Bon, je trouve que je deviens trop sérieux avec mes histoires glauques, vous ne pensez pas que j'ai assez parlé de moi ? Vraiment, parlons de quelqu'un d'autre. J'ai bien envie de vous raconter une promenade ordinaire en forêt, comme j'aimais en faire en famille, ben oui c'est important la famille, je vous en parlerai plus tard. Mais là tout de suite j'ai envie de vous raconter une promenade un peu spéciale, un moment de bonheur pur qui m'a fait monter des larmes de joie.

J'ai rencontré Em' vers la fin de mes études en Fac donc dans les débuts de ma vie d'adulte. On ne peut pas dire que ç'a été un coup de foudre immédiat, il est plutôt âgé du genre "il pourrait être ton grand-père" et même si je me débrouille assez bien en anglais, la barrière de la langue a été plutôt compliquée à franchir.

Au moment de cette fameuse promenade que je ne suis pas prêt d'oublier, il faisait des efforts pour parler un français considérablement meilleur de jour en jour, et nos conversations bien que simples étaient agréables. Je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà vu Em' vraiment en colère, il hausse parfois le ton et peut faire preuve d'autorité mais c'est quelqu'un de vraiment bonne compagnie. La contrepartie de sa personnalité très calme c'est qu'il se fait parfois marcher sur les pieds mais son contact m'apaise. Oui, voilà, c'est un vieux monsieur très courtois, avec qui je partage de belles valeurs, et qui respire la paix au travers de sa pipe en bois plus souvent éteinte qu'allumée.

Ce jour-là était un jour... Je ne me rappelle pas s'il faisait très beau ou si la météo était plus mitigée mais j'en retire une impression de luminosité presque mystique, une lumière d'un autre soleil qui rendait toutes les teintes que captaient mes yeux plus vives et plus belles que jamais. La famille était de sortie pour une promenade en forêt donc, et Em' manifestait l'envie de m'accompagner en toute discrétion. Je me suis demandé si ses chaussures cirées