1 - L'attaque
Longtemps je me suis retenue. Je n’ai pas voulu parler. Je n’ai rien voulu dire sur lui. On a pourtant commencé à considérer certaines choses étranges à propos de Paul Debreuil, et toute honte bue, les gens qui me riaient au nez quand nous évoquions son cas préoccupant, ont fini par virer leur cuti, et certains m’ont même suppliée de leur dire toute la vérité. C’est qu’ils étaient convaincus maintenant qu’il y avait une Vérité. Les pauvres, la bascule était faite, leur esprit retourné. La vérité est une chausse-trappe étonnante, tissée d’une lumière crue, placée au meilleur endroit sur votre chemin, à votre exacte envergure. On meurt d’envie de tomber dedans, d’avoir raison par nous-mêmes, grâce à elle, alors qu’au bout du compte, il n’y a pas de vérité, il n’y en a aucune, hormis la mort. Il n’y a que là où nous avons enfin raison. Quelques-uns, les plus sincères, m’ont priée sans arrêt, à genoux. D’autres ont repris en vain les journaux, pour les décortiquer autrement qu’à travers l’affaire Nicole Dunham, laquelle les avait tenus en haleine durant l’été. A tous, je ne leur ai rien dit. Je venais de découvrir que j’avais trop souffert, et Paul aussi. Nos deux corps ont été en première ligne. Le sien en train de vivre son terrible changement, le mien occupé à réfréner puis guider sa faim de vie. Mais que ces gens patientent, je réglerai mes comptes plus tard. Enfin, régler mes comptes, l’expression est trop forte. Au fond, mon ex-mari n’a rien fait.
Cette vérité, puis-je estimer que je l’ai découverte ? Qui saura juger ? Le pêcheur imagine au bout de sa ligne un gros poisson, et ne voit sortir de la surface qu’une petite algue verte. De même on croit ferrer une grande vérité, et l’on ne se retrouve qu’avec un mince secret. Qui est le plus frustrant, le plus encombrant, le plus emmêlant : la petite algue verte, ou le secret ?
Je me souviens comme si c’était hier de la première agression. Je me revois dans le séchoir, sous la maison, en train de ranger dans la clarté de la lampe. En juillet, le linge sèche dehors, sur le fil, mais je souhaite néanmoins réagencer l’espace du sous-sol. Il fait frais ici, alors que dehors la chaleur est intenable. Le corps penché, je trie le contenu d’une malle. C’est agréable d’être en vacances, de prendre son temps. J’en profite pour contempler quelques babioles du passé. A cet instant, un bruit sourd en provenance du plafond me fait sursauter. Ai-je bien entendu ? Les planchers de cette vieille bâtisse sont épais, et il est fréquent qu’ils craquent. Il me semble percevoir un autre raclement. Je tends l’oreille, je ne suis pas sûre. Ma nature prudente me fait rejoindre le rez-de-chaussée. Le corridor est désert, tout comme le sont le salon et le bureau en enfilade, aux murs peints en blanc, d’une décoration chic et contemporaine. Je marche. La robe de coton léger qui défend ma pudeur se tend, s’évase sous un courant d’air. Ai-je oublié de fermer une fenêtre ? En face, la cuisine ne présente aucune anomalie. Rien n’a bougé. La chambre d’amis : personne. Je finis par oublier. Je remets en place un magazine.
Enfin, je vais quand même jeter un œil à la porte d’entrée. Elle est fermée à double tour, cela me rassure bien évidemment. Je l’ouvre sur le dehors. Mes yeux se plissent, la lumière est aveuglante, une bouffée d’air brûlant m’attrape et me force à me reculer. On se croirait sur une autre planète. Le soleil cogne particulièrement cet après-midi, la pierre miroite, tout est blanc. Il n’y a personne, jusqu’à la grille que l’on distingue à peine au bout de l’allée, sorte de petit peigne bleu éclaté dans la vibration solaire. Je reçois comme un tison dans la gorge et j’en tousserais presque. Je referme. Cela fait bien une semaine que la canicule a commencé dans tout le pays. En Provence, on est habitué, mais cette chaleur qui pèse et ne diminue pas même la nuit, ces brassées bouillantes qui vous enveloppent tels des cobras à larges membranes n’en sont pas moins éprouvantes.
La maison que j’habite seule est située à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, face à la montagne Sainte-Victoire. Une propriété magnifique, à laquelle on accède par une allée blanche, tirée au cordeau en pleine garrigue, bordée d’oliviers centenaires élevant comme deux remparts au milieu d’un désert de rocaille. Le mas est ceint par un muret de vieilles pierres lui-même doublé de hauts cyprès et de chênes liège un peu gras à mon goût, mais dont l’ombre est salvatrice durant l’été. Ponctué d’un massif de lavande à chaque angle, un bassin que je prends soin de faire nettoyer à chaque printemps, ocellé de turquoise, figure comme une sorte de paillasson liquide rafraîchissant, indiquant l’entrée du parc derrière la maison.
De ce côté-là, la porte est fermée en permanence, car je l’utilise peu. Par conséquent, je ne me suis pas méfiée. Je suis montée à l’étage avec du linge. A peine suis-je sur le palier qu’une main s’abat sur moi. Une main sentant les bois, très ferme, elle me serre violemment la mâchoire, je me débats mais déjà l’autre bras m’a saisi, la prise est encore plus forte. Je sens monter l’asphyxie.
« Ne bouge pas, ne bouge pas ».
