Le bleu de mon ciel
Ce matin, j’ai pris mon portable et j’ai cliqué sur le petit téléphone à côté de ton prénom. Tu avais une petite voix endormie que je ne te connaissais pas. Je crois que tu n’as pas remarqué que quelque chose clochait. Je ne sais pas si mon ton était suffisamment neutre. Tu as fait comme si de rien n’était. Ou peut-être que ce n’était pas « comme si », peut-être que plus rien ne t’étonne vraiment chez moi. Tu as dit que tu arrivais dans une heure. Moi, je suis partie immédiatement. Je ne voulais plus ressasser les mêmes idées. Je ne voulais pas changer d’avis. J’ai pris le premier bus qui passait. Je n’avais rien de plus qu’un téléphone et une paire d’écouteurs sur moi. J’ai collé ma joue contre la vitre et j’ai observé le paysage qui défilait. Le ciel était bleu. D’un bleu profondément bleu. J’ai cherché des nuages, je n’en ai pas trouvé. Seuls les sillages laissés par les avions cassaient la perfection de cette étendue de bleu. Je me suis mise à regretter que le soleil soit si haut dans le ciel. Je voulais seulement te voir, dire ce que j’avais à dire, faire ce que j’avais à faire, puis partir et tout abandonner pour le pays des rêves. Je ne voulais pas que mes larmes soient baignées de lumière. Je préférais que les ombres nocturnes me protègent des regards indiscrets.
J’ai essayé de ne plus penser. J’essaie souvent de ne plus penser. Je ne sais pas pourquoi je t’ai appelé. Je ne sais plus ce que je fais quand je suis perdue. J’avais imaginé beaucoup de choses, tu sais. Tout est allé beaucoup trop vite. La peur a pris le dessus. Il n’y avait plus rien d’autre, rien de plus que cette peur agonisante qui m’enserrait la gorge. Je sens encore l’ombre de ses griffes au creux de mon cou. Je te l’ai déjà dit, je crois. Tu voulais quand même espérer. Tu penses toujours que tout est possible.
Tout avait disparu d’un coup. Tes mots ont pris le goût âcre du mensonge. Comme si plus rien n’était naturel. Tu croyais encore pouvoir me rattraper. C’était déjà trop tard. J’étais partie loin, si loin de la réalité que tu pensais être nôtre. Et c’est après tout ça, seulement après, que tu m’as dit… J’aurais accepté, tu sais. J’aurais pu passer toutes les soirées de ma vie à t’écouter parler, à t’entendre pleurer de douleur au creux de mes bras, à calmer tes sanglots à coup de je t’aime, je te jure que je t’aime, je serai toujours là, je t’aimerai pour deux jusqu’au jour où tu sauras t’aimer mieux que moi…. J’aurais tout accepté. Tout, sinon ce ton de plaisanterie mensongère. J’ai eu beau pleurer, j’ai eu beau te le crier… Mais voilà. Tu n’as pas voulu. Alors je suis partie, pour de bon comme je me l’étais promis. Quand tu as compris, c’était à ton tour de t’en aller. On se croisait, parfois. On parlait comme de vieux amis. Seulement un regard plus appuyé. Pas de sous-entendu, ça non, tu ne sais pas faire, tu ne sais pas user des mots pour cacher le sens de tes déclarations sous des formules toutes faites. La poésie, tu ne connais pas. Ces mots-là, tu ne les comprends pas.
Et maintenant alors, qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que j’espère encore, qu’est-ce que je ne suis plus capable d’imaginer, d’anticiper ? Je n’y réfléchis plus. C’est comme si tous mes sentiments s’étaient envolés dans le vent, cette soirée-là.
