Chapitre 21 : Au nom du progrès

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 Les derniers défenseurs de l’atelier, viseur braqué sur la porte, retenaient leur souffle. Le précédent revers qu’il venait de subir, malgré leur large supériorité numérique, ne faisait que confirmer les informations à leurs dispositions. Un fantôme du passé, l’ancienne gloire de Paris, approchait, et rien ne pouvait l’entraver dans sa furie vengeresse. Personne ne l’ignorait, ce bastion sans issue serait leurs tombeaux.

— Tenez la position ! ordonna un officier.

Les secondes s’écoulèrent avec la lenteur des heures, sans que personne ne s’effondre. L’expérience de cette compagnie de mercenaire était unanimement reconnue dans le monde de la magie, et, bien qu’elle soit aux portes de son anéantissement, ses membres demeuraient disciplinés.

BANG !

L’épaisse porte métallique fut brutalement soufflée par une explosion similaire à celle ayant frappé le manoir. Néanmoins, une épaisse chape de fumée entravait la vision des soldats, qui n’avaient pas sursauté. Chacun d’entre eux demeurait concentré, attendant les instructions.

Crac.

— FEU !!

Les canons rugirent, libérant un déluge furieux.

— STOP !

Immédiatement, les engins de mort se turent, et les mercenaires en profitèrent pour recharger. L’un d’eux, proche de la porte qui s’était écrasée sur le mur d’en face, aperçut un bref éclat. L’instant d’après, sa tête roulait sur le sol, annonçant le début du chaos. Dans une valse furieuse, l’acier virevolta, fauchant les corps comme des fétus de blé. Les cris de panique se mêlèrent aux râles d’agonie, et, bientôt, il ne reste plus qu’une silhouette solitaire.

— Bordel…

Estomaquée, Varis enjambait prudemment les corps, suivit par le reste du groupe. Parcourant du regard cette sanglante toile, ses yeux s’arrêtèrent sur l’artiste. Celui-ci observait, l’air détaché, le carrefour face à eux. L’environnement n’avait plus rien de naturel, du sol au plafond, l’ambiance était celle d’un laboratoire froid et aseptisé.

— Séparons-nous, annonça Alistar. Rendez-vous ici dans cinq minutes.

Le moustachu hocha la tête avant de s’éloigner nonchalamment en faisant tournoyer sa lance. Au vu de ses « prouesses », personne ne doutait de sa capacité à agir seul.

Au sein d’un long couloir sans porte, dont le seul silence n’était jusqu’alors perturbé que par l’éclairage défaillant, résonnait le bruit d’une démarche pressée. Brûlant d’impatience, le Traqueur martelait fermement le sol de ses bottes, indifférent au fait que lui et la demi-elfe évoluent en territoire ennemi. Son regard était fixé au fond, sur le double battant. Sans marquer de pause, il les repoussa en dépit de toute prudence. Légèrement en retrait, la demi-elfe se saisit de ses dagues avant de le suivre.

L’endroit était tout à fait propice aux embuscades, aussi les deux acolytes s’assurèrent d’être seuls. Cette vaste salle, haute sous plafond, servait vraisemblablement d’entrepôt. Sur les nombreuses étagères, les caisses débordaient de matériels militaires et scientifiques : armes, munitions, ainsi que microscopes et autres fournitures propres à l’expérimentation.

Si le doute persistait, alors cet endroit en dissipe les dernières traces. Vu les proportions de l’entrepôt, nous sommes au cœur du réseau de Zn Succin, songea Varis.

— Pas l’ombre d’un chat, annonça-t-elle.

Ignorant la remarque de sa collègue, l’attention de Goran était accaparée par une nouvelle porte. En posant la main dessus, il ressentit l’inhabituelle fraîcheur qu’elle renfermait. Son cœur s’accéléra alors qu’il s’appuyait dessus pour en forcer l’ouverture. Instinctivement, il recula quand l’air gelé effleura ses joues. Bien plus modeste dans ses dimensions, le mobilier rappelait celui d’une salle d’opération. Outre les brancards et autres ustensiles, un détail sautait immédiatement aux yeux. L’un des murs était recouvert, de bas en haut, de poignées, si nombreuses qu’elles paraissaient de prime abord invisibles. En les découvrant, le sang de Goran ne fit qu’un tour. Immobile, il les fixa longuement, entendant à peine la voix de Varis venant du palier.