La voix chuchote, rauque, violente. La panique en moi se mêle à l’injure. Injure contre lui et contre moi, qui n’ai pas compris qu’il y avait réellement une présence. L’ennemi était bien là, tapi dans une encoignure. Je suis tétanisée.
« Ne bouge pas, je te laisserai tranquille. »
Le chuchotement est ténu, il m’horrifie. L’inconnu m’enserre avec ses bras, un boa humain, qui m’étouffe. Je sens qu’il m’entraîne vers la chambre. Je tente malgré son ordre de pousser sur mes pieds, de me délivrer, de m’arracher à lui. Je ne veux pas. Je me raidis de peur.
Il tombe avec moi sur le lit. Il va abuser de moi, il n’y a pas d’autre éventualité. Me briser le corps, le cœur et les reins, je suis déjà prête à pleurer. Son haleine chauffe ma nuque, je devine ses narines répugnantes qui hument mes cheveux. Qui est-il ? Ai-je perçu un accent dans sa voix ? Il ne bouge plus. Il me maintient comme le ferait un fauve, et ma pensée est alors imbécile, elle est ce qu’elle est, hier j’ai eu Sonia au téléphone. Elle m’a raconté que l’ex femme de son ami Emile, à Tours, Sabine, avait dû appeler la BAC en urgence dans la nuit, vers deux heures du matin. Sa fille Charlotte, qui ne dormait pas, avait entendu la porte s’ouvrir. Elle s’était levée. A travers les barreaux de l’escalier, elle avait aperçu une lampe de poche et du bruit. Elle avait demandé : « Qui est là ? » Sans réponse. Alors toutes les deux, avec sa mère, elles s’étaient enfermées à l’étage, terrorisées. Elles avaient téléphoné à Eugène dont la chambre se trouvait à l’entresol, sous la salle-à-manger. Ils n’avaient pas bougé, le temps que la police arrive. En cinq minutes, deux flics étaient là, blouson de cuir, baskets, allure nocturne. Ils avaient fouillé la maison. « En ce moment c’est toutes les nuits. Ils arrivent en ville par wagons. Ils ne sont pas équipés, ils essaient les portes dans les rues et entrent. Fermez bien vos portes, vos fenêtres, même votre véranda, madame, car ils passent par les jardins. Rien ne leur fait peur. Et ce n’est pas près de s’arrêter. » Apprenant cela, Emile, l’ancien mari de Sabine, avait parlé de fabriquer des hallebardes défensives avec des couteaux et des manches à balai, bien acérés. Il avait ordonné à son fils et à sa fille : « Si un jour ces types entrent à nouveau, vous les embrochez ! Ce sera eux ou vous. »
Mon agresseur se contorsionne un peu, il me plaque toujours sa main menaçante sur le visage. Il me fait mal, mais je préfère me tenir coite. Que rien ne commence vraiment. Je songe à un vagabond, ou un détraqué. C’est stupide puisque je suis au fin fond de la Provence, perdue sur un plateau cabossé de collines et grillé par un soleil fou, capable de terrasser n’importe qui en quelques secondes. Cependant il y a toutes ces agressions, partout, en ce moment. On ne sait plus. La femme est une proie régulière, cela n’a pas changé. Je ne réfléchis pas plus, pas le temps. Il m’est toujours impossible de voir le type. Mes yeux se sont pourtant habitués à la pénombre de la chambre. Seuls les effluves du drap contre lequel je suis plaquée me sont familiers et un peu réconfortants. Je suis comme l’agneau. Dans mon dos, la respiration est hachée. L’agresseur me maintient toujours aussi fort, il pue. Un bras se dénoue. La main remue. Il me tâte une fesse. Mon Dieu, cela débute. Il frotte, il s’insinue. Mon entrejambe est frôlé. Ma robe entortillée est ma muraille, je me resserre. Sa main remonte, hésite, enveloppe mon sein. Je sens l’immonde caresse, légère pourtant en vérité, mais la panique me la fait exagérer. Un sanglot s’échappe. Au moins la main n’a pas glissé sous la robe. Je me recroqueville, je fais l’escargot dans sa coquille, je ne bouge plus. Il peut me tuer, j’en suis consciente. Embryonnaire, statufiée, mon visage s’enfonce dans le lit, mes larmes s’agglutinent et c’est poisseux. Il s’est arrêté. Soudain quelque chose s’abat sur ma tête. C’est plus frais que le drap. Une bonne odeur. L’oreiller... « Si tu bouges, je te tue ».
Il s’est relevé après avoir chuchoté. D’un coup, je ne sens plus son poids sur moi. Mais je n’ose pas faire un geste, la tête sous l’oreiller comme une poule dans un sac. Il a peut-être quitté la chambre sans que je m’en aperçoive. Ce type est un félin. Puis j’entends du bruit à côté. Dois-je m’enfuir ? Et s’il revient, s’il change d’idée ? Je perçois la vibration de la rampe d’escalier. Je songe à mon téléphone. Je l’ai laissé en bas. Les minutes s’égrènent. Je n’entends plus rien. Du temps s’écoule encore. Je me lève. Je suis à la porte de la chambre. Le palier est désert. J’essaie de descendre les marches, étourdie, totalement sur les nerfs. Impossible de tenir en équilibre. Mon Dieu… La menace est passée. Je sens qu’il est impossible que mes jambes me portent. Tout mon être flageole. Je m’écroule. Je me tords de larmes et de frayeur. Mais je n’ai qu’une pensée : je suis en vie.
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