18 - Le cas Paul Debreuil
CHAPITRE 18 – LE CAS PAUL DEBREUIL –
Résumé des chapitres précédents – 1 à 17 :
Soupçonnant son ex mari de l’avoir agressée par deux fois, Paul Debreuil, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme, Olivia Caron, qui enquête sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Diana soupçonne dans cette affaire son ex mari, mais tente de le disculper. Bientôt, elle accepte la proposition d’Olivia de la suivre pour interroger de façon non officielle le fiancé de Nicole Dunham : Andreas Öpfe. Celui-ci fait des révélations sur Nicole. Celle-ci était jalouse d’une étudiante américaine Grace Rockwell qui courrait après Andreas, son petit ami, et qui sur le campus se faisait approvisionner en cannabis par un type surnommé Blur. Un peu plus tard, la gendarme Olivia Caron recontacte Diana car elle attend des nouvelles de son ex mari. Paniquée, Diana téléphone encore à Deuring. Or l’autopsie a parlé. Nicole Dunham est morte d’un violent coup au crâne, son étranglement serait post-mortem. Le crâne a été lavé, et le corps placé bizarrement dans une grotte. Diana et Charles Deuring soupçonnent une nouvelle fois Paul...
18
J’en avais consulté des médecins. Je me souvenais de cette femme, à Tours, le docteur Weerde. Une créature impressionnante, attifée avec soin, de grand standing, le chignon bas et emmailloté, des oreilles à girandoles, les yeux noirs comme du charbon, vifs, bien poivrés, devant laquelle j’avais eu des airs empruntés. J’étais plus jeune aussi, à peine trente ans, et je me battais déjà pour Paul.
– Vous évoquez des changements alimentaires. A-t-il fait un régime ?
– Non.
– Pas de régime ?
– Jamais.
– Je vous demande cela parce que, vous savez, de nos jours, même les hommes font des régimes. Et les hommes sont perturbés de nos jours. Ils font des UV, mangent allégés, mettent des crèmes, bref, comme nous les femmes.
Le docteur Weerde me sourit enfin. Quel soulagement. Elle me sentait anxieuse et dépassée. Je venais de lui narrer la sorte de crise d’épilepsie que Paul avait faite trois semaines plus tôt, et son hospitalisation sur trois jours. Les examens en neurochirurgie n’avaient rien donné de probant. Le corps calleux était intact.
– Sinon, Paul mange par envie. Ce sont des mono-repas. Pendant une semaine, que des sardines, puis quinze jours, des frites, des quiches, ou des tomates. Il ne mange plus de pain. Ou pratiquement plus. Il a des périodes d’insomnie, et de narcolepsie. On nous a envoyé à Paris, où nous avons passé des journées entières à l’hôpital.
– Quel hôpital ?
– La Salpêtrière.
Weerde hocha la tête, tout en sortant une ordonnance.
– Mais quand je vous dis qu’il est éveillé la nuit, c’est éveillé. Il tourne en rond, et finit par sortir dehors. Un lion en cage. Cela a commencé comme ça, à Paris. Il se réveillait la nuit, faisait de l’insomnie. A son travail, il avait l’air de tenir le coup, et il s’est mis à courir durant des jours, sans rien préparer. Juste comme ça, il courait. Et puis ensuite, il y a eu la narcolepsie, ses moments de torpeur intense, d’inaction, les médecins nous ont dit que c’était le contrecoup. Que les insomnies étaient une sorte de signes avant-coureurs de la maladie. Mais quelle maladie ? Le paradoxe, c’est qu’ici à Tours, c’est redevenu le contraire. Ce sont des espèces de cycles. Il y a eu cette crise d’épilepsie, son agitation continuelle, ses sorties nocturnes, ses manies autour des plantes, et les médecins lui ont prescrit des médicaments contre l’hyper activité et le stress. Je travaille dur de mon côté, je suis épuisée.
J’essayai de plaisanter, en ajoutant :
– Moi, j’ai besoin de plus que des frites ou des sardines en conserve.