— Nous avons fait le tour, Goran. Partons.

L’injonction de la demi-elfe manquait de fermeté. Une inhabituelle compassion habitait ces quelques mots, confirmant les sueurs froides du Traqueur. Mais celui-ci refusait de tourner les talons.

Pas sans l’avoir vu. Quelqu’un doit le voir, de ses propres yeux.

Avec une lenteur cadavérique, ses jambes l’amenèrent jusqu’à l’une des attaches. En s’en saisissant, les tremblements de son corps s’accentuèrent.

— Arrêtez, c’est trop tard ! cria Varis.

Il tourna la tête vers elle, son iris brûlant illuminant le verre fumé de ses lunettes. L’intonation dure et grave, les mots qui franchirent ses lèvres portaient le poids d’une lourde conviction.

— Nous n’avons pas le droit de détourner le regard. Toutes ses horreurs, toute cette folie, c’est notre devoir d’en observer les résultats.

Il tira sèchement, dévoilant un tiroir aussi long qu’un homme. Varis serra les dents en découvrant le contenu. Des traits enfantins, recouvert par quelques tâches de rousseurs, et surmonté par des bouclettes auburn, dont l’état ne laissait planer aucun doute sur la raison de sa présence ici. La pâleur de la peau contrastait avec le vert des yeux, qui contemplait le lointain, perdu dans le néant.

Merde.

D’ordinaire peu émotive, la demi-elfe ne put s’empêcher de serrer fort son poing pour calmer ses nerfs. Malgré son immense expérience, et ses tendances misanthropiques, cette macabre découverte la plongeait dans une colère sourde. Mais ce n’était rien en comparaison de son acolyte, qui cessa d’expirer. Après quelques secondes à dévisager ce corps frêle et inerte, il se retourna pour frapper brutalement le mur à côté. Le choc fut violent au point d’imprimer une marque sur la surface métallique, qui commença par être rongée par le sang corrosif. Varis était maintenant coutumière de la personnalité extrême de Goran, semblable à un volcan souvent endormi, mais aux explosions si destructrices. Pourtant, l’éruption à laquelle elle assistait dépassait de loin les précédentes. D’instinct, la demi-elfe ne l’arrêta pas, tant la rage qui émanait de son acolyte était palpable. Contrastant avec son geste d’humeur, celui-ci effleura les cheveux du garçonnet, en murmurant quelques paroles réconfortantes dont l’écho n’atteint pas Varis, avant de lentement refermer le tiroir.

— Allons-y, ordonna-t-il.

Calme dans l’intonation, les grondements d’une terrible tempête naissante résonnaient dans l’injonction. Varis s’écarta pour le laisser passer, avant de s’engager à sa suite. C’est en silence qu’ils remontèrent le couloir, jusqu’à retrouver l’aristocrate et le demi-vampire. Ce dernier s’avança vers eux les bras écartés.

— Pas trop tôt ! On commençait à s’inquiéter !

L’absence de réponse et les mines sombres intriguèrent d’autant plus Elias, qui fronça les sourcils.

— Et bien, qu’avez-vous trouvé pour tirer pareilles têtes d’enterrement ?

– L’entrepôt. Et une putain de morgue siffla la demi-elfe.

L’attitude de son acolyte avait attisé ses propres flammes. Elle aussi n’avait désormais plus qu’une idée en tête : trouver au plus vite les responsables.

— Une impasse, donc, résuma Alistar.

Il s’était adressé à eux tout en regardant le couloir central, précédemment emprunté par Marcus. Sans crier gare, Goran s’élança, suivi de Varis. La demi-elfe savait que rien ne pourrait entraver la progression du Traqueur, ce dont elle avait cure. L’ébullition avait atteint un point critique, le cataclysme ambulant qu’il était devait impérativement identifier une cible sur laquelle déverser toute sa fureur. Contrairement au couloir menant à l’entrepôt, celui-ci était parsemé de nombreuses autres salles. Un coup d’œil suffisait pour en deviner la fonction : à l’image de l’atelier du 17e, elles étaient pleines d’imposantes cuves, pleines d’un liquide opaque dans lesquels flottaient de grotesques silhouettes. Leur découverte accentua d’autant plus le rythme imprimé par Goran.

C’est pire que tout, réalisa avec dégoût la demi-elfe. Combien de gosses ont été amenés dans cet enfer ?