J’ai mis mes écouteurs dans mes oreilles, j’ai enclenché la musique. Je ne pleurais plus, je ne riais plus. Je n’avais juste plus voulu m’enfoncer dans une solitude peinte de désespoir. Les premières notes de piano ont résonné dans mes oreilles. J’ai tout de suite cliqué sur « next ». Je ne peux plus l’écouter, celle-là. Plus en pensant à toi. Le bus a fini par s’arrêter. Je me suis levée, je suis descendue et j’ai marché jusqu’à la plage. J’ai traversé le lit du fleuve à moitié vide. J’ai dû contourner l’aéroport pour rejoindre la mer de l’autre côté. Toutes les cinq minutes, un avion décollait. Je n’ai pas voulu les observer, cette fois. J’entendais le grondement sourd du moteur qui se réveille, puis le son de l’appareil qui fend l’air pour s’envoler vers le ciel. Je me suis assise contre un rocher et j’ai enlevé mes écouteurs pour mieux entendre le bruit des galets emportés par les vagues. L’éclat des rayons de soleil se reflétait sur l’eau, comme des milliers de diamants voguant à la surface des flots. Puis il y avait le vent, ce vent plein de liberté et d’espoirs disparus...
Je suis restée ainsi longtemps. Je pourrais y rester toute une vie, tu sais. Je n’avais plus envie que tu viennes tout à coup. J’avais su que je changerai vite d’avis. Je ne t’ai quand même pas rappelé. Pourtant, je savais qu’il suffisait que je te le demande pour que tu restes chez toi. Peut-être que ça aussi, c’est quelque chose que je n’aime pas. Tout est trop simple, trop évident. Le mystère n’existe pas avec toi.
J’ai fini par me relever. Le soleil tapait fort sur ma peau pâle. J’ai toujours aimé marcher : je ne compte plus les minutes qui passent, j’observe simplement et je me laisse penser. Parfois, il vaudrait mieux que mon esprit se taise, qu’il cesse de disserter. Ce matin, c’était différent. Je ne pensais qu’à tes yeux. À ce regard doux que tu avais l’habitude de poser sur moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais tout à coup ça m’a plu. J’ai imaginé ton souffle chaud au creux de mon cou…
Je t’ai aperçu à ce moment-là, un peu perdu. Je ne t’ai pas fait de signe, je n’ai pas crié ton nom, je me suis seulement avancée dans ta direction. Tu as fini par te retourner, nos regards se sont entrechoqués. Je t’ai remercié silencieusement de ne pas arborer cet habituel sourire crispé. J’aurais voulu que tu ne dises rien, mais j’oubliais que tes yeux ne savent pas lire dans les miens. Tu m’as posé quelques questions. Si j’avais besoin de quelque chose, depuis combien de temps je trainais là, ce que je voulais faire avec toi… Je suppose que tu avais encore imaginé mille choses. Je n’ai pas su quoi répondre, alors j’ai pris ta main et j’ai entrelacé nos doigts. C’était un geste égoïste. Je savais ce qui se passait dans ta tête à ce moment-là. Et je savais tout aussi bien que mon ami le vent emporterait tes espoirs bien assez vite…
Je t’ai entrainé derrière moi. Je voulais m’éloigner de la plage et des regards indiscrets. Je nous ai emmenés en hauteur, nous avons gravi des dizaines et des dizaines de marches d’escaliers avant d’atteindre le haut de la colline. Tu étais essoufflé, tes joues étaient rouges et ta main moite a lâché la mienne. Tu as encore demandé où nous allions, tu ne connaissais rien de ce lieu que des milliers de gens arpentent pourtant chaque année. J’ai quand même lâché quelques mots à ton intention, je ne sais plus bien lesquels ; je sais seulement qu’ils étaient sans importance. Je suis montée encore un peu, tu me suivais, puis je me suis arrêtée lorsque la vue m’apparaissait assez belle pour nous émerveiller quelques instants. En bas, tout paraissait minuscule, à l’exception de l’eau turquoise qui s’évadait jusqu’à l’horizon. La plage, bordée de palmiers, s’étendait sur plusieurs kilomètres. Il y avait des centaines et des centaines de bâtiments, jaunes, orange, crème ou bordeaux. Puis plus loin, les premières étendues de verdures, et plus loin encore, les montagnes dont quelques sommets étaient encore recouverts de neige. J’ai pointé du doigt la plage et j’ai dit « On vient de là », comme si tu ne le savais pas déjà. Je crois que tu as souris. J’aime ton sourire. Je ne te l’ai jamais dit. Peut-être que si tu souriais plus souvent comme ce matin sur la colline, nos démons s’en iraient pour toujours.
