Braves et Justes. Cela tendait à affirmer la thèse du sabordage de l’enquête précédente. L’élite des forces parisiennes et de l’Association ne serait normalement jamais passée à côté d’une telle preuve, quand bien même sa cachette aurait été excellente. Il était désormais certain qu’une personne ou un groupe tirait de nombreuses ficelles dans l’ombre, tant à l’Association qu’à Paris.

Finalement, ils en vinrent au troisième point : Willard et les Jaëgers. Varis se retint d’incriminer Elias, qui avait tout de même obtenu une adresse, se contentant de retranscrire l’échange. À ce sujet, il y eut un consensus autour de la question de l’acceptation, ou non, de cette intrigante invitation. Les mercenaires et l’exécutant tombèrent d’accord sur la nécessité de s’y rendre. Les Jaëgers avaient peut-être des informations plus concrètes sur leur agresseur, et surtout sur les secrets entourant l’atelier secret. D’un commun accord, ils avaient décidé de s'y rendre avant que le soleil ne soit définitivement couché, profitant du temps imparti pour planifier les possibles scénarios d’embuscade qui pouvait les attendre. Plus tard, leur véhicule les avait déposés à plusieurs rues de leur destination, dans un souci de sécurité, et c’est donc à pied que le voyage s’acheva.

La partie de la ville dans laquelle ils évoluaient à présent tranchait avec le Paris vu ces dernières heures. C’était un arrondissement industriel, où les grands bâtiments privilégiaient le fonctionnel à l’esthétique. L’odeur de la fumée crachée par les innombrables cheminées caractérisait à merveille ce nouveau tableau : sale et grouillant d’activité. C’était le genre d’endroit indispensable où l’on ne croisait aucune « élites », seulement la force productive du monde humain. Des ouvriers aux mines fatigués rentraient chez eux, le visage marqué par un dur labeur et les vêtements tachés d’huile, de charbon et d'autres éléments typiques de la première industrialisation. À mesure que le groupe progressait dans ce nouvel univers gris et noir, la foule se faisait moins nombreuse.

Finalement, niché au terme d’une longue et vieille impasse, ils parvinrent à destination. Face à eux, au terme d’une vaste place à l’abandon, se dressait un bâtiment remarquable par la taille. Sur les pierres encore sombres, vestige de sa précédente fonction, s’étendait, telle une toile d’araignée, un vaste lierre, qui s’infiltrait jusque dans le bâtiment au travers de vitres brisées. Les quatre acolytes se présentèrent devant une imposante porte métallique, qui s’entrouvrit avant même que l’un d’eux n’eût annoncé leur arrivée. Derrière, un homme encapuchonné, dont on ne distinguait rien, de son corps ou de son visage, leur fit un signe de rentrer. Si Varis, de nature méfiante, hésita, elle fut devancée par son collègue vampirique, qui s’avançât spontanément, avec son éternel sourire collé aux lèvres. Agacée, elle s’arrangea pour laisser passer les autres. S’ils devaient tomber dans une quelconque embuscade, la demi-elfe tenait à s’assurer une échappatoire facile, quitte à abandonner les autres.

Dedans, ses yeux eurent du mal à faire la transition avec l’éclatant soleil déclinant : les ultimes rayons ne passaient déjà plus par les hautes vitres, et les vestiges de l’usine étaient plongés dans les ténèbres. Quelques lampes à huile étaient allumées ici et là, oasis solitaires perdues dans l’obscurité, et c’est vers l’une de ces lueurs qu’on les mena. Deux personnes attablées les y attendaient, discutant activement avant de remarquer leurs invités. Varis reconnut d’abord Willard, dont la sécurité était assurée par un jeune Jaëger aux longs cheveux noirs attachés et qui se tenait bien droit. Face à eux, la demi-elfe fut surprise de trouver un homme dans un uniforme familier, entièrement blanc, et qu’elle n’aurait pas pensé croiser ici. Derrière lui, se tenaient debout deux autres individus aux mêmes couleurs, figés dans une posture pleine de dignité. Au travers des verres fumés, elle échangea un bref regard tacite avec Goran.

