999 mots pour une fin du monde
Vous savez, j'ai parfois imaginé la fin du monde. C'était une sorte de fantasme. Un truc un peu fou qui arriverait un jour, sûrement. Un peu comme une idée qui ressurgit de temps à autre, farfelue, au milieu du train-train quotidien. J'avais déjà eu le pressentiment que j'y serai confronté. Ca ne pouvait pas arriver qu'aux autres, pas vrai ? J'imaginais ça comme quelque chose de lointain, quand je serai vieux et ridé.
De fait, ce n'étais pas si lointain que ça, puisqu'on y est.
Je ne sais pas trop quoi vous dire. D'ailleurs, je ne comprends pas très bien pourquoi je suis le dernier. Franchement, on aurait pu trouver mieux, non ? J'ai pas écrit de bouquin, pas reçu de prix nobel, pas fait de découverte, pas élaboré de grandes théories, pas aidé des milliers de gens, pas gagné des milliers d'euro, pas fait l'amour un millier de fois, pas remporté de compétition, pas engendré d'enfant, pas participé à des manifestations. Je ne suis pas le héros qui vous dira quoi faire de ce lambeau qu'on vous laisse.
D'ailleurs, pour être tout à fait honnête, je n'en ai vraiment rien à faire de vous. Je n'ai rien à vous dire. Je pense que le mieux serait que nous arrêtions cette bêtise d'enregistrement là, n'est-ce pas ? Vous perdriez votre temps à m'écouter.
Bon, je vais continuer quand même, parce qu'ils me l'ont fait promettre. C'est bien la dernière fois que je promets quelque chose. Remarquez sela semble logique vu la situation.
Enfin, puisqu'il faut que je vous laisse un message, autant vous dire la vérité en face : je suis le pire des citoyens de cette terre et je ne m'en suis jamais autant foutu.
Chaque jour de ma vie, je me suis assis, j'ai allumé ma télé, et j'ai contemplé le monde tomber en morceau sans ressentir plus qu'un petit pincement au cœur, vite étouffé par tous le reste. Le quotidien, le travail, les nouvelles sorties au cinéma, les nouvelles chaussures de tel marque, les nouvelles chansons de tel artiste, les vidéos drôles, mes désirs, mes envies, mes tristesses personnelles, tout était bien plus important. Bien sûr, devant quelques atrocités commises et relayées sur la toile, il m'est arrivé de m'horrifier assez pour me précipiter sur un réseau social et partager à mon monde combien j'étais choqué. Mais tout finissait toujours pas s'estomper, se noyer parmi les exigences du quotidien.
Suis-je un être à ce point immoral pour ne ressentir aucun remords face à tout ce que je n'ai pas fait ?
Tout à fait.
Jugez-moi si vous le souhaitez, de toute façon, il est trop tard. J'ai vécu ma vie sans combat, de ma tour d'ivoire, j'ai regardé l'humanité sombrer sans sourciller. Je n'ai pas tenté de sauver une planète qui n'était pas sauvable, je ne me suis pas rongé les sangs à penser à des gamins qui mourraient de toute façon, je n'ai pas consenti à me remplir la tête d'idéologies qui finirait sans aucun doute par être la cause d'autres meurtres et d'autres guerres, je n'ai pas sué corps et âme pour apporter à cet océan de misère une goûte d'eau si dérisoire qu'elle en est ridicule.
J'ai attendu dans mon coin, et j'ai fait l'autruche. La fin est venue plus tôt que je ne le croyais, mais après tout, elle devait bien venir un jour ou l'autre non ? La souffrance, qu'importe, car ce n'était pas la mienne. Haha, je sais que je vous choque en disant cela. Eh bien tant pis. Il est trop tard pour être hypocrite.
En réalité, je ne sais pas si j'admire ou si je méprise ceux qui ont la prétention de croire qu'ils auraient pu sauver le monde. Leur combat me semble si illusoire, si insignifiant. Risible. Peine perdue en tous cas. Comment ont-ils pu imaginer une seconde renverser de leur seuls petits bras maigrichon une tendance déjà installée depuis des décennies ? Comment ont-ils pu croire une seconde qu'ils seraient capables de changer la nature humaine ? Car c'est bien notre nature qui nous a emmenée à ce point de rupture. Est-ce forcément une mauvaise nature ? Ils vous répondront que oui et moi je vous dirai qu'elle nous a quand même permis d'inventer Internet, les avions et les télévisions et à aller sur la lune. Je pose ça là.
Non, honnêtement, je ne comprends pas un tel entêtement de la part de mes concitoyens.
Autant profiter jusqu'au bout au lieu de se bercer d'illusions. La peine vient bien assez vite pour ne pas passer sa vie à tenter de soulager celle des autres. Ont-ils conscience que leur action si samaritaine est tellement petite par rapport à l'immensité de cette peine qu'elle est inutile ? Qui est le plus égoïste ? Celui qui tente de se rassurer en apportant une aide minable au regard de la souffrance, ou celui qui attend patiemment son tour en jouissant de ce que le hasard lui a donné à la naissance. Pourquoi se flageller ? Moi au moins j'ai pris tout ce que j'ai pu de mon passage dans cette vie. J'ai vécu pour moi et je n'en ai pas honte. Comment le pourrais-je ? Mon existence n'a certes pas été brillante, mais elle a été pleine de tranquillité, bien à l'abri de la tempête, une sorte de cocon que j'ai protégé de mon mieux. Je ne l'ai pas pollué de cette empathie qui m'aurait détruit de l'intérieur.
J'ai accepté mon impuissance.
Voilà, j'en ai terminé avec vous. Je n'ai vraiment plus rien à vous confier.
Adieu
Anonyme.
Annotations
Versions