Ça s'efface
Au réveil, ça saute sur moi comme à son habitude.
— T’as vu le rêve que je t’ai concocté ?
Ça pour l’avoir vu, je l’ai vu. Un couple de porcs bouffait leur progéniture. Sous les gémissements et l’incompréhension douloureuse, il persévérait à mordre. Il se rassasiait sur ce qui se trouvait là, faute de nourriture.
— Hein dit, t’as vu la métaphore !?
C’était insupportable. L’innocence au service de la nécessité. La portée dévorée par les parents n’a rien d’une métaphore. La nature, étrangère au bien et au mal, ne s’encombre pas de ce genre de détail. Les exigences de la survivance accablent la vie ; Celle qu’elle devrait protéger. Que signifie le hasard et la nécessité ? Où sont les fondements de la raison ? Quand l’homme, incapable de lutter contre soi, malmène une femelle, aux mamelles gorgées de lait entièrement gouvernée par la peur et la douleur, pour le seul motif que ça refuse de l’envoyer à l’abattoir, où est l’humanité ? Où est le bénéfice de vingt cinq siècles d’ouvrages ? Antiphon, l'inventeur de la psychanalyse ? Ah, ces grecs! Nous avons continuellement surfé sur eux.
— Alors ?
— Fous-moi la paix !
Ça boude.
Fais chier ! Ras le bol de cette foutue planète, entièrement vouée à la matière. Je me lève, furieux. Cette mauvaise humeur dont la vaine physionomie incite au stupre. Elle viole ma dépouille.
Je traverse le couloir et me dirige vers la salle de bain. La porte d’une armoire, que le loquet déclenché autorise l’ouverture, révèle, dès l’apparition de la psyché fixée sur le battant, la nudité d’un corps que je ne reconnais plus. La peau, collée aux os, distendue, avachie, reflète la personne que je suis ce matin ; Rien à voir avec l’image de la veille.
— Alors quelle est la réalité ?
— Merde !
Je me réfugie dans la salle de bain.
— Qu’est-ce que tu nous fais là ?
Ça insiste. Je sais que ça me sort de ça.
— Bats-toi, bordel !
Le trop plein d’humeur amplifie les nausées abondantes. Les refus, les abstentions, les résistances, les dénis soulèvent toutes les audaces impuissantes et se tripent vers l’extérieur en vomissures méphitiques.
— Ça y est, t’as fini ?
Je me jette sous la douche gelée. Ma peau réagit, vibrante de frissons. Je prends un gant de crin et me frictionne. Le rouge est mis. Les couleurs reviennent. La pâleur cède la place aux prémices d’une douce alacrité. Je me secoue comme un serpent de pâle calomnie qui vomit son venin. Je dénonce. La nature humaine qui permet à de pauvres gens, dépouillés de leurs biens, avec bébés et enfants, à vivre sur un esquif rocheux, subsistant de pêche loin d’être miraculeuse.
J’ai cette impuissance inquiète dont la seule arme enrayée voue son énergie à une compassion, dénuée de mépris ou de pitié, à un partage du cœur, une présence suprasensible.
— Ça leur fait de belles jambes, ton arrière monde !
N’en déplaise à Nietzsche, cette pensée là, je la dirige entièrement vers cette île et ses habitants exposés aux tempêtes et à la noyade.
— Ça te donne bonne conscience.
Même si ce cadeau dédié me fait du bien, il est gratuit et inconditionnel.
— Ça ne te demande pas beaucoup d’effort.
Au moins, est-elle constante et quotidienne. Je pense à ces gens, ces frères humains.
— D’aucuns disent que ces pensées sont des prières.
C’est l’écho des consciences. Cette énergie qui nous sert de relais.
— pfff ! Il manquait plus que ça !
Ça paraît puéril et inepte, mais c’est la seule arme qui me reste. Je sais la réalité. Elle est dure, cruelle, invalidante et servante des plus grandes joies dès lors qu’elle est au service du bonheur du vivant, du sublime aux vagues conquérantes supprimant du même coup la corruption lépreuse d’une vieille et poussiéreuse étroitesse du cœur et de l’esprit.
— En fait, tu ne fais rien ! Tu te contentes de les soutenir par la pensée.
Ça rase devant la glace. Ça échauffe. Ça ride. Dans la bonne et doucereuse chaleur de la salle de bain, je ne crains rien, même pas ça. Il y a des lieux, des refuges, toujours éphémères. La plage pétrie de sable que les vagues ne cessent de bousculer. On dirait un parchemin au grain noir et blanc qui épaissit en fonction des marées. L’eau se retire, la plage se recouche, impassible, patiente. Elle sait. Un jour, la mer la recouvrira, comme ce rocher, là-bas riche de vies humaines. Qu’y puis-je ? Si je ne peux agir, les mots sont-ils les bienvenus ?
— Eh ouais, mon gars, si tu n’agis pas, tu n’es qu’une balance !
Ça ne me lâchera donc jamais.
— Pire, tu restes bien au chaud, espérant que quelqu’un fasse à ta place !
Ça rit, cynique. Ça corrode. Ses interventions agissent comme un dissolvant. Le cynisme est un plaisir, une sorte de pouvoir caustique. Son fiel incisif porte comme le crachat d’un cobra, venin cyanuré qui porte le réel à la conscience. La peau sur moi s’affaisse, s’effrite, se désagrège en menus fragments. Elle cède à la corrosion et laisse échapper une suée de protestations. A chaque dérobade, ça éperonne. Pourtant, je suis journaliste. Il est de mon devoir de rapporter la réalité dans toutes ses nuances.
— Il n’empêche que tes mots ne changeront jamais rien. Ce n’est que pour toi que tu écris. Tes reportages font pleurer dans les chaumières et tu gagnes ta vie pour émouvoir. Mais tu ne bouleverseras jamais assez l’humanité pour qu’elle se transforme en profondeur.
Sa partie occidentale s’accrochera toujours à ses privilèges. Les plus riches en feront de même.
Ça s’éteint, s’efface, décroît, faiblit, perd sa pugnacité.
— Répéter la même chose finit par user. Si ça te dit, tu peux faire confiance. Maintenant, ça va reposer, un peu.
Ça gît, blotti dans son abri, au chaud, loin des tracas du quotidien, des tergiversations et des échappatoires.
Ça se gâte. Ça disparaît. Je reste seul, dans le silence, loin du chahut des impasses et des chuchotements sourds de la bourbe de l’encrier.
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