Des Justes. Que fait la garde de l’Association dans ce trou à rat ?

La simple présence de ces soldats d’élite rendait la présente réunion encore plus intéressante. Mais elle ne se laissa pas distraire plus longtemps et se focalisa sur les deux hommes assis. Le Juste s’était tût et regardait attentivement dans leur direction. Sans prononcer le moindre mot, de par sa simple présence, il brillait plus que quiconque ici. De par sa nature elfique, Varis profitait d’une longue existence, bien au-delà des normes humaines. Sa route avait croisé à plusieurs reprises celle de graines de héros, mais peu l’avait tant captivé que celui en face d’elle. Dotées de traits doux et d’un regard serein, ses pupilles étaient pleines d’une force tranquille. Absorbée dans son observation, elle ne remarqua pas l’échange discret entre le guide encapuchonné et Willard. Le vieux Jaëger acquiesça, puis se tourna vers les mercenaires.

— Ravi de vous revoir !

Prête et déterminée à ne pas Elias prononcé le moindre mot, Varis se saisit de la main tendue.

— Plaisir partagé monsieur. Nous n’avons pas eu l’occasion de vous rendre la politesse de nos noms : je m’appelle Varis, et voici Elias, Marcus et Goran, dit-elle en désignant ses camarades, qui chacun leur tour hochèrent la tête.

— Puisque vous en êtes encore aux présentations, alors je me permets d’en faire de même : Aizen Klein. Enchanté, messieurs, madame, déclara le Juste avec un sourire amical.

Troublée, pas tant par l’initiative que le nom, Varis répondit calmement à la salutation. Derrière une façade impassible, son esprit était en pleine ébullition, chamboulé par l’information. Aizen Klein n’était assurément pas n’importe qui, et la précédente impression de la demi-elfe y faisait écho. Salué comme le Négociateur, c’était un juste parmi les Justes, remarquable tant pour ses prouesses martiales que pour sa capacité à résoudre les crises par le dialogue. Parmi les huit capitaines dirigeants de l’armée de l’Association, c’était assurément l’un des plus respectés. Avant même d’entamer la conversation, Varis sentit l’adrénaline monter en elle. Si un tel personnage se trouvait ici, alors quelque chose d’important se préparait dans les coulisses.

Suite aux présentations, Villard invita ses convives à s’attabler. Après avoir glissé de nouvelles consignes à l’oreille de son subordonné, qui s’éclipsa, il se tourna face à eux.

— Je vous en prie, prenez place avec nous, les invita Willard en désignant quatre chaises amenées au préalable. Avant tout chose, je vais vous expliquer la raison de notre présence ici, en gage de bonne foi.

Il marqua une pause, le temps pour ses invités de prendre place autour de la table, avant de reprendre.

— Bien bien. Comme vous vous en doutez, nous ne sommes pas ici pour profiter du bon air parisien. Non, nous traquons actuellement une horde.

— Je l’aurais pas parié ! l’interrompit Elias d’un air faussement surpris.

— Surprenant n’est-ce pas ? s’amusa le vieux Jaëger avec un sourire avant d’adopter une posture plus sérieuse. Mais cet horde n’est pas banale. Elle appartient à Yevgraf.

— Vraiment ? Le troisième Roi ? répliqua Elias.

— Le seul, l’unique, bien qu’il ne soit pas physiquement présent à Paris, acquiesça Willard.

La demi-elfe profita de ce temps pour prendre pied dans la conversation.

— Et donc ? Si vous mentionnez ce nom, juste après l’agression de ce matin, c’est qu’il doit être lié de près ou de loin à l’atelier que mes compagnons et moi avons découvert.

Le Jaëger reporta son attention sur elle, hochant la tête pendant que sur ses fines lèvres se dessinait l’ombre d’un sourire.

