21 - Deux femmes
CHAPITRE 21 – DEUX FEMMES –
Résumé des chapitres précédents – 1 à 20 :
Soupçonnant son ex mari de l’avoir agressée par deux fois, Paul Debreuil, Diana Artz se remémore le comportement étrange de celui-ci, ses manies, ses soucis de santé. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’une gendarme, Olivia Caron, qui enquête sur la mort d’une étudiante, Nicole Dunham. Accompagnant la gendarme Olivia, elle apprend que Nicole était jalouse d’une étudiante américaine, Grace Rockwell, laquelle courrait après Andreas, le petit ami de Nicole, et sur le campus se faisait approvisionner en cannabis par un type surnommé Blur. En outre, l’autopsie a parlé. Nicole Dunham est morte d’un violent coup au crâne, son étranglement serait post-mortem. Le corps a été lavé, et placé bizarrement dans une grotte. Olivia Caron, la gendarme, apprend à Diana que l’alibi de Paul a été vérifié : tout est en ordre. Diana de ce côté est un peu soulagée. Toutes les deux interrogent Blur, et celui-ci leur apprend qu’il fournissait la doyenne du campus en drogue thérapeutique. Il raconte aussi qu’il a été agressé par un type lui ordonnant de ne plus fournir Grace Rockwell en cannabis. Sur l’attaché-case du type se trouvait une broche en forme de nœud papillon avec les couleurs américaines.
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Il n’y a jamais mieux qu’un mystère à éclaircir pour se réconcilier chacun avec son amour-propre. La curiosité et la vanité sont en nous comme mari et femme. J’étais fière d’être associée à l’enquête par Olivia, dans la mesure où il me semblait que, aussi simplement que du soleil et de la pluie font pousser l’herbe et les fleurs, cette collaboration me garantirait des promesses de gloire et de reconstruction à peu de frais de mon tissu moral. Cette jeune femme un peu plus jeune que moi me ravissait par sa générosité naturelle. Cet été là, j’étais prête à la suivre loin parce qu’au fond, les problèmes existentiels que la vie me soumettaient, la question de Paul, ses agressions sexuelles, sa déraison, mes désirs entravés de bonheur et de maternité, l’éloignement de mes parents, la révélation de mon ennui avec Nicolas, étaient des blocs bien lourds à soulever, et sans son aide, il me paraissait évident que je me serais borner à tourner les talons et à déguerpir. Ce fut donc pourquoi, lorsque la gendarme me révéla qu’elle voulait absolument rencontrer Grace Rockwell ainsi que la doyenne de la faculté, ses desseins me parurent ambitieux et louables, et ils reçurent derechef ma bénédiction. En vérité, ma naïveté ne passait son temps qu’à frayer avec mon hypocrisie, tout ceci sous des oripeaux de bon aloi. J’étais enthousiaste. Je la suppliai même de pouvoir l’accompagner. Elle réfléchit, mais dans le fond, elle ne fit aucune difficulté pour accepter. Mise quelque peu sur la touche par ses supérieurs qu’elle traitait de snobinards, Olivia aussi avait besoin de variété et d’une certaine once de revanche dans l’existence, quand bien même, contrairement à moi, elle n’eût pas besoin de réel et profond changement.
Je pus voir enfin cette Grace Rockwell dont tout le monde parlait. Une étudiante superbe, conforme à sa réputation, l’amie de Nicole Dunham, qui emportait dans son sillage un je ne sais quel clinquant aristocratique, ou faussement aristocratique, que l’on imagine avoir toujours estampillé les vieilles familles américaines. Elle s’était avancée vers nous, créature assez grande et blonde, à la sensualité naturelle, la chevelure lisse au carré, pourvue d’admirables yeux verts. Elle s’entretenait par une pratique sportive régulière, et son corps fluide et proportionné frémissait d’une grâce un peu dure, équilibrée par l’habitude du mouvement. Vêtue à la mode, mais ni trop garçonne, ni trop fardée, à l’aise dans sa peau, elle aimait donc les filles comme les garçons, songeai-je en lui serrant la main – qu’elle avait chargée de bagues et de bracelets, – avec un timide et énigmatique sourire. Tiens, ma curiosité n’était pas moins perverse que celle d’Andreas, son fiancé d’un week-end de fête.
Grace Rockwell, en apprenant qui nous étions, se figea. Avec Olivia, nous la sentîmes réellement peinée par la mort de Nicole Dunham. Bien que magnifiquement troussée et armée, elle ne chercha pas à cacher son émoi. En tant qu’amie de Nicole et témoin lors du jour de son assassinat, elle paraissait vouloir répondre sincèrement à nos questions.
– Comment êtes-vous venue à cette fête ? s’enquit Olivia. Nous cherchons à savoir comment est venue Nicole Dunham de son côté. Vous étiez en voiture ?
