8 - Souvenirs perchés
Résumé des chapitres précédents – 1 à 7 :
Diana Artz est une jeune femme habitant un mas dans la garrigue non loin d’Aix-en-Provence. Agressée un après-midi chez elle par un inconnu, une sorte de psychose s’est déclenchée en elle, d’autant plus qu’elle sent que sa relation avec Nicolas, son compagnon du moment, n’est pas au beau fixe, et que son ex mari, Paul, pour lequel elle a accepté de venir s’installer dans le sud, a depuis plusieurs années un comportement étrange. Du reste, la découverte d’un microlithe, un silex minuscule en forme de pointe, lui laisse à penser que c’est peut-être lui son agresseur. Elle téléphone alors à Charles Deuring, l’ancien patron de Paul, à la Défense, qui s’est toujours beaucoup occupé de son employé, et ensemble ils évoquent son cas en remémorant des souvenirs.
– 8 –
Paris, La Défense, septembre 2009.
– Il a recommencé, dit l’adjoint de Charles Deuring, un dénommé Paulo. Cela a duré au moins dix jours, Charles. Mais maintenant c’est terminé. Maintenant ce sont les cadres des couloirs qui l’intéressent. Quelquefois il en saisit un et le triture du regard. Ce n’est pas méchant, il ne fait aucun mal. A côté de ça, son boulot est fait.
– C’est quoi ces cadres ?
– La déco habituelle. La Vénus de Milo. Des gravures de bâtiments d’architectes connus, Eiffel, Le Corbusier. Il est en extase Mais ce n’est pas le plus important.
– C’est quoi le plus important ? questionne un autre collaborateur, un dénommé Berthier.
– Il continue de faire son boulot. C’est le principal, non ?
Charles Deuring lâche une bouffée de son cigare. Les trois hommes discutent au fumoir, autour d’un verre de cognac. Les employés sont partis depuis longtemps. Le comportement de Paul Debreuil ne cesse de les intriguer. L’ingénieur modèle est devenu une sorte d’autiste par intermittence. Il n’est plus du tout disert, se borne à faire son travail, et régulièrement il a des trous où il ne fait rien, traîne dans les couloirs, semble abattu, puis sa concentration revient, et il s’en va.
– De la dépression ? Peut-on le forcer à passer des tests, un examen médical ?
– Il a eu tout ça après son accident, ce n’est pas si vieux, rétorque Paulo. Pour moi, tout va bien chez lui, sauf qu’il plane un peu par moments. Enfin, planer... Il n’en a peut-être plus trop envie.
Et l’homme de s’esclaffer. Charles Deuring renchérit :
– Nous faisons une fixation sur lui parce qu’il a eu un accident extraordinaire, et comme c’est nous qui l’avons envoyé au casse-pipe, nous culpabilisons.
– Il ne sait pas atterrir visiblement, raille Berthier en grognant.
Malgré l’ironie des échanges, la tension est palpable. Paulo pose son cigarillo et se lève.
– J’ai quelque chose à vous montrer.
L’adjoint de Charles Deuring entraîne ses amis dans un dédale de couloirs qui les mènent jusqu’à un vaste laboratoire, où s’alignent des paillasses chargées de microscopes, de tubes à essais et d’écrans d’ordinateurs. Dans le fond, disposées en alvéoles, des pièces exiguës font office de bureaux individuels. Les trois amis pénètrent dans celui de Paul Debreuil.
– Vous allez voir.
L’homme soulève une pile de chemises en carton près d’un écran.
– Voici comment il lui arrive de passer son temps…
Sur des feuillets qui servent de brouillon sont tracées des myriades de motifs étranges. Ils sont si serrés et si minuscules qu’on pourrait croire au premier regard qu’il s’agit de motifs identiques. Ce n’est pas le cas. La finesse des traits, la précision des alignements, leur répétition méthodique sur des feuillets entièrement noircis font penser que leur auteur a pris son passe-temps au sérieux.
Paulo ouvre une armoire. Ses collègues écarquillent les yeux. La porte intérieure est littéralement gravée de centaines des mêmes signes inquiétants. Une sorte de pointillisme symbolique.