— Vous êtes perspicace, excellent, cela facilitera notre échange. Petite précision, Yevgraf n’est pas simplement lié à cet atelier. Il en est, ou plutôt au vu de son état, en était le propriétaire.

— La nature des expériences qui y furent menées ne vous est sans doute pas inconnue, je me trompe ? enchaîna-t-elle.

La demi-elfe comprit qu’elle avait visé juste lorsque le Jaëger confirma sans un mot, avec une soudaine gravité. Elle réalisa également que la réponse à ce mystère devait être bien sombre pour provoquer ce genre de réaction chez un vétéran des Jaëgers.

— De quel genre d’expérimentation parlons-nous ? osa Marcus, bien échauffé par ces révélations.

— Du genre interdit par l’Association. Et d’un point personnel, abominable. C’est d’ailleurs le résultat de leurs travaux qui est à l’origine de l’état de la maison.

Il marqua une pause dans ses explications, retirant ses lunettes pour se masser les tempes. De toute évidence, il n’avait pas complètement digéré l’information, accentuant de fait le malaise naissant de Varis. Les Jaëgers n’étaient pas du genre à être émotifs, aussi les révélations à venir devaient être particulièrement préoccupantes.

— Je l’ai vu de mes propres yeux, poursuivit-il en replaçant ses verres. Nous avions placé ce bâtiment en observation depuis plusieurs mois, après avoir découvert son lien avec Yevgraf et les vampires. Malgré l’extrême discrétion des gens y travaillant, l’atelier était sacrément productif. Plusieurs fois par semaine, il recevait et renvoyait des caisses, toute similaire en taille. Si nous ne sommes jamais parvenus à remonter à l’origine, nous en avons au moins découvert l’ultime destination. Ainsi que ce qu’elles contenaient.

À nouveau, quelques instants de silence s'imposèrent. Ce qu’il s’apprêtait à révéler était vraisemblablement une immense épreuve à franchir pour lui. Le coin de sa bouche trembla légèrement quand il reprit son récit.

— Vu les précautions prises, nous avons mis du temps avant de réussir une filature. Mais nous y sommes parvenus. Elle nous a menés au-delà des murs de la ville, dans la campagne. Là-bas, la raison à tout cette prudence nous est apparue : à l’intérieur, c’était des gamins.

Plus personne n’osait l’interrompre, chacun était suspendu aux lèvres du Jaëger. Son esprit n’était plus tout à fait là, revivant par procuration la scène qu’il décrivait. Finalement, au terme d’une longue inspiration, il parvint à conclure son témoignage.

— On les entassait là, dans un trou, perdu dans la forêt. Une simple magie d’illusion avait été dressée, suffisante pour éloigner les Mienors.

— Quelle horreur... commenta doucement Elias.

— Les salopards, grogna Marcus.

Ainsi va le monde de la magie, songea la demi-elfe. S’émouvoir de pareils actes, aussi cruel soit-il, n’est que futilité.

Soudain, les sens en alertes, Varis manqua de dégainer ses armes, perturbé par un inexplicable sentiment d’urgence. Elle se retint subitement, en découvrant, avec surprise, l’origine de cette hostilité perçue seulement par elle. L’impassible Goran, malgré une posture calme, était dévoré par une fureur silencieuse.

C’était quoi ça ? Suis-je vraiment la seule à avoir remarqué ces pulsions meurtrières ?

— Ils expérimentaient sur des enfants, poursuivit Willard. L’état des corps, enfin, pas facile d’en faire une description vu ce qui en restait, montrait de nombreuses mutilations. Je n’imagine même pas leurs souffrances.

Prudente, Varis s’essaya à une question, luttant pour ignorer la colère de son collègue.

— Y avait-il un signe distinctif, qui puisse indiquer la nature de ces... recherches ? demanda-t-elle

— Dans le charnier que l’on a trouvé, on a compté une dizaine de cadavres. Tous avaient subi de grossières mutations : bras trop long, jambe minuscule... Pour mieux comprendre ces changements physiques, nous avons prélevé du sang. Le résultat fut tout aussi surprenant que choquant : il y avait des traces de cellules vampiriques.