– Les sardines, c’est bien, déclara la médecin qui prenait désormais des notes à l’ordinateur. Il y a des oméga trois. Les frites moins. Le cerveau, c’est quelques pourcents de la masse du corps, mais vingt pourcents des besoins en énergie, et il a donc besoin de bonne graisse. Après, le pain, les laitages, est-ce indispensable ? Génétiquement parlant, nous traînons l’amour du pain, mais génétiquement parlant, le million d’années qui nous a fait nous a nourris surtout de fruits et de viande de gibier. Pas de pain ou de frites, pas de lait. Notre corps fossile n’y est pas habitué. Bon, je vous ai prescrit du repos et un anxiolytique pour quelques jours. Vous me paraissez résistante et courageuse, c’est bien. Vous vous battez pour votre mari, il le faut.
– Merci. Mon mari est devenu étrange.
– Les autres spécialistes ont-ils évoqué les stupéfiants ?
– Oui, certains. Mais les analyses de sang n’ont rien donné. Mon mari ne se drogue pas. Rien, en aucune manière !
– Une forme d’autisme ?
– Non.
– Hum, c’est normal. L’autisme se déclare dès l’enfance. On le repère.
– Parfois, dis-je un peu rêveuse, j’ai l’impression qu’il retourne en enfance. Mais je veux dire, pas seulement psychologiquement. Physiquement.
Je me souviens, j’avais raconté au docteur Weerde ses lubies à Paris, son fétichisme pour les objets en métal, ses graffitis. Ses accès de mutisme, alors qu’il était si volubile auparavant. Le fait qu’il s’était pris une passion pour les chiens en arrivant à Tours, alors qu’il les détestait à Paris au début de notre rencontre. J’avais même dû renoncer à en avoir un, et je lui en voulais un peu, surtout quand je croisais Victor, le voisin de notre appartement, qui possédait un épagneul magnifique, - même si celui-ci ne savait pas l’élever. Et puis, un jour, sur la fin, à la Défense, nous étions passés devant un SDF et son chien, et voilà que Paul s’était accroupi en silence et s’était mis à flatter les flancs de l’animal, lequel s’avérait être un vrai molosse. Le type aviné n’avait pas bronché. Le chien non plus. Paul semblait plus à l’aise qu’un vétérinaire. J’en étais restée pantoise.
– Il n’est pas violent avec vous ?
– Non. Pas le moins du monde...
Je lui en avais voulu à cette femme, pour cette question précise. J’étais jeune, bien plus idéaliste que maintenant. Paul était un garçon doux et attentionné, lunaire, charmeur involontaire comme on les aime tant, les hommes. Beau, frêle et parfumé comme sur un poster de cinéma. Or, ce médecin venait d’évoquer en trois mots les travers liés à leur supériorité physique, les abus qui en résultent, l’agressivité gratuite, la violence à l’intérieur des couples. Paul n’était pas un malotru. Il était malade mais jamais agressif.
Cela avait changé depuis. Il avait pénétré de force chez moi. Ma honte venait surtout du fait que je m’étais complètement trompée à son égard. Désormais, parfois les pleurs arrivaient, à grandes eaux, comme chez une enfant, et ma respiration se coupait, je ne revenais plus à moi, je me sentais si seule et triste, isolée, empoisonnée par un mauvais secret. J’en hoquetais.
En Touraine, j’étais allée voir un psychothérapeute, à Saint-Léger. Mon amie Sonia me l’avait recommandé. Elle tenait son tuyau d’un collègue commun à elle et Emile, un certain Martin, adepte des méthodes holistiques, qui vouait un culte à ce praticien peu ordinaire. Sur la plaque était inscrit : « Sylvain Bouix, spécialiste des troubles psychologiques, sociaux et psychosomatiques. »
– Il a recommencé une crise, mais je ne sais pas si c’est de l’épilepsie, exposai-je au psychologue aguerri. J’en ai vu sur You tube. L’épilepsie fait penser à de la démence, et lui, c’est une agitation fébrile. Certes, il s’est roulé par terre, il semblait paralysé. Je ne veux pas le perdre, je veux m’occuper de lui, lui rendre service. Dimanche, nous avons fait un jogging ensemble. On parle, je lui demande s’il m’écoute. Vous savez ce qu’il m’a répondu ? « Je dors ». Il m’a répondu qu’il dormait ! Il était en train de courir et il disait qu’il dormait… En ce moment, il est obnubilé par les feux rouges, vous voyez ? Encore une lubie. Une de plus ! Devient-t-il fou ? Comment l’aider dans ce cas ?
