Lance de brume.
Dans la mi-obscurité, au bord d'un lac, attendant patiemment l'aube, une créature étrange somnole, les sens en éveil et le corps assoupi.
Des craquements sourds, lointains, firent battre plus fort le cœur de la chimère, l'éveillant soudainement. En alerte, des ailes transparentes et aussi décorées que celles des libellules chassèrent les gouttes de rosée agglutinées telles de l'eau sur une toile d'araignée. Des doigts fins et blancs lissèrent la toison ébouriffée des pattes de faunes tandis que les sabots remuaient pour s'échauffer.
Avec un soupir prononcé, l'être passa un doigt le long de son bras, comme s'il avait eu l'espoir qu'ils soient normaux au réveil, mais hélas, de fines écailles nacrées, vert pomme et rose pâle parcours les membres supérieurs du poignet aux épaules.
Il s'accroupit au bord de l'eau pour se désaltérer et s'asperger d'eau fraîche. Avec les premiers rayons timides du soleil à la surface, l'être observe son reflet qui lui renvoie un regard désespéré. Il n'est rien. Qui voudrait d'un mélange d'un faune, d'une fée, d'une sirène et, à en juger par la belle paire de moustache blanche et les oreilles en fourrure pointue, probablement d'un loup.
Une nappe de brouillard naissant en même temps que le reste de la nature qui s'éveille, vient justement lui chatouiller les vibrisses. La chimère cherche à attraper des filets d'eau en suspension, sans succès. Il persévère, concentré. Il est certes une abomination, née on ne sait comment et abandonnée à son sort, mais finalement les capacités multiples de ses origines douteuses lui ont permis de survivre. En effet, une ouïe et un odorat développé est bien pratique, de même que pouvoir fuir en s'envolant, être capable de se nourrir d'herbe et de plantes aussi bien terrestres qu'aquatiques. Mais difficile en revanche de chasser quand on a les jambes des proies peu discrètes, des mains inoffensives de fée et une odeur marinière qui fait fuir les autres.
Il relève la tête, sentant un groupe de cervidés de l'autre côté du lac. L'appétit se creuse et ses moustaches frémissent ; le brouillard le cache et masque son odeur. Il ne reste plus qu'à sortir sa botte secrète. Les mains toujours à agiter le brouillard, il se concentre plus fort.
Premier frémissement.
Deuxième frémissement.
Un frisson le parcours, ses écailles scintillant alors que la brume commence à réagir à ses appels silencieux.
Quatrième frémissement.
Cinquième.
Au sixième, le brouillard ondule doucement en direction de la berge opposée. Une biche commence à laper l'eau sans se douter de quoi que ce soit. Son prédateur entame une série de respirations pour mieux guider sa volonté, combinant la voie de l'air et la voie de l'eau, il ressent les pulsations des éléments dans son propre corps. Son cœur bat plus vite, l'air virevolte dans ses poumons, l'eau clapote à l'orée de ses pores transpirants.
Il retient sa respiration et la brume semble se figer avec lui. Simultanément, yeux et paumes s'ouvrent en grand. Trois traits fusent et atteignent les cervidés qui tombent au sol, inanimés. À part une flaque d'eau en dessous d'eux, on pourrait croire qu'ils sont en train de dormir. Mais la créature sans nom a bien réussi son coup, et voilà que les lances de brume lui ont permis de manger à sa faim aujourd'hui.
Il ne peut s'empêcher de regarder sa peau redevenue terne et observe ses mains, s'imaginant l'immensité des pouvoirs qu'il pourrait avoir s'il n'était pas un quart de quatre espèces.
Profitant de l'influence qu'il a encore sur la nappe brumeuse, déployant ses longues ailes de fée pour s'élancer au-dessus du lac et aller chercher sa pitance avant que d'autres animaux sauvages ne s'en occupe. Arrivé à destination, il savoure l'odeur des épicéas qui commencent à ouvrir leurs aiguilles au petit jour. En retournant une biche, il écrase quelques champignons et trèfles, libérant de bonnes odeurs.
La solitude a ça de bon qu'il profite de la nature sous tous ses aspects. Ce qu'il préfère, c'est utiliser son odorat pour renifler agréablement son environnement. Ses moustaches remuent à l'approche de la chair tendre et encore chaude de son trophée de chasse. Dardant la langue, il mord avidement dans la nuque de l'animal, arrachant la viande et la dégustant. Ne pouvant se focaliser sur autre chose que sa pitance, il est surpris d'entendre une branche craquer à quelques mètres.
Le temps de se retourner, un cri résonne ainsi qu'un bruit sec, probablement né d'un geste effrayé. Le lanceur de brume ne peut pas éviter le carreau d'arbalète qui lui fonce dessus. Touché en plein cœur, le chasseur qui le regarde ne peut identifier quel sang appartient à qui, obnubilé par l'étrangeté de ce qu'il vient d'abattre.
Après avoir sifflé entre ses doigts, son cheval baie apparaît et il le charge des deux biches intactes. Hésitant, il finit par décrocher un rouleau de corde pour ligoter la créature précieuse qu'il porte ensuite sur son épaule. Il se remet en route en direction de son village, certain d'avoir, pour une fois, l'attention des habitants.
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