– Merde ! laisse échapper Deuring.
– Ici aussi, glousse Paulo en retournant sur le mur un panneau savant illustré de schémas de molécules. Il y en a aussi dans les toilettes à côté. La femme de ménage me les a montrés.
La manière compulsive de faire ces dessins ne fait aucun doute.
– Tu es sûr que c’est lui ? demande Charles Deuring, éberlué.
– Absolument… Il ne doit pas aimer les mots croisés aux toilettes… ricane encore Paulo.
Des séries de motifs répétés inlassablement. Des ronds surmontés de cornes, des triangles assemblés en colliers, des tortillons en façon de serpent, des sortes de bras écartés, des zigzags couplés à des chevrons et des méandres microscopiques, des carrés hachurés, des soleils tremblants, des grappes de U alternant avec des boucles. Une constellation de minuscules symboles que Debreuil s’est acharné à reproduire partout, en quantité invraisemblable, n’importe quand.
Paris, septembre 2009.
Otto Schüller se pencha et étudia les signes en silence. Leurs formes étaient parfois étonnantes, inattendues, absconses. Avec Charles Deuring, le sexagénaire au profil de barrique, cadre retraité de la finance, déjeunait à sa table favorite au dernier étage de la Grande Arche. Cette dernière figurait un chas de pierre bien plus colossal encore que l’Arc de Triomphe. Quel arc géant, bandé par un Ulysse de la taille de Micromégas, eût-il fallu afin de vaincre avec sa flèche un tel alignement de pierre ! Dans ce restaurant huppé, le flanc collé à la baie vitrée, Schüller avait le loisir d’apercevoir un panorama sublime, cerné par une forêt d’orgueilleux gratte-ciel dont l’érection n’était pas achevée. En se penchant, par une coulée le regard pouvait s’enfoncer directement au cœur de Paris, via l’avenue de Neuilly et les Champs Elysées. Le soleil automnal batifolait avec les nuages. Le jeu des volumes et des barres en miroirs prenait sous la lumière changeante un tour féerique, losanges en fusion, lignes argentées, trapèzes d’ivoire, dans un cliquetis étourdissant de reflets. Les mêmes formes géométriques qui, alors qu’elles étaient réduites au millionième sur les feuillets griffonnés par l’ingénieur Debreuil, rendaient perplexes les deux hommes.
Schüller était un homme affable, vigoureux d’esprit, curieux de tout et affectionnant les mystères. Il poussait des « hum hum » satisfaits, avalait une bouchée, retournait aux pages non sans les avoir graissées au passage de ses doigts boudinés.
– Alors Otto, questionna Deuring, tu as une idée de ce que cela peut être ? Je n’ai pas l’impression que ce sont des dessins faits au hasard.
– Hum hum...
Schüller se gratta la gorge. Que signifiait cette orgie de signes en spirales par exemple ?
– Je veux savoir avant d’entreprendre une démarche de licenciement, reprit Deuring. Le psy du travail l’a vu après son accident. C’est un très bon ingénieur, et je n’ai pas forcément envie de m’en séparer. Mais il a un comportement si étrange depuis un certain temps. Parfois même, c’est du délire. Il y a ces trucs bizarres qu’il dessine un peu partout, et ses moments d’absence, ou de contemplation extatique. Il est devenu subitement fou. Tu vois quelque chose dans ces dessins ?
– Passe-moi un crayon.
Otto Schüller avait sorti un carnet de sa poche. La moindre contorsion lui coupait le souffle. Charles Deuring lui tendit un stylo.
Dans le carnet, le gros homme recopia d’un trait léger des motifs de graffitis. Son trait était aussi fin, gracieux et stylisé que son anatomie était lourde et débordante. Il s’appliqua à rassembler les graffs obsessionnels par famille.
– Il est vrai que c’est inhabituel, dit-il entre deux nouvelles bouchées.
– Explique-toi.
– Ce sont des motifs anciens. Cette série là rassemble des variantes de svastikas.
– Des svastikas ?