Plus ils s’enfonçaient dans ce complexe de l’horreur, plus le dédale devenait complexe. Mais les multiples cadavres de gardes, parsemant le chemin, guidaient le groupe. Finalement, au terme d’un énième couloir, ils arrivèrent face à une porte vitrée, portant l’inscription suivante :

LABORATOIRE N°1.

Un vrai carnage avait eu lieu devant, et de nombreux morceaux de corps se trouvaient éparpillés sur un sol couvert de sang. Loin d’y accorder une quelconque importance, Goran piétina les bras et jambes entravant sa route, et d’un coup sec, força l’ouverture de la porte. Sur ses talons, les autres le suivirent pour découvrir une surprenante scène. Face à eux, Marcus, lance ensanglantée en main, menaçait une vingtaine de blouses blanches, qui paniquèrent d’autant plus avec ces nouvelles arrivées. Ils étaient loin d’être à l’étroit dans cette grande salle, où les multiples instruments scientifiques ne laissaient planer aucun doute sur sa fonction. Au-delà des traditionnels bureaux, où s’entassaient des piles de notes manuscrites, les mercenaires remarquèrent des installations similaires aux précédentes salles. Des cuves, occupées par des cobayes encore humains, projetaient une lueur sinistre dans l’ensemble de l’atelier. On pouvait cette fois en distinguer distinctement les occupants, des marmots dont les plus âgés n’étaient qu’aux prémices de l’adolescence, plongés dans un liquide aux teintes vert-bleu, masque à oxygène sur le visage. Leurs corps décharnés présentaient des difformités et des stigmates inquiétants : certains avaient des bras anormalement longs, d’autres des jambes manquantes, et plus rarement, des ailes blanches déformées aux plumes sales qui semblaient émerger de n’importe où.

Mais l’horreur déjà bien manifeste de ce spectacle ignoble n’était presque en rien en comparaison des larges tables de dissection. L’infamie de ces expérimentations atteignait des sommets, des bambins encore vivants, le ventre ouvert, y bougeait faiblement en poussant de glaçants gémissements de souffrance pure. C’était là un tableau du pire, une toile abominable capturant toute l’essence de la folie humaine.

— Pourquoi ?

Varis fut tiré de sa morbide contemplation par le murmure presque inaudible de Goran. En observant le dos filiforme, dont les tremblements s’accentuaient seconde après seconde, elle réalisa que le point de non-retour avait été atteint. Au moment où rugissait l’orage, elle se jeta dessus en le ceinturant par-derrière.

— Du calme, mon vieux, pas encore ! hurla-t-elle.

Malgré sa physionomie tout en longueur, le bonhomme était étonnement fort, même pour une demi-elfe dont les aptitudes physiques surpassaient celle des humains. Spontanément, Elias surgit pour l’aider à maîtriser la bête furieuse. À deux, ils parvinrent péniblement à le contraindre à s’agenouiller. Néanmoins, Varis comme Elias n’ignoraient pas que le temps était compté avant que le Traqueur ne parvienne à se libérer pour accomplir sa basse besogne. Ses hurlements déchirèrent les tympans des blouses blanches, dont les tremblements s’accentuèrent. Pourtant, c’est bien de ce groupe qu’émergea une voix anormalement calme, marquée par un fort accent allemand.

— Et bien, et bien ! Que d’agitation aujourd’hui !

La foule de savants s’écarta, révélant un homme dans la quarantaine, confortablement adossé au dossier en cuir de sa chaise de bureau. Insensible à la terreur de ses pairs, il affichait un sourire sans âme à l’image de son regard froid. Décroisant ses jambes, il se redressa et avança d’une démarche confiante en direction des mercenaires. Seule la lance de Marcus l’empêcha de s’avancer davantage.

— Qu’avons-nous là ? D’abord, ce grossier personnage, souillant le sol de mon atelier avec cet odieux instrument. Et voilà que débarque le reste de la bande, à l’intelligence globalement aussi sommaire, ajouta-t-il en dévisageant Goran avec dédain.

— Et vous, croyez-vous bien malin d’entamer ainsi une discussion avec ceux qui tiennent votre vie, et celle de vos collaborateurs, entre leur main ?

Dépassant le moustachu, Alistar plongea ses yeux vairons dans ceux de son interlocuteur. En découvrant l’aristocrate, les lèvres de l’homme s’étirèrent à nouveau.