– Je ne sais pas comment elle est venue, répondit Grace avec un accent plus ou moins prononcé. Moi, je suis venue en scooter.
Je trouvais sa voix suave, mais peut-être ce léger accent étranger influençait-il mon oreille, et rendait cette voix plus charmante qu’elle ne l’était en réalité. Olivia lui demanda le modèle et la couleur du scooter, et le nota dans son calepin. J’en étais à repenser aux révélations d’Andreas pendant ce temps. Cette fille parfaite avait tout pour elle, mais elle avait choisi d’être bisexuelle, et elle aimait la fête agrémentée à l’occasion d’un joint ou d’un petit rail de coke. Son univers m’impressionnait, il m’était totalement étranger. J’étais quand même un peu née dans les roses.
– Il est ici, ce scooter ? questionna la gendarme. Je voudrais prendre une photo.
La maîtrise d’Olivia aussi m’impressionnait. Elle n’avait l’air de se démonter pour rien, ni des réponses des témoins, ni de leur look et de leurs battements de paupières qui avaient l’air bien de n’être souvent qu’une parure de défense. Ce à quoi Grace répondit oui, en rougissant. Nous descendîmes alors dans le parking de la résidence. L’étudiante semblait nerveuse. Un instant, nous la surprîmes en train de sangloter en silence. Nous voir ici, en train d’enquêter, lui faisait prendre conscience de la mort de Nicole autrement, expliqua-t-elle. Je n’arrivais pas à savoir si finalement elle ne jouait pas la comédie. L’Amérique, de ce côté de l’océan, ça vous paraissait toujours un peu flou, et les Américaines plus encore, surtout quand elles avaient de l’argent.
– Vous êtes rentrée avec ce scooter ?
– Oui.
– A quelle heure ?
Grace réfléchit, nous donna un horaire : deux heures et demie environ. Et elle s’exécuta lorsqu’il lui fut demandé de raconter la soirée chez la doyenne. Bien sûr, Olivia ne manqua pas de la coincer au sujet de sa relation avec Andreas. La séduisante Américaine s’offusqua puis nous avoua la bagatelle. Elle avait surpris l’étudiant allemand à lorgner sur elle. Elle ignorait tout de l’idylle entre Nicole et lui. Elle n’avait fait juste que consommer un type, qu’elle connaissait plus ou moins. J’étais effarée. Pour certains, l’amour est vraiment une question accessoire. Et le sexe, une formalité. Je me sentais sainte-nitouche à ce compte-là.
– Mais Nicole était une amie proche, non ? Vous n’avez pas eu peur d’empiéter sur ses plates-bandes ? De lui prendre son ami ?
– Je vous le répète, je ne savais rien de leur relation. Nicole était très discrète en ce qui concernait sa vie amoureuse. Parfois, elle m’agaçait à ne rien dire. Moi, je ne me cache pas.
– Savait-elle que vous étiez aussi… homosexuelle ?
Grace hésita.
– Oui, elle s’en doutait. Et quelqu’un de mal attentionné le lui avait confirmé. C’est elle-même qui me l’a avoué le soir à la fête.
– Qui ?
– Je ne sais pas. Quelqu’un de la fac sans doute. Elle s’est bien vengée de moi. Elle voulait se venger de ma relation avec Andreas.
Visiblement, Grace ignorait l’existence de la vidéo qui la compromettait dans les bras d’une autre femme. Et comme nous tiquions encore, que nous songions à Nick, le mystérieux individu à l’accent américain dont avait parlé Andreas, Olivia revint à la charge. Grace croisa ses bras finement sculptés.
– Je dis la vérité. Je ne sais pas.
– Vous connaissez un certain Nick ?
– Non, je ne connais pas de Nick.
Grace évacua la question d’un geste agacé. Puis elle reprit :
– Tout ce que je sais, c’est que Nicole était un peu choquée depuis qu’elle était sûre pour mes choix sexuels. Déjà avant, ses questions étaient orientées, je n’étais pas dupe. Elle en revanche était une naïve. Assez jolie mais moins rigide qu’on ne croyait. Elle fumait de temps à autre aussi du cannabis, il n’y a pas que moi !
Un rictus triste s’inscrivit sur les jolis traits de l’Américaine. Son élocution légèrement crâneuse m’interpellait. Cette femme était sur la défensive. Belle et cortiquée comme elle était, avec son maintien et son assurance, elle devait être une cible continuelle pour les regards, un défi pour les mœurs. Au cas où elle se fût montrée un peu trop délurée, amie avec tout le monde, on l’eût pris pour une fille facile, dans quelque milieu que ce fût. Intérieurement, elle devait se dévaloriser. Je connaissais bien ce processus. J’avais choisi de me retrancher dans ma coquille, durant mes études, pendant mon adolescence. Dans une société aussi agressive que la nôtre, le concept de beauté est devenu un cristal difficile à mettre en valeur sur son présentoir.
