« A quoi tu penses, Minchi ? »

Le danseur se tourna vers Taejun, qui l’appelait depuis le centre de la petite cour dans laquelle il s’entraînait chaque après-midi. Son ami avait rengainé son sabre, délaissant l'enchaînement qu'il était censé réviser ce jour-là.

« A rien, répondit-il. Je regardais les nuages. »

Taejun vint s’asseoir près de lui, à l’ombre des arcades qui entouraient la cour. Il entreprit de rassembler ses longs cheveux dorés en un chignon. Sa tunique sombre des entraînements faisait ressortir leur éclat, tout comme le ruban de soie noire qui entourait sa tête.

« Il fait si chaud au soleil aujourd’hui, souffla-t-il en s’essuyant le front. J’ai l’impression que je vais me transformer en flaque d’eau dès que je bouge.

-On voit bien que l’été s’est installé, ajouta Minchi. »

Ils restèrent assis en silence, observant les nuages qui passaient paresseusement dans le ciel. Il n'y avait pas d'autre bruit que celui du vent qui faisait s'élever le sable de la cour. Ils auraient presque pu se croire dans un bâtiment perdu en pleine campagne, et non dans une des cours intérieures de la cité impériale. Le passage d'un garde ou d'un domestique sous les arcades le leur rappelait pourtant régulièrement.

« Tu n’es pas censé répéter pour ce soir ? interrogea Taejun.

-Pas la peine, je connais déjà tous les mouvements. »

Il se leva pour en faire la démonstration, remontant les larges manches de sa tunique au col croisé.

« D’abord, mouvement de l’éventail, décrivit-il en agitant l’accessoire imaginaire. Puis on tourne la tête, et hop ! Pirouette. Ensuite, mouvement du bras, on arrondit le dos, puis cambré. »

Ce disant, Minchi reproduisait les mouvements annoncés, les exagérant pour faire rire son ami.

« Attends ! Ne me montre pas tout, sinon je n’aurai plus la surprise ! s’écria Taejun, tout sourire.

-Bah, de toute façon c’est toujours plus ou moins la même chose, répliqua Minchi en continuant la chorégraphie.

-Je ne me lasserai jamais de ta façon de bouger. Tu n’es vraiment pas comme les autres danseurs.

-C’est vrai, les autres danseurs ne sont pas amis avec l’héritier du trône, concéda-t-il avec un sourire. Il n’y a que moi qui ai ce privilège. »

Il fit une arabesque, qu’il termina en grand écart, le corps tendu dans la pose finale, agitant son éventail invisible. Son ami applaudit en riant.

« Comme j’aimerais être aussi souple que toi ! s’émerveilla-t-il.

-Ça, je n’en suis pas certain, répliqua Minchi en perdant son sourire. Être danseur aide à être souple, mais ce n’est pas ça qui m’aide à maintenir cette forme.

-Oh… Je vois, dit l’autre en devenant grave à son tour. Tu… vois quelqu’un ce soir, d’ailleurs ?

-Je ne sais pas, fit le danseur en reprenant sa chorégraphie depuis le début. Cela dépendra du public, et des ordres du seigneur Han.

-Tu n’en as pas assez de ce vicieux personnage ? Il t’exploite, Minchi, tu le sais.

-Oui, je le sais, et je m’en fiche, répondit son ami avec un brin d’agacement dans la voix. C’est dans mon contrat.

-Mais…

-Tu ne me feras pas changer d’avis, Taejun. Je me plais à ma place. Je n’aime pas particulièrement ce que j’y fais, mais cela me convient.

-Tu sais si tu vas t’arrêter un jour ?

-Je…

-Prince Taejun, je vous y prends à tirer au flanc ! s’exclama une voix depuis l’intérieur du bâtiment encadrant la cour.

-Oh non, pas cette vieille peau ! gémit Taejun en se relevant à toute vitesse. »

La propriétaire de la voix apparut sous les arcades, tout de noir vêtue. Ses cheveux grisonnants étaient relevés en une queue de cheval et ses yeux sombres lançaient des éclairs. Son sabre cliquetait à sa ceinture.

« Prince Taejun, comment se fait-il que chaque fois que je viens m’assurer que vous travaillez bien, je vous trouve en train de vous amuser ? reprocha-t-elle en s’approchant de son élève. Pour la peine, vous allez me faire une démonstration votre enchaînement de la journée, et tout de suite.

-Oui, maître Resal, marmonna Taejun en baissant la tête. »

Minchi s’était discrètement éclipsé dans l’ombre des arcades dès que la soldate avait fait son entrée.

« Pas la peine de te cacher, Minchi, l’interpella la femme. Je sais que tu assistes toujours aux entraînements du prince. »

Minchi sortit piteusement de derrière son poteau, et s’assit à la lisière de l’ombre créée par le toit.

« Allez, prince ! encouragea la soldate. J’attends. »

Taejun se mis en place en traînant des pieds, tandis que son maître d’armes reculait de quelques pas pour avoir une vue d’ensemble. Le prince commença l’enchaînement qu’il répétait depuis des heures de mauvaise grâce.

« Trop détendu, votre bras, commenta Resal. Votre lame n’est pas assez solide. Écartez un peu plus les pieds. »

Taejun s’exécuta, reprenant où il en était. Il esquissa un autre mouvement.

« Non, pas comme ça, continua la soldate, impassible. Vous vous tenez trop crispé. Détendez votre dos. »

Le jeune homme s’avachit.

« Pas autant, espèce de bourrique ! Vous devez être souple sur vos appuis. »

Taejun continua l’enchaînement.