– Croix gammée, si tu veux. Les nazis étaient fascinés par les mythes indo-européens et s’en sont servis. Une croix gammée est un signe très ancien, universel. On en retrouve sur tous les continents, dans toutes les ethnies primitives. Ou gravé, ou peint, ou tatoué. C’est très commun.
– Mon employé est un nazi ?
Schüller arbora une grimace joyeuse. Il farfouilla de sa main grasse dans les feuillets et brandit d’autres dessins.
– Je ne crois pas. Mais ce sont des graffs que l’on retrouve dans le passé. Regarde ces pictogrammes en bâtons. Ils sont légèrement cornus à l’extrémité, je sais que l’on en trouve beaucoup dans la vallée des Merveilles, derrière Nice. Ce sont des signes gravés à la pointe de quartz par des bergers, on ne sait pas trop pourquoi, au juste. Vers deux ou trois mille avant Jésus Christ. Cette période est appelée le Chalcothique.
– Le quoi ?
– L’Âge du Cuivre. C’est marrant, la série des petites pointes comme ici pourrait faire penser à des cunéiformes, ajouta Schüller. C’est l’écriture des Sumériens. C’est beaucoup plus ancien. Hum, je ne suis franchement pas sûr.
– Il dessinerait des alphabets ? Il en sème partout, alors. Drôle de manie.
– Ces signes en triangles fendus ici sont encore moins clairs, dit Schüller sans répondre directement, en penchant son crâne sur l’un des feuillets, puis il se mit à le recopier sur son carnet. Des symboles sexuels peut-être. C’est un excité, ton type ?
– Pas que je sache.
– Ton ingénieur est peut-être un passionné des mythes anciens. Et il aime le dessin. Peut-être juste un amusement. Cela arrive.
– Peut-être. J’ai contacté sa femme, qui m’a dit qu’il s’était pris aussi une passion pour le café, il en boit toute la journée. Auparavant, il n’en buvait jamais. Il détestait même ce breuvage, m’a-t-elle dit. Il déraille.
Schüller afficha une grimace dubitative. Ce mystère devenait trop intime.
– Il se passionne pour certains objets, ajouta Charles.
– Lesquels ?
Le directeur eut un haussement d’épaules.
– Des figurines de bronze. Et sa femme Diana m’a parlé d’un râteau, d’une lampe, de figurines en pierres de lave.
– Un animiste ? Un fétichiste ?
– Je n’en sais rien. De toute façon, les gens raffolent des vieilles breloques dès que c’est affectif et que ça vient du passé. Les vide-greniers n’ont jamais eu autant la cote.
– Du neuf avec du vieux, mais ça intéresse ma vieille carcasse ! s’écria Schüller en se touchant le ventre.
– C’est clair... se mit à rire Charles. Diana m’a invité à venir chez eux. Je la sens désemparée.
– Mais vous n’êtes pas venu, objectai-je avec une pointe de tristesse, alors que Charles Deuring ravivait mes souvenirs en finissant d’évoquer cette entrevue avec son ami Schüller, il y a de cela des années.
– Non, pas chez vous, mais j’ai continué de m’intéresser à votre mari par la suite, répondit Charles. Vous devez me reconnaître ça, après qu'il a quitté notre laboratoire. Et eu égard à son accident, je lui ai laissé de bonnes indemnités.
– C’est vrai. Vous avez été chic.
– J’ai laissé partir votre mari quand il a eu ses accès de narcolepsie, soupira Deuring. S’endormir comme il le faisait, de façon si subite...
– Le médecin parlait de cataplexie. De grands accès de fatigue.
– Nous n’avions pas le choix. Ni lui, ni vous, ni moi.
Je me souvenais de tout. Charles Deuring s’était montré compréhensif à l’époque. Il l’était toujours. La compassion qui demeurait dans le fond de sa voix m’émouvait encore. Tout s’était désagrégé à l’époque, avec Paul, pour une cause inconnue. Je n’avais rien à ajouter, hormis de formuler des regrets. Il me fit jurer de le tenir au courant, puis raccrocha.
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