10 - Une montre au mauvais endroit
Résumé des chapitres précédents – 1 à 9 :
Diana Artz est une jeune femme habitant un mas non loin d’Aix-en-Provence. Agressée par un inconnu, une sorte de psychose s’est déclenchée en elle, d’autant plus que sa relation avec Nicolas bat de l’aile, et que son ex mari, Paul a depuis plusieurs années un comportement étrange. Du reste, la découverte d’un microlithe lui laisse à penser que c’est peut-être lui son agresseur. Elle téléphone alors à Charles Deuring, l’ancien patron de Paul, et ensemble ils évoquent son cas, ses manies à répétition (dessins compulsifs de symboles étranges, fétichisme) ses soucis de santé (narcolepsie, cataplexie). Diana se souvient même qu’un jour, Paul qui sait pourtant nager a failli se noyer en se jetant sans raison dans un étang. Sur le conseil de Deuring, elle va chez lui et se rend compte qu’il vit dans un taudis, à l’écart d’un village, et qu’il s’amuse à chasser pour ensuite clouer sur des planches les peaux de petits animaux.
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Avec toutes ces images négatives en tête, on comprend que le désir de tenir mes promesses n’avait pas fait le poids : je me refusai catégoriquement de rappeler Charles Deuring. Cela attendrait.
Je sentis par ailleurs mon échine à nouveau frissonner en repensant à ma visite chez Paul. J’avais été folle. Fouler ce territoire malsain m’avait procuré une frousse des plus désagréables. De toute façon, un autre événement fit s’évanouir pour de bon les quelques remords qui s’étaient mis à flotter dans mon esprit en songeant au Paul dérangé mais vulnérable et enfantin d’autrefois. Je reçus une visite bien particulière dans l’après-midi.
Je rangeai de la vaisselle quand le carillon me fit sursauter. J’ouvris, cette fois sur le mode de la méfiance.
Une jeune femme un peu replète mais jolie, vêtue d’une robe légère, était en train d’attendre sous le soleil. Inquiète, je la fis entrer rapidement, avant même qu’elle ne finît de se présenter. Son état qui n’était pas dissimulable me poussa à accélérer ce geste d’hospitalité : cette femme était enceinte.
– De cinq mois, déclara-t-elle en pénétrant de bon cœur dans le hall rafraîchissant. Mais ça va encore, malgré cette chaleur épouvantable.
Son nom était Olivia Caron. Elle devait avoir dans mes âges, une trentaine d’années, elle arborait un sourire discret, des cheveux bruns longs et légèrement bouclés, un visage poupon agrémenté d’un grain de beauté en bas de la lèvre et un autre au-dessus de la joue. Je demeurai une fraction de seconde en suspens quand elle m’apprit qui elle était et pourquoi elle me rendait visite.
– Je suis gendarme.
Encore ! Cette fois ce n’est pas moi qui avais appelé. Je gardai le silence, puis je lui proposai quelque chose à boire, tout en lui faisant remarquer qu’elle n’était pas en tenue réglementaire. Elle choisit un verre de jus de fruit et me répondit sur un ton désinvolte :
– Je suis en service minimum en ce moment, vu mon état. Et je ne travaillais que ce matin. J’ai eu le temps de me changer.
Je hochai la tête, concentrée.
– Vous avez entendu parler de la jeune femme retrouvée morte hier ? me demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Je fis oui, en essayant de masquer mon effroi et d’être le plus naturel possible. Au retour de chez Paul, la nouvelle était tombée à la radio. Le corps d’une jeune femme étranglée à mort avait été découvert par des touristes en randonnée, non loin d’ici.
– Trois kilomètres à vol d’oiseau, c’est peu, dit la gendarme.
Je ne savais pas comment il fallait prendre cette remarque. J’étais un peu soupe-au-lait, ces temps-ci.
– Vous me soupçonnez ?
Elle me renvoya son sourire de diplomate.
– Non, vous êtes sur la défensive ?
Je bégayai, en me dirigeant vers le meuble à apéritif.
– Non, pas du tout. Je… Mais j’ai eu des soucis récemment. Tout cela m’effraie. Je suis un peu sur les nerfs, je l’avoue.
Hier dans la voiture, l’information avait déclenché ma rage, et j’avais coupé net la radio. Car immédiatement le souvenir de mon agression récente m’avait sauté au visage. Cette enquêtrice était donc là pour des questions supplémentaires sur le type qui s’en était pris à moi, car l’agresseur et le tueur étaient la même personne, cela ne faisait aucun doute. J’attendis pourtant qu’elle abordât le sujet la première, un peu tendue. Cela ne venait pas.