— Était-ce pour augmenter leur nombre ? souffla Goran.

Désormais, les émotions du Traqueur n’étaient plus seulement visibles par la demi-elfe. Une sourde rage, sauvage, instinctive, déformait légèrement ses traits d’ordinaire si impassible.

— J’en doute fortement, vu qu'elles ont été inoculées par voie artificielle. Or c’est une méthode contre-productive. Surtout, tous les malheureux semblent avoir rejeté la transformation, ce qui est impossible, en théorie du moins. Paradoxalement, l’injection semblait utilisée avec la volonté de tuer. Un mal pour un bien, puisqu’ainsi ils échappaient aux souffrances des expériences.

— Finalement, quoi qu’ils aient fait, ça a fini par dégénérer, releva Varis. Vous nous avez dit que l’état de la maison était lié à ça.

— Tout à fait, reprit Willard. Après avoir découvert l’horreur des expérimentations menées, nous nous sommes préparés pour y mettre un terme. Mais trois jours avant notre attaque, en pleine nuit, une gigantesque créature est sortie avec fracas. Visiblement enragée, elle a vite été capturée par les vampires de garde, avant d’être transportée dans la base principale de la horde.

— La base principale ? l’interrompit Marcus.

— Oui, c’est la raison de votre présence à vous et celle de Sir Aizen.

Ce dernier opina de la tête à la mention de son nom. Willard poursuivit :

— Nous souhaitons lancer un assaut d’ici demain soir. Or vu la taille de la horde, et nos propres effectifs, l’affaire semble compliquée. Aussi, tout renfort est bienvenu, et vu que vous vous êtes remarquablement bien occupé de la vampire vous ayant agressé...

La demi-elfe ne réagit pas immédiatement à la suggestion du Jaëger. Il devait se douter que malgré un ennemi commun, les mercenaires ne partageaient pas la noble cause qu’était la sienne. Aussi, calmement, dévoila-t-elle sa main avec l’intention de forcer Willard à révéler la sienne.

— D’accord, je comprends mieux tout ce manège. Mais, dites-moi, monsieur Willard, pourquoi pensez-vous que nous sommes prêts à vous prêter main forte ?

Son interlocuteur pendant quelques instants soutint son regard avant d’entrer finalement dans le jeu.

— Parce que je suppose que vous et moi partageons un objectif commun, à la finalité différente.

— Développer donc.

— Et bien, votre présence dans le 17e arrondissement n’était pas anodine. Cet atelier, vous ne l’avez pas trouvé par hasard, vous le cherchiez. Rassurez-vous, je ne souhaite pas à savoir pourquoi. Mais il est clair que vous avez une mission qui y est liée. Aussi, vous confronter aux vampires de la base principale est pour vous une suite logique.

Le Jaëger avait identifié en peu de temps les points où appuyer, illustrant une grande finesse d’esprit. Néanmoins, ce n’était que des paroles. Et un vétéran comme lui n’ignorait pas que cela était insuffisant. Avec assurance, Varis assena le coup final.

— Dans le cas où votre spéculation s’avère exacte, vous comprenez que ce qui nous intéresse, ce sont des données. Aussi, je m’avance peut-être, mais vous en avez n’est-ce pas ? Des informations suffisamment alléchantes pour nous convaincre de combattre.

Les lèvres de Willard s’étirèrent suite à cette réponse. Les deux partis s’étaient entendus, parvenant à un accord. D’un geste, le Jaëger appela un grand rouquin qui s’approcha et après un bref échange silencieux, s’éclipsa. Quand il réapparut quelques instants plus tard, il déposa un rapport devant la demi-elfe. D’un signe de tête, Willard invita Varis à s’en saisir.

— Ces documents sont susceptibles d’attiser votre curiosité.

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