« J’ai dit souple, pas mou ! Arrêtez-vous, c’est n’importe quoi. »

Le maître d’armes s’avança vers son élève, qui paraissait vouloir disparaître sous terre. Heureusement que Minchi était le seul témoin. Elle rectifia la position du prince.

« Là, ce bras doit être moins tendu, expliqua-t-elle. Vous devez être concis dans le mouvement de votre lame, elle doit trancher l’air de façon nette. Pour cela, votre bassin doit être statique. »

Le pauvre jeune homme s’efforçait de suivre les instructions de son maître, mais il manquait clairement de grâce.

« Non, pas si bas, vous allez trop forcer sur vos cuisses. Reprenez la position que nous avons apprise la semaine dernière.

-Laquelle, maître ?

-Vous vous fichez de moi ? s’impatienta Resal. On y a passé deux jours !

-Ah oui ! Celle-là ! »

Taejun s’empressa de prendre position, jambes légèrement écartées, genoux pliés, bras au repos le long du corps. La soldate se pinça l’arrête du nez en fermant les yeux.

« Minchi, peux-tu venir quelques instants, s’il te plaît ? appela-t-elle. »

Le danseur déglutit avec difficulté. Geom Resal lui faisait peur, avec son visage à la mâchoire angulaire et son regard dur. Il sortit de l’ombre et s’approcha d’eux. Le soleil tapait fort au centre de la cour, se réverbérant sur les pavés. Il se mit immédiatement à transpirer, alors qu'il ne portait pourtant qu'une simple tunique en lin.

« Tu as suivi chacun des entraînements de ce phénomène de prince, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

-O-oui, madame, bredouilla Minchi, à moitié aveuglé par le soleil.

-Laisse tomber l’honorifique, dit-elle. Appelle-moi Resal, tout simplement.

-D-d’accord. Et oui, je l’encourage tous les jours, ajouta-t-il. »

Son ami paraissait soulagé de le savoir à ses côtés.

« Alors tu as dû finir par apprendre son enchaînement par coeur, n’est-ce pas ? En tant que danseur, cela ne doit pas être bien difficile.

-Oui, en effet, je pense pouvoir m’en souvenir.

-Parfait. Prince Taejun, donnez votre sabre à votre ami. Il va vous montrer comment faire.

-Quoi ? s’inquiéta Minchi. Mais je ne suis pas soldat ! Je ne sais pas utiliser un sabre.

-Ne t’en fais pas, ce n’est pas ça qui nous intéresse. Allez, mets-toi en position. »

Elle et Taejun reculèrent de quelques mètres et Minchi imita du mieux qu’il put la pose que son ami avait apprise la semaine précédente.

« Observez, prince, comment il place ses pieds. Son centre de gravité est bien au milieu. »

Taejun acquiesça.

« Maintenant continue l’enchaînement, Minchi. »

Le danseur s’exécuta, coupant l’air de sa lame. L’arme pesait lourd dans sa main. Il préférait son éventail.

« Stop, ne bouge plus ! »

Il s’immobilisa. Le maître et son élève s’approchèrent.

« Là, regardez, dit Resal en désignant le genou de son cobaye. Il est souple sur ses appuis. Ses hanches sont basses et mobiles, mais si je le pousse comme ça… »

Elle appuya sa main avec force contre l’épaule de Minchi qui encaissa le choc sans broncher.

« Vous voyez, il ne tombe pas. Son bassin est bien statique. C’est ça que je veux que vous fassiez. Vous avez compris ? »

Taejun bougonna une réponse positive. Resal demanda à Minchi de continuer l’enchaînement, l’arrêtant à chaque fois qu’elle voulait montrer un détail à son élève. Ils continuèrent ainsi une bonne demi-heure, sous le soleil écrasant de l’après-midi. Minchi transpirait à grosses gouttes, Taejun était aveuglé par la lumière. Seule Resal, pourtant habillée en noir, ne montrait aucun signe d’inconfort, c’est à peine si elle s’essuyait de temps en temps le front. Elle finit par mettre fin à leurs souffrances.

« C’est fini pour aujourd’hui, déclara-t-elle. Tâchez de retenir tout cela pour demain, prince Taejun. Bonne fin d’après-midi. »

Soulagés, les deux garçons s’élancèrent vers la sortie, mais Resal rappela Minchi alors qu’il s’apprêtait à passer la porte.

« Merci de m’avoir servi de cobaye, Minchi, le remercia-t-elle. »

Dans l’ombre des arcades, ses traits disgracieux paraissaient adoucis. Minchi s’inclina.

« Je ne sais pas si tu en aurais l’occasion, avec ton emploi du temps, mais j’aimerais beaucoup que tu participes aux entraînements de mes novices, continua-t-elle. Ta souplesse et ta force feraient de toi un excellent soldat.

-Désolé, mad… Resal, répondit-il. Mais je n’ai aucunement envie de tuer des gens. Si je suis danseur, c’est pour faire plaisir, pour distraire. Pas pour engendrer la violence.

-Être soldat ne se résume pas qu’à ça, surtout en ces temps de paix.

-Je préfère l’amour à la guerre, insista-t-il.

-Ça, c’est bien ce que j’ai cru comprendre, marmonna la soldate. Tu devrais faire attention, l’amour peut s’avérer être un champ de bataille bien plus dangereux. »

Minchi ne dit rien.

« Si j’ai bien compris, c’est donc un non, reprit Resal. Tant pis, je parviendrai bien à t’avoir d’une autre manière. Bonne fin d’après-midi, Minchi. Et bon courage pour ta représentation de ce soir. »

Minchi s’inclina une seconde fois en la remerciant, puis rejoignit Taejun qui piétinait près de la porte.