– Je vais tout vous dire, dit la gendarme qui, malgré la distance qu’elle désirait conserver avec moi, affichait une expression bienveillante, je ne suis pas chargée de l’enquête. Vu mon service réduit et mon état, c’est un peu normal. Mais j’ai pris une initiative par rapport à un élément retrouvé près du corps, et dans la matinée cet élément m’a conduit jusqu’à vous.
J’écarquillai les yeux. Jusqu’à moi ? « Oui, vous allez comprendre. » Je manquai de m’évanouir après qu’elle m’eut demandé de jeter un coup d’œil à une photo sur son téléphone portable.
– Une photo prise dans notre labo d’Aix. Vous reconnaissez cet objet, Madame Artz ?
La voix d’Olivia Caron s’était faite soudain plus ramassée, précise et souple, féline. Sur l’écran, j’aperçus une montre.
– Faites défiler les autres photos, me commanda-t-elle.
Je pâlis immédiatement. Sur la seconde photo apparut l’arrière du cadran, et l’on pouvait lire distinctement les lettres P et D. Evidemment, je connaissais cette montre. J’expliquai à l’enquêtrice que je l’avais offerte à Paul pour son anniversaire. Je ne sus pas ce qui me prit, mais j’ajoutai aussitôt :
– C’est une montre que j’ai gardée avec moi depuis le divorce, vous savez. De toutes les manières, Paul n’a quasiment rien emporté dans son nouveau chez-lui. Il se moque de tout.
La gendarme était heureuse de constater qu’elle ne s’était pas trompée d’adresse, et je priais pour qu’elle ne perçût pas autour de mon aveu la coquille du mensonge. En vérité, Paul avait bel et bien emmené cette montre après le divorce, car il l’avait toujours adorée.
Après les verres, je retournai chercher de la vodka dans le meuble pour corser mon jus d’orange. J’en avais besoin.
– Ne soyez pas inquiète, me dit Olivia sur un ton doux. Mais je pensais trouver votre mari ici. Je ne savais pas que vous étiez divorcés.
– Si. Depuis deux ans environ…
J’ignorai encore ce qui m’arrivait une nouvelle fois, quel instinct me poussait, protecteur, maternel, nostalgique ou autre. Peut-être la visite que je venais d’effectuer chez Paul la veille, et tout ce qui était remonté avec Deuring au téléphone ? Peut-être parce que j’avais encore besoin de lui en dépit de tout ? Mais j’ajoutai encore, dans un acte de folie que je regrettai bientôt :
– Il travaille à l’étranger en ce moment…
– J’allais vous demander où il se trouve…
– Au Congo. Il est ingénieur botaniste.
La gendarme émit une moue impressionnée et fourra son museau déçu dans son verre. Le plus curieux était qu’elle n’évoquait toujours pas l’agression que j’avais subie dernièrement. N’était-elle pas là aussi pour ça ? Hors de question que je fisse le premier pas. C’était elle qui menait l’enquête.
Elle eut soudain une question plus directe encore : comment j’expliquais la présence de la montre de Paul à l’endroit où l’on avait retrouvé le corps de cette pauvre fille, hier matin ? Dès lors, je compris qu’elle n’était venue qu’à cause de la montre. Je devins livide et je répondis par une autre question :
– Cette fille a été violée ?
La question me brûlait les lèvres. Je voulais savoir si la victime avait souffert et ce qu’elle avait subi avant de mourir. Les informations n’avaient rien mentionné.
– Je vais vous répondre en toute franchise, madame, je n’en sais rien. Il faut attendre le rapport du légiste. Evidemment, il y a des détails sur les circonstances de la découverte que nous devons taire au public.
Le regard d’Olivia Caron était devenu un véritable laser. Qui me fouillait le regard lorsqu’elle ajouta :
– … Ou aux témoins.
Je déglutis, puis je posai une autre question, dans une sorte de fuite désespérée. Mes simagrées, mes joues écarlates, mon sautillement machinal, rien ne devait lui échapper, mon Dieu.
– Comment avez-vous trouvé mon adresse ?
– Je vais vous le dire. Mais vous n’avez pas répondu à ma question... Que faisait la montre de votre ex mari près du corps de cette jeune femme ? Son nom est Nicole Dunham. C’est une étudiante anglaise. Voyez-vous une explication ?