– D’ailleurs, poursuivit Grace, c’est pour cela que Nicole tenait quand même à me côtoyer : elle aimait bien son petit joint elle aussi en cachette. Et malgré son béguin pour Andreas, et le fait qu’elle avait peur que je le lui pique.
– C’est ce que vous avez fait…
– Mais non !
– Si…
– Andreas m’avait avoué qu’il hésitait pour de bon à sortir avec elle, se défendit Grace d’une voix émue. Il n’était pas sûr. Alors oui, je l’ai séduit, en me disant que c’était préférable pour elle, puisque tous les deux n’avaient pas commencé grand chose. C’était aussi pour elle… Pour l’épargner d’une déception amoureuse. Je connais les garçons, quand ils ne sont pas sûrs, ils ne sont pas sûrs. Il valait mieux montrer à Nicole ce que l’autre valait.
– Hé bien, remarquai-je tout d’un coup en m’incrustant dans la conversation, sur un ton passablement révolté, la pauvre, on peut dire que vous avez raté votre coup !
Grace me fixa sans aucun entrain. De la mélancolie brûlait dans son regard. L’éclat métallique de chatte aristocratique que celui-ci répandait partout avait disparu. Le jade de ses yeux se parait maintenant d’une vapeur ouateuse qui entrait en résonnance avec la pulpe fruitée de sa bouche. Par sa beauté, elle devenait tableau à force de demeurer immobile. En fait, elle se retenait de me répliquer quelque chose de dur. Elle prononça seulement :
– C’était une copine que j’aimais beaucoup. Elle et Andreas ne s’embrassaient jamais, ne se touchaient jamais en public. Je vais être franche, j’ai une peine immense pour ce qui lui est arrivé, mais je ne veux pas regretter toute ma vie d’avoir couché avec Andreas. Et ce n’était pas forcément le coup d’un soir, comme vous dites si bien, les Français. Je ne veux pas avoir des remords parce que soi-disant j’aurais trahi Nicole. Andreas m’intéressait vraiment, mais bien sûr, après, la disparition de Nicole et sa mort ont tout fichu en l’air. Andreas m’en a voulu. Et nous ne nous voyons plus. Les préjugés sont retombés sur moi quand les gens ont su ce qui s’était passé lors de la fête.
Grace plongea dans un long silence. Il régnait dans son regard opalescent une lueur équivoque que je n’arrivais pas à définir.
– Vous saviez qu’elle avait perdu son téléphone ce soir-là ?
– Non, pas du tout. On s’est juste disputé.
Olivia n’insista pas. Nous prîmes congé. Nous avions le temps de faire le trajet jusqu’à Prégny, chez Hélène Duguet, la doyenne. Sa demeure ressemblait à une sorte de belvédère architecturalement osé au sommet d’un contrefort. Dans la région, plateaux déchiquetés et gorges alternaient. Le tronçon d’un vieux pont surgissait par ci par là, blotti au fond d’un canyon, tapi dans les herbes tel un fauve de pierre, mais immobile pour toujours. La route devint sinueuse, presque dangereuse. Olivia la connaissait pour être déjà venue interroger le gardien, en l’absence de la directrice du campus.
Nous eûmes de la chance. Quand nous arrivâmes, celle-ci nous avertit qu’elle s’apprêtait à partir en vacances avec son mari pour une huitaine de jours. C’était une femme à la vêture chic, aux traits fins, chaussée de montures élégantes. Elle paraissait tendue en permanence. Un esprit sévère sous un vernis aimable. Pour l’heure, son mari n’était pas encore rentré de ses rendez-vous. Evidemment, dès que nous rencontrions une personne pour lui dire que nous enquêtions sur la mort de Nicole Dunham, les gens s’effrayaient, se crispaient. Hélène Duguet n’échappait pas à la règle.
– Je voulais savoir, dit Olivia après quelques banalités, tandis que la propriétaire des lieux lui tendait un jus de fruit avec un air compassé mais courtois, (pendant ce temps, d’Hélène Duguet je détaillais les longues mains serties de pierreries, fausses ou vrai, raides comme le reste, et j’admirais la dentelle des manches de son chemisier, la coupe de sa jupe), – merci – je voulais savoir, vous avez quitté la fête à un moment dans la nuit ?
La doyenne à la voix légèrement flûtée s’étonna de la question. Olivia s’empressa de dire :
– Des collègues ont interrogé votre gardien. C’est ce qu’il leur a affirmé. Ils ne sont pas revenus vous voir, mais l’un des gendarmes m’a dit que vous aviez omis de le leur dire quand ils vous ont interrogée.