On s’est assis plus loin dans l’herbe, à l’ombre d’un grand olivier. Il n’y avait plus personne autour de nous. Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi bien avec quelqu’un qu’à ce moment-là. Je me suis mise à regarder le ciel, toujours de ce bleu plus beau que tous les bleus du monde. J’ai laissé mes pensées affluer, et les larmes sont montées toutes seules. Je ne sais pas bien pourquoi. Peut-être que je suis tombée amoureuse du ciel pour la millième fois. L’amour, ça me donne envie de pleurer.
Nous étions silencieux, adossés contre l’arbre inébranlable. Je ne sais plus bien comment ça s’est fait, mais j’ai trouvé que nous étions très proches tout à coup. Cette fois-ci ce n’était plus un rêve, je sentais vraiment ton souffle chaud dans le creux de ma nuque. Tu as remarqué les larmes qui coulaient le long de mes joues. Tu n’as pas posé de question. Tant mieux. Je préfère lorsque tu te tais. Moi, j’avais une question à te poser. Peut-être était-ce l’origine de mes larmes. Je voulais te regarder dans les yeux pour lire tout au fond de ton âme. Alors j’ai planté mon regard humide dans le tien, et j’ai demandé : « Pourquoi elle ? ». Je connaissais la réponse à ma question. Je voulais seulement savoir si tu étais capable de formuler cette vérité, ou si le mensonge était réellement le seul maître mot de ta vie. Tu m’as dit que tu ne savais pas. Peut-être que tu ne sais vraiment pas. Tu as fermé les yeux quelques secondes en soupirant, et quand tu les as rouverts, ton regard n’était plus le même. Je ne saurai dire exactement ce qui a changé, mais ça m’a paru plus doux, plus sensuel peut-être. J’ai eu peur de moi. Peur de ce que j’étais en train de faire. J’avais imaginé cette rencontre comme un adieu, et voilà qu’un renouveau se profilait.
Des oiseaux chantaient au dessus de nos têtes. J’ai décidé de faire taire mes pensées et j’ai posé ma joue contre ton épaule. Ta main encore moite a attrapé la mienne, ça n’était plus si agréable. Je n’ai pas compté les minutes qui défilaient. Je me suis demandée ce que je faisais. Pourquoi je t’avais appelé, pourquoi j’étais posée là contre toi, si c’était vraiment ce dont j’avais envie. Mais je ne ressentais plus rien. Je ne sais pas si c’était du dépit ou de la lassitude. Peut-être que j’étais en manque, tout simplement. Que la douleur appelait l’affection. J’avais juste besoin de tes bras pour penser un peu moins, de ta peau pour réchauffer mon cœur, de ton sourire pour apaiser mes pleurs.
Tu as attrapé mon menton du bout des doigts, délicatement. Ton regard était hésitant, nous sommes restés ainsi quelques secondes, juste le temps que je comprenne que tu attendais mon accord. J’ai fermé les paupières un court instant. Tu as pris ce geste pour une approbation, et tu as approché lentement ton visage du mien. Tes lèvres avaient un goût sucré, notre baiser un goût amer. Je ne te l’ai pas vraiment rendu, ce baiser. Je ne l’ai pas refusé non plus. Lorsque ta bouche s’est écartée de la mienne, c’est le reflet d’un amour infini que j’ai aperçu dans tes yeux, et je m’en suis aussitôt voulu. Je savais que je serai la prochaine cause de ta souffrance. Les larmes ont dévalé de plus belle. Tu as de nouveau plaqué tes lèvres contre les miennes, comme pour faire taire ma tristesse. Cette fois-ci, je me suis écartée, et l’amour que j’avais entrevu quelques secondes plus tôt s’est transformé en douleur. Tu m’as observée pendant plusieurs secondes qui m’ont paru durer des heures. Je n’ai pas eu la force de soutenir ton regard. Tu as fini par te relever, tu t’es appuyé contre la balustrade en pierre qui te séparait du vide. Je n’étais pas secouée de sanglots. Ma peine demeurait silencieuse.