Je fis non. « Garde ton sang-froid Diana, je t’en supplie. »
– Bon, poursuivit la gendarme avec un haussement désinvolte, pour vous répondre, de mon côté j’ai compulsé l’annuaire sur Internet, en cherchant les initiales P et D. J’ai eu des quantités de réponses, vous vous en doutez, mais il se trouve que vous habitez à trois kilomètres du lieu où on a retrouvé cette pauvre femme. Pour tout dire, il y a bien d’autres noms qui correspondent dans le coin, et le vôtre est loin d’être référencé en premier, mais j’ai commencé par vous. Un coup de chance, apparemment… En attendant que mes collègues se penchent sur la question, mais eux, ils vont éplucher dix fois plus de noms, vous vous en doutez. J’ai donc bien fait…
La voix était douce, quoique la gendarme demeurât sur le qui-vive, non pas soupçonneuse, mais par habitude étudiant mes réactions.
– La maison est au nom de Paul Debreuil, c’est vrai, murmurai-je tout à coup, sans plus pouvoir esquiver.
Deux ans c’était court, prétextai-je encore. Paul était parti brusquement. J’avais refusé de faire les démarches de changement d’adresse.
– Alors, ma question, reprit la gendarme tenace. Comment cette montre s’est-elle retrouvée près de la victime ?
– Je l’ignore.
J’avais pris un ton sec. Je m’exclamai subitement :
– Une minute, j’y pense. J’ai été cambriolée un jour...
– C’était quand ?
– Il y a un an environ. Oui, j’y songe ! Il est fort possible que la montre de mon ex mari ait fait partie du butin, puisque c’est moi qui l’avais gardée. Elle n’avait pas de valeur, je l’avais totalement oubliée, je dois avouer.
– Vous êtes en train de me dire que celui qui a étranglé Nicole Dunham peut être ce cambrioleur ?
Je haussai les épaules. A vrai dire, je n’en savais rien.
– Hum, fit Olivia Caron en esquissant une moue, pourquoi pas, la famille de Nicole indique d’ailleurs qu’elle portait une gourmette en or que l’on n’a pas retrouvée à son poignet… Arrachée, perdue, ou volée… Mais dans ce cas, l’assassin de Nicole peut être quelqu’un qui habite dans le coin, sans que cela soit forcément un rôdeur de passage. Vous me direz, quand je dis que c’est quelqu’un du coin, cela peut être quelqu’un qui habite à cent cinquante kilomètres et commet ses vols et ses agressions loin de chez lui. Parfois, ces malades ont l’opportunité d’agresser là où ils habitent, cela dépend, tout est affaire de circonstance. On verra ce que donnent les analyses. Et donc comment est morte cette pauvre fille et si elle a subi des sévices. Mes collègues sont sur la piste du crime sexuel, vous vous en doutez bien. Comme je vous ai dit tout à l’heure, il faut attendre les analyses. Puis les recoupements d’ADN avec d’autres affaires criminelles. Mais la mise en scène du cadavre laisse songeur…
Elle en avait trop dit. Je m’écriai :
– Comment cela ?
– Je ne pense pas avoir l’autorisation de vous le révéler. Cependant, je sais très bien que les journaux vont en parler, il y a trop de spécialistes extérieurs impliqués dans l’enquête. Le corps de cette fille a été découvert dans une sorte de petite tombe au fond d’une grotte. Enfin, une grotte ouverte, peu profonde, au bord d’un ruisseau, dans le fond d’un vallon non loin d’ici. Ce sont des randonneurs qui ont fait la découverte. Macabre comme on dit… Si l’expertise du légiste confirme la mort violente et le viol, il se peut que ce soit une mise en scène de mauvais goût, une farce sordide, insupportable. Mais en attendant, il n’y a aucune trace de lutte ni de sang ailleurs dans la grotte. Le corps peut avoir été transporté, et la montre effectivement oubliée par l’auteur du crime.
– Vous pensez que c’est mon ex-mari ?
– Vous m’avez dit qu’il est à l’étranger…
– Oui, je vous le redis…
Ma voix s’était faite sifflante. J’ignorais si la gendarme avait perçu mon émotion. Je décidai alors de me taire pour l’agression de l’autre jour. Cette femme en face de moi, cette Olivia Caron, avait une mine sympathique. Ses traits légèrement tirés, sa peau brillante et le léger excès graisseux sur ses joues reflétaient la fatigue inhérente à sa grossesse de cinq mois et demi. Nous bavardâmes sur autre chose. Un moment, je lui demandai en passant du coq à l’âne :
– Qui était-elle, au juste ?
Le regard d’Olivia se détacha du piano qu’elle était en train d’admirer au fond de la pièce, ainsi que des bibelots dont la maison était richement dotée. Les parents de Paul avaient bien fait les choses, avant que nous entrions ici.