Je me rendis compte qu’Olivia taisait le fait qu’elle-même était venue rendre visite au gardien en son absence. Je contemplais pendant ce temps les lieux où l’on avait donné cette sauterie qui avait été la dernière de Nicole Dunham.
– Oui, c’est exact, répondit finalement la doyenne en arborant un sourire gêné, puis sa figure reprit le contrôle, et elle nous fit face. Je l’admets, je suis sortie de chez moi cette nuit là avec mon auto.
– En pleine fête ?
– Oui.
Olivia lui demanda l’heure et la raison. J’essayai de dissimuler mon ébahissement au moment où la femme nous expliqua qu’elle voulait rattraper Grace Rockwell.
– Nous nous étions disputées pendant la soirée. Grace est quelqu’un de connue et d’estimée parmi nos étudiants. Vous l’avez rencontrée, vous m’avez dit, vous avez vu que c’est une Américaine qui a beaucoup de personnalité. Elle fait partie de plusieurs associations. Elle est loin de chez elle et passe beaucoup de temps à la fac. Je la connais donc bien. Je l’apprécie beaucoup, elle pourrait être ma fille. Nous nous sommes querellées à propos de son comportement parfois un peu leste en fin d’année, et elle est partie furieuse. J’avais peur qu’elle ait bu, et quand j’ai réalisé que les autres étudiants étaient largement énervés ou éméchés, et que mon ami Mario venait de partir, et mon mari absent, je me suis dit que je serais plus efficace en me dépêchant de prendre moi-même la voiture et en la rattrapant. C’est ce qui s’est passé. Je l’ai rattrapée, et avec Grace on s’est parlé sur la route. Je l’aime beaucoup, c’est vrai. Alors j’ai appelé Richard le gardien, je lui ai dit que j’allais suivre Grace avec mon auto pour qu’elle rentre tranquillement chez elle à scooter, et je suis revenue ici après l’avoir escortée.
– Pourquoi avoir caché tout cela lors du premier interrogatoire ?
La doyenne eut un geste évasif.
– Je ne voulais pas rentrer dans les histoires, rendre la situation plus confuse qu’elle ne l’était. Cela n’avait rien à voir avec Nicole de toute façon. Les enquêteurs m’ont demandé mon téléphone, c’était déjà assez humiliant. Ils ont exigé les téléphones de tout le monde. Pour récupérer les échanges de la soirée, ont-ils dit. Cela promet… J’en ai discuté avec des étudiants, que j’ai revus à l’enterrement de cette pauvre Nicole.
Le ton semblait sincère. Olivia acquiesça. Ma nouvelle amie allait me confier plus tard dans la voiture qu’elle avait eu connaissance de cet aléa par le gardien Richard, et de la confirmation du coup de fil de la doyenne à celui-ci depuis la route. A sa demande, le matin même, quelqu’un de la section de recherche épluchant les faits et gestes de chacun, avait évoqué le bornage du téléphone d’Hélène Duguet sur la route cette nuit-là.
Pendant ce temps, j’avais bien une question à poser à la directrice, mais cette question me faisait frémir, et il me répugnait de tenter la moindre allusion sur le sujet. Là, dans cette maison à l’intérieur riche, au décor soigné, alors que je venais d’apprendre que son mari était administrateur d’entreprise, je me faisais toute petite, et tant pis si je n’avais pas la réponse. Il n’empêche, Hervé-le-Beau alias Blur nous avait parlé des rumeurs quant à son homosexualité, et j’aurais aimé savoir le fond exact des choses.
La doyenne de son côté avait repris son aplomb et nous conta la fête de l’association d’escalade. Un moment classique pour célébrer l’année écoulée et l’arrivée des vacances, avec une liste d’étudiants invités et de ses amis adultes qu’elle avait mise également à disposition de la gendarmerie. Quelques anecdotes sur les activités d’escalade et les frasques de certains étudiants potaches. Quand elle évoqua les fêtes et la présence de cannabis, je me dis qu’elle avait du toupet. Mais peut-être qu’elle non plus, comme moi, ignorait le travail souterrain de la police et, bien naïve, ne se doutait pas de l’œil qui l’avait désormais dans sa mire.
Sur l’allée qui nous menait à la voiture, je demandai à Olivia quelle était la conclusion à tirer de ces témoignages, ceux de Grace et de Duguet. Sa réponse fut sans appel :
– J’ai des doutes.
Elle n’avait plus sa mine enjouée, et sa bouche révélait une drôle de grimace.
– Pourquoi ça ?
Nous arrivions à la voiture. Olivia ouvrit la portière.
– Je ne sais pas. J’ai l’impression que nous n’avons pas fini de leur tirer les vers du nez. Montons d’abord…
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