— Ah ! Je n’ai aucun doute quant à mon sort à venir. Néanmoins, je ne m’attendais pas à ce qu’un berger soit présent à la tête de votre pathétique troupeau, capable de converser sans heurt.

— Épargnez-moi vos métaphores abjectes. La colère de mes compagnons est tout à fait légitime, et partagée par moi-même. Mais faire tout ce chemin pour simplement vous tuer n’aurait pas de sens. Trois questions. Répondez-y, et je vous garantis une mort rapide.

Malgré l’horizon funeste qui planait sur son existence, le scientifique se contenta de hausser les épaules, invitant de fait Alistar à poursuivre.

— Votre nom ?

— Klaus Straussman, pour vous servir. Vu que mon temps est compté, j’aimerais savoir à qui je m’adresse.

–Alistar Godwinson.

En l’entendant révéler son identité, Klaus siffla longuement avant d’esquisser une révérence sarcastique.

— Quel plaisir de faire votre rencontre, estimé collègue !

— Et quelle déception devant pareille disgrâce, pesta Alistar. Vous n’êtes que l’ombre du mage que vous avez été, autrefois.

— Haha ! L’hypocrisie caractéristique des lâches de l’Association ne m’avait certainement pas manqué. Votre moral à deux vitesses ne m’atteint pas, chez Godwinson. N’oubliez pas que je sais ce qui se passe réellement dans vos ateliers protégés par le secret. Nous sommes pareils, vous et moi. Que vaut l’éthique face au progrès ?

L’aristocrate balaya les accusations tant physiquement que verbalement.

— Qu’importent vos fables, je ne suis pas ici pour débattre avec un homme ayant sombré dans la folie. Qui est votre employeur et que cherche-t-il ?

— Exiger sans rien offrir en retour, typique d’un nobliau de l’Association. Au risque de vous décevoir, vous n’êtes pas en position pour me soutirer des informations. Vous n’êtes pas idiot, vous avez déjà compris que les menaces sont inutiles avec moi.

Toujours maintenu par Elias et Varis, le Traqueur, qui s’était momentanément calmé, s’agita brutalement dans tous les sens avec véhémence.

— Nulle négociation à avoir ! Ce monstre et ses complices doivent crever ! fulmina-t-il.

Loin de s’en émouvoir, Klaus s’amusa de cette réaction, se permettant même de lui adresser un clin d’œil. Naturellement, l’hostilité de Goran s’en trouva décuplé, et ses deux acolytes durent s’employer toujours plus pour le contenir. Conscient que le temps lui était compté, Alistar se tourna vers Marcus.

— Pouvez-vous fouiller rapidement le bureau ? Quant à vous, calmez-vous, ordonna-t-il à Goran. Votre comportement menace le bon déroulement de la mission.

Il frappa le sol plusieurs fois à l’aide de sa canne, et dans un assourdissant vacarme métallique, des entraves métalliques emprisonnèrent le Traqueur, libérant Elias et Varis. D’un regard, celle-ci réalisa que ce n’était que temporaire, et elle se précipita pour aider le moustachu, accompagné du demi-vampire. Ils épluchèrent rapidement tous les nombreux documents, rassemblant ceux qui pouvaient s’avérer utiles. En l’espace de quelques minutes, un solide dossier fut constitué, suffisant pour convaincre l’Association d’une intervention. Cependant, ils ne trouvèrent rien de concret sur le responsable, ce qui tracassait sérieusement Alistar.

Même si l’Association ne peut nier l’existence d’un potentiel Rituel du Séraphin, le mal est déjà fait. En l’état, les recherches sont trop avancées, et le coupable peut tout à fait le compléter ailleurs, songea Alistar.

— Vous semblez être dans une impasse, nota Klaus.

L’aristocrate ferma les yeux, conscient que le choix ne leur appartenait plus. L’idée même de négocier avec une telle ordure le révulsait au plus haut point, mais il n’avait plus d’autre choix.

— Très bien, soupira-t-il. Que désirez-vous…

CLANG !

Les entraves sautèrent violemment, et le fauve se rue sur sa proie, bousculant au passage l’aristocrate. Projetant Klaus à terre avec une violence inouïe, Goran commença à le rouer de coups.

— Bordel !