– Vous parlez de la victime, cette Anglaise ?
– Oui…
La gendarme réfléchit, pendant que je remplissais une deuxième fois son verre en me montrant la plus aimable possible. Elle me raconta que les journaux d’outre Manche avaient réservé la place qu’elle méritait à la découverte du corps de Nicole Dunham. Le visage souriant de l’étudiante s’étalait à la Une de tous les tabloïds. Les articles se déchaînaient contre l’insécurité régnant en France. Tout en buvant à petites gorgées son deuxième jus, la gendarme m’apprit que Nicole était une étudiante anglaise inscrite à la fac d’histoire d’Aix-en-Provence. Sa famille modeste avait des attaches ouvrières dans la banlieue de Birmingham. Son père malade ne travaillait plus depuis longtemps, tandis que sa mère s’échinait à faire des ménages. Tout cela était bien triste et plus que révoltant.
– La dernière fois qu’elle a été aperçue, c’était lors d’une soirée du côté de Prégny, le lendemain du 14 juillet. Une association d’escalade fêtait la fin de l’année chez la doyenne de l’université de Sciences Humaines, qui en est la présidente d’honneur. Personne n’a vu Nicole après deux heures du matin.
– Elle a disparu comme ça, d’un coup ?
– Un témoin l’a vue prendre la direction du garage. Il faut que je creuse la question. Je vais interroger le gardien de la propriété. Bien, sur ce, je vais devoir vous laisser.
Olivia s’était levée en tenant son petit ventre rebondi. Elle me gratifia d’un sourire d’amabilité. En dehors de ses questions épineuses, je la trouvais charmante.
– Vous n’avez plus de relation avec votre ex-mari ?
– Non, fis-je en dissimulant à nouveau ma gêne, ainsi que ma déception de l’avoir un peu trop vite encensée puisqu’elle revenait une nouvelle fois à la charge.
– Bon. Mais comment se fait-il que son nom soit associé à cette adresse ?
La maison se trouvait à nos deux noms. Les annuaires n’étaient pas toujours remis à jour sur Internet.
– Il est parti et il vous a laissé la maison. Comme ça ?
– Oui…
– Hé bien, c’est un généreux.
Un silence passa. Olivia semblait perdue dans ses pensées. Je n’en menais pas large. Je sentis qu’il fallait ajouter quelque chose.
– Paul n’a jamais été matérialiste, vous savez. Comme pour cette montre que l’on m’a volée. Il préfère passer sa vie dans la nature. (Là-dessus, je ne mentais pas trop). Il est reparti sur Paris, dans son ancien laboratoire de recherche pharmaceutique, parce qu’on lui a proposé une mission en Afrique.
– Ah, dit Olivia avec intérêt, au fait, vous avez le nom de ce laboratoire ?
– Deuring, à la Défense, dis-je en atténuant le plus possible le tremblement de ma voix. Vous trouverez facilement.
– Très bien, je note. Cette fois ci, je vous laisse.
La gendarme stationnait à la porte d’entrée. Elle se retourna encore. Quel pot de colle… Je fatiguais.
– J’oubliais, et pour le courrier ?
Je dissimulai mon impatience.
– Comment cela ?
– Hé bien, votre ex-mari a-t-il quand même fait un changement d’adresse ? Je vous dis, quand j’ai entré son nom sur Internet, plusieurs annuaires m’ont donné votre adresse…
Certainement, m’entendis-je répondre, puisque je ne recevais plus aucun courrier à son nom depuis longtemps. Je précisai à mon enquêtrice que le divorce avait été prononcé rapidement. Mon beau-père avait beaucoup d’argent, ce qui était la stricte vérité. L’un de ses amis avocats s’était chargé de tout. Paul avait littéralement décampé.
– Mais donc, vous pensez que je vous mens quand je vous dis que sa montre était ici, et que j’ai été cambriolée ?
J’avais l’impression de jouer mon va-tout.
– Bien sûr que non ! s’écria Olivia. Mais attendez-vous à des vérifications. Cette fois-ci je vous quitte pour de bon. Au-revoir…
La porte se referma. Je me pris le visage à deux mains. Il était rubicond et brûlant. Je touchai mes cheveux, aussi raides que de la paille. Mon dos oscillait contre la porte, pendant que mon cœur jouait du tambour. J’allais m’effondrer. L’émotion se faisait trop grande. Quelle était donc toute cette histoire ? Tout doucement, je me laissai glisser par terre. Animée par la même lenteur de limace que, le long de mes joues, de grosses larmes, nerveuses et inévitables.
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