Chapitre 12 – Celle qu’ils ont oubliée sous un autre nom
Anna avait passé la nuit sans presque fermer l’œil.
À chaque fois qu’elle éteignait la lumière, les images revenaient.
Le bras coupé sur la photo.
Le visage à moitié effacé.
Les lettres.
La silhouette qui disparaissait dans le miroir.
Le matin, elle n’avait pas faim. Elle tourna dans l’appartement comme une âme en peine, jusqu’à ceque sa mère sorte.
Quand la porte claqua, Anna sentit son cœur cogner plus fort.
Elle savait ce qu’elle allait faire.
Elle n’hésita pas longtemps.
Elle retourna dans la chambre de sa mère.
Elle avança jusqu’à l’armoire. Celle dont le tiroir du bas grinçait si on forçait un peu.
Elle s’agenouilla, tira dessus avec douceur.
Le même soupir de bois fatigué.
Les classeurs. Les papiers administratifs. Les enveloppes froissées.
Et sous tout cela, la pochette kraft qu’elle avait déjà vue.
Celle avec le prénom gratté.
“M. A.” raturé, remplacé par Suzanne M.
Elle l’ouvrit, ses mains à peine tremblantes cette fois.
À l’intérieur, les mêmes documents :
Une fiche de liaison du centre de soins.
Année : 2008.
Nom de la patiente : Suzanne M.
Âge : 6 ans.
Statut : placement temporaire.
Et, alors, elle posa ses yeux sur un élément qu'elle n'avait pas remarqué la dernière fois. Et pourtant, il était clairement impossible de ne pas le voir.
Une phrase, soulignée au crayon rouge :
“Refuse de répondre au prénom d’Anna. Affirme s’appeler Suzanne.”
Anna resta figée.
Elle referma les yeux. Essayait de respirer.
Elle fouilla encore. Trouva une ordonnance, quelques notes médicales.
Toujours le même prénom.
Toujours la même confusion entre les deux noms.
Puis, au fond de la pochette, elle découvrit un petit carnet.
Des pages cornées.
Des dessins d’enfant.
Deux silhouettes.
Deux petites filles.
Main dans la main.
Sur la première page, au feutre bleu maladroit :
“Moi” écrit sous l’une.
“Suzanne” sous l’autre.
Mais quelque chose clochait.
L’écriture.
Elle la reconnaissait.
C’était son écriture. La sienne, d’enfant.
Elle relut encore une fois la légende du dessin.
“Moi” sous l’une.
“Suzanne” sous l’autre.
Elle sentit sa gorge se serrer.
Une douleur sourde, ancienne.
Qui avait tenu le feutre ?
Qui avait décidé où écrire “moi” ?
Un autre feuillet, à moitié arraché, portait une phrase griffonnée :
“On ne voulait pas de nous deux. Alors j’ai disparu.”
Anna resta là, à genoux sur le sol, le carnet dans les mains.
Elle n’arrivait plus à savoir si elle avait eu une sœur.
Ou si elle s’était elle-même coupée en deux.
Elle relut encore cette ligne, obsédante :
“Refuse de répondre au prénom d’Anna.”
Un écho terrible.
Elle sentit alors que, peut-être, la vérité n’était pas celle qu’elle espérait.
Peut-être que Suzanne…
n’avait jamais été dehors.
Peut-être que Suzanne… avait toujours été dedans.
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