Alors que Varis et autres se précipitaient pour l’interrompre, le Traqueur présenta sa paume ensanglantée en guise de menace.

— Elias en est témoin, je peux bousiller son visage en un rien de temps ! jura-t-il. Donc ne m’interrompez pas !

Les deux camps s’observant, indécis, dans un silence plein de tension. Cela aurait pu encore plus durer si Klaus ne s’était pas soudainement époumoné, son visage tuméfié oscillant entre éclat de rire et quinte de toux. Fou de rage, Goran le frappa à nouveau, en vain. Presque désespéré par ces moqueries, Le Traqueur empoigna alors son col pour lui brailler au visage.

— Arrêtez ! ARRÊTEZ !

— Hahaha… Aaaah… au moins, vous cognez bien… aaaah… souffla le scientifique.

Enchanté par la situation, Klaus lui souriait à pleine dent, du moins celle encore restante. La souffrance ne l’affectait vraisemblablement pas, et à ce rythme-là, Goran allait le mettre à mort, sans qu’il n’ait pu leur parler. Inspirant longuement, Varis s’approcha doucement de son camarade, avant de poser une main sur son épaule.

— Cet homme est fou, votre colère l’amuse. Ce n’est qu’un rouage sans importance, remplaçable par le vrai coupable. Si vous le tuez ici, un autre prendra sa place, perpétuant les horreurs que nous avons découvertes.

Les dés étaient jetés, tout le monde retint son souffle. Pour la demi-elfe, difficile de dire si Goran l’avait écouté, tant il semblait obnubilé par le mage. Au moins le déferlement de colère s’était-il momentanément arrêté. Dans sa paume refermée, elle serrait avec force la minuscule aiguille qu’elle se refusait à utiliser.

Ça ne me ressemble pas de tergiverser ainsi, s’agaça-t-elle. Je ne sais plus quoi faire.

Tourmentée par ses émotions qui se manifestaient sur son visage d’ordinaire placide, la respiration de Goran s’accélérait seconde après seconde. Soudain, il arma son poing, et, avant que Varis ne puisse l’en empêcher, l’abattit.

— Tss.

Le regard ennuyé de Klaus avisa le sol fracassé à côté de son crâne, alors que Goran se redressait en silence. Tête basse, le Traqueur s’éloigna péniblement en direction de l’entrée, signifiant au passage à Alistar qu’il pouvait reprendre. Les paupières de l’aristocrate se fermèrent brièvement, avant de s’ouvrir pour révéler des yeux brillants d’une détermination renouvelée.

— Quel est votre prix en échange de l’identité de Zn Succin ?

Chancelant sous le poids des chocs encaissés, son interlocuteur eut du mal à se relever. Soupirant longuement, il fit face à Alistar.

— Laissez partir mes associés.

Surprise par la demande, Varis regarda brièvement du côté de Goran. Seules ses mains, plus crispées que jamais sur ses bras croisés, trahissaient la fureur l’habitant.

— Pas vous ? s’étonna Alistar

— En gage de bonne foi, je reste ici, aux bons soins de votre ami, sourit-il.

Alistar fronça d’autant plus les sourcils, cherchant à comprendre le piège.

— Vous n’êtes pas homme à vous sacrifier pour vos subordonnés, releva-t-il.

— Bien des choses nous surpassent en tant qu’individu, notamment la postérité. Tant que l’un de ces rats survit, mon héritage perdura.

— Il suffit donc d’un seul ?

Klaus secoua la tête.

— Laissez-en partir au moins trois, qu’importe ceux que vous choisissez.

Confinées dans un petit coin du laboratoire, les blouses blanches s’agitèrent. Leurs visages reflétaient une terreur absolue devant leur futur incertain. Après quelques instants de réflexion, Alistar se retourna vers Goran.

— Ce n’est pas l’issue espérée, mais nous n’aurons pas de meilleures propositions. Néanmoins, je n’y consentirais pas sans votre accord.

Emmuré dans sa citadelle de silence, le Traqueur se contenta d’un imperceptible signe d’assentiment.

— Nous validons vos conditions, annonça Alistar.

— À la bonne heure ! Veuillez laisser partir trois de mes collaborateurs. Vous pouvez vous occuper des autres.