– Pas de conclusion hâtive, s’il vous plaît. Vous pourriez me l’amener ?
Ce type avait travaillé avec Paul, mais cela nous revenait cher, et il n’avait rien trouvé. L’ennui, c’est qu’il y avait des journées entières où mon mari ne disait plus rien. A Aix aussi, j’étais allée voir un spécialiste des troubles comportementaux, complexes, phobies, repli sur soi-même. On m’avait prévenu que ce praticien usait de toute la panoplie des méthodes, pourvu qu’elles fussent parallèles à la médicamenteuse, laquelle n’avait rien donné. Bioénergie, gestalt-thérapie, litho-thérapie, thérapie cognitive et comportementale, psychodrame, thérapie analytique.
– Paul ne conduit plus, il se passe de tout. Il est devenu comme autiste, avec tout le respect que j’ai pour cette pathologie.
– A-t-il des problèmes de mémoire ?
– Je ne crois pas.
– On sait que la maladie d’Alzheimer peut toucher des personnes jeunes, hélas.
– A Tours, ils ont pensé à ça, m’empressai-je de souligner.
– Ah, je vois… Et vous ? Vous me dites que votre regard a changé sur lui. Est-ce lui qui a vraiment changé, ou n’est-ce pas votre regard, à un moment où l’existence est plus difficile pour votre couple ?
C’était vrai. En arrivant, je lui avais parlé de ma lassitude. J’étais venue pour moi, cette fois. Cet individu ne soignait-il pas la dépression ?
– Nous pourrions essayer avec les pierres. Pour le calmer, se borna-t-il à dire. (Il m’avait regardé droit dans les yeux, compris que j’étais une délicate, sans doute un peu assommante avec mes masques de concombre et mon horreur d’un cheveu qui traine sur une veste.) Et vous aussi…
Ce fut à cette époque, quelques mois après notre installation dans le mas d’Aix, que la question d’avoir un enfant avec Paul commença à poindre dans mon esprit, et je m’en préoccupai beaucoup. Paul n’avait plus aucun appétit sexuel. Cela ne m’ennuyait que mollement, à vrai dire, - sauf, (et encore), si j’entendais autour de moi quelqu’un se vanter de ses propres frasques érotiques, comme si je manquais quelque chose de formidable, - mais le plus ennuyeux était la conséquence : devais-je commencer à essayer d’avoir un enfant ? Ne devais-je pas commencer tôt ? Et toutes les autres questions s’enchaînèrent d’un coup, comme lorsqu’on ouvre un placard et que tout vous dégringole sur la tête.
– J’ai des soucis. Je suis prêt de rompre. Il a changé, je vous assure. Je ne raconte pas de blagues. Nicolas est d’accord avec moi.
Je rougis et ne peux masquer mon trouble.
– Nicolas ?
Je suis muette, mortifiée, transie.
– C’est un ami...
– Vous devez tout me dire. C’est le principe. Vous trompez votre compagnon ?
– Oui.
– Avec ce Nicolas ?
– Oui. Mais il m’a trompé lui aussi.
Le psychothérapeute claque sa langue.
– Vous le décrivez comme ayant des troubles mentaux, tout en menant vous-même une autre vie charnelle, me fait-il remarquer. Hé bien, ne vous inquiétez pas. Ceci n’est que normal. Vous trompez votre mari, et donc vous ne le quittez pas. Au contraire, vous en faites beaucoup pour lui. Donc, vous dîtes qu’il change ?
– Physiquement aussi, me suis-je empressé de prononcer, n’aimant pas ni cet échange, ni cet homme. Enfin quelque chose a changé dans son visage. J’ai regardé des photos. Un moment, je pensais qu’il rajeunissait, mais non, finalement.
Le type me coupe et récite, tout en ouvrant les bras puis en frappant ses paumes, avec un air désagréable et narquois, un ton sentencieux :
– Ah, il a forci, son visage s’est épaissi, ses mâchoires et ses épaules se sont élargies. C’est que tout simplement tout le monde vieillit, madame, et votre mari aussi. On perd quelques centimètres en se tassant avec l’âge, vous le savez. Plus tard, le visage se creuse... Et tout le monde regarde les photos, madame Artz.
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