Nous sommes restés muets de longues minutes, moi en boule contre notre olivier, toi devant le paysage grandiose. Les larmes ont fini par se tarir. Je voulais que tu saches que j’étais désolée. Désolée d’être entrée dans ta vie sans demander de permission. Sans savoir que le chantier serait plus tumultueux encore à mon départ. J’avais compris, pourtant, que ta propre existence avait si peu d’importance à tes yeux. Que je deviendrai bien assez tôt le centre de ton monde. Le temps file si vite lorsqu’on n’y prête pas attention…
Je me suis mise à respirer calmement. J’ai regardé le ciel pour qu’il me redonne un peu de force et je me suis approchée de toi. Je me suis postée à tes côtés, j’ai attendu quelques secondes avant de briser le silence. Je n’ai pas parlé beaucoup. Je savais tout de toi. Tu m’avais délivré ton cœur sur un plateau, alors que le mien était resté fermé à double tours. Je t’aimais, réellement, profondément… Mais parfois, l’amour ne suffit pas. Lorsque deux âmes ne s’accordent pas, le cœur peut bien hurler, personne ne l’entendra. Je me suis excusée mille fois. Mais la culpabilité qui inondait chaque parcelle de mon corps s’en est allée, cette soirée-là. Je ne t’ai pas parlé de « cette soirée-là ». De ce qui avait changé au plus profond de moi. Tu ne comprendrais pas, de toute manière… Ce sont les mots. Ces mots qui ne t’évoquent rien, cette barrière invisible qui a gardé mon âme loin de la tienne. Je suis désolée qu’il en soit ainsi. J’aurais aimé tout t’expliquer, depuis le début. Mais je n’y peux rien, je suis incapable de parler à un mur. Il y en a qui font ça, qui déballent tout à n’importe qui, qui ont besoin d’ouvrir leur gueule et de crier au monde que la vie est une merde. Moi, je ne sais pas faire. Je me tais et je te souris. Je fais comme si tout allait bien, je te rassure, je t’embrasse puis je me casse. Comme une ombre qui s’en irait au coucher du soleil. Mon soleil à moi s’est endormi il y a bien longtemps.
À ce moment-là, j’aurais aimé avoir la force de me jeter du haut de la colline. Chuter dans l’infini bleu azur, garder ce paysage comme dernier souvenir. Mais il faut croire que la mort n’est pas faite pour moi. Il y a toujours cette force immatérielle qui me garde aux côtés des vivants, de l’aurore et des étoiles. Peut-être que je savais, au fond, que l’espoir ne s’était pas tout à fait volatilisé. Qu’il était juste tapi trop profondément, qu’il me fallait chercher davantage pour le trouver enfin et l’étreindre à jamais. Peut-être que je savais au fond que tout changerait, qu’un autre regard remplacerait le tien, que d’autres mains feraient battre mon cœur plus intensément encore, que chaque minute à tes côtés deviendrait souvenirs insaisissables. Peut-être que je sais, finalement, que la vie n’est qu’un tas de merde seulement si on le décide et qu’on s’y abandonne…
Ce que je sais, c’est que cette rage-là ne s’en ira jamais, cette rage de vivre à en crever, cette rage de t’aimer jusqu’à te détester, cette rage d’embraser les notes jusqu’à les retrouver au firmament des âmes libérées.
Annotations
Versions