Sans se concerter, ils laissèrent Goran s’approcher des blouses blanches. Il en bouscula trois au hasard, qui déguerpirent à vive allure. Les autres, conscient de leurs sorts, s’effondrèrent ou supplièrent leur bourreau. Mais ce vain effort ne changea nullement leur destinée. Dans un concert terrible de hurlements pathétiques, Goran les massacra impitoyablement, usant de sa singulière capacité pour prolonger le supplice. Bien que leurs actes justifiaient d’une telle fin, Varis broncha devant l’atrocité d’un tel spectacle. Une singulière émotion la dégoûta au plus haut point : le regard luisant d’une fascination répugnante, Klaus se délectait de ce déchaînement de violence et de la souffrance insupportable infligé à ses subordonnés.

— Vous êtes répugnant, cracha Alistar.

Visiblement, l’aristocrate partageait cette même réflexion, observant avec un mépris insondable son interlocuteur. Finalement, après plusieurs minutes proprement insoutenables, les ultimes râles d’agonie s’éteignirent. Unique silhouette encore debout, Goran émergeait du cœur du carnage, l’air absent, les vêtements maculés de sang. Après l’éruption, le volcan se rendormait.

— Bien, je suppose que je dois maintenant vous donner ce que vous êtes venu chercher, déclara Klaus. Derrière mon bureau, sur le mur, vous remarquerez une commande presque invisible. Tapez le code suivant : cinq, zéro, quatre, neuf. Vous trouverez dans mon coffre les preuves que vous désirez.

Marcus s’exécuta, et extirpa une petite chemise qu’il déballa immédiatement. Feuilletant rapidement les documents, son visage se crispa. Dans son crâne tambourinait l’insidieuse idée qui s’était éveillée plus tôt.

— Marcus ? s’inquiéta Varis. Vous avez ce qu’on cherche ?

Tremblant de rage, le moustachu luttait pour ne pas céder à son tour à ses émotions les plus primaires.

— Le salaud ! pesta-t-il.

Alors qu’on le pressait de s’expliquer, les gloussements sinistres de Klaus gagnèrent en puissance, jusqu’à occulter tout le reste. C’en était trop pour la bête, qui n’en pouvait plus d’affûter ses crocs. Tel un automate programmé pour cet instant précis, Goran retira ses lunettes, dévoilant des pupilles félines flamboyantes. Le précédent carnage n’avait été qu’une mise en bouche de mauvais goût à un déchaînement de violence toujours plus important. Roulant des épaules, il s’approcha de sa cible avec la démarche du bourreau, sans que personne n’ose s’interposer. Pourtant, malgré le péril imminent, Klaus persistait dans son hilarité.

Vu le chemin sinueux qui doit le conduire au trépas, ce comportement n’a rien de naturel, songea Varis. Quelque chose cloche.

En écho à cette réflexion, un son strident lui perfora les tympans, juste avant que ne résonne l’annonce funeste.

— Introduction illégale, vol de dossier hautement confidentiel. Activation de la mesure d’urgence. Destruction amorcée dans trente secondes.

Exultant, un rictus dément déforma le visage de Klaus, qui dévisagea les mercenaires avec mépris.

— HAHA ! Il semblerait que des compagnons inattendus vont m’accompagner pour mon dernier voyage !

Ce fut ses derniers mots, avant qu’une droite de Goran ne le cueille au menton et le projette sur plusieurs mètres. Conscient de l’inéluctable fin, la seule préoccupation du Traqueur était d’infliger le plus de supplices possible au savant. Cependant, il fut retenu fermement par Alistar. Malgré l’urgence de la situation, un féroce éclat illuminait ses pupilles.

— Restez ici vous ! Tout le monde, venez !

Les mercenaires se précipitèrent à ses côtés, alors qu’il dégaina de sa veste une petite pierre transparente, dont la surface était gravée par un symbole occulte. Il la compressa dans son poing, la brisant en une multitude de fragments qui commencèrent à léviter autour du groupe. Surpassant le vacarme provoqué par la destruction prochaine de l’atelier, il prononça d’une voix profonde l’incantation.

— L’acier est mon corps, la foudre mon sang. Né dans deux mondes, absent de la réalité, je n’existe pas, mais je vis pour toujours. Façonnant l’espace, je convoque la seconde interaction fondamentale. Oh, Terre, répond à ma demande. Offre tes roches comme bouclier, deviens une égide immuable !

Une formidable lumière illumina toute la pièce, et tout devint blanc avant de sombrer dans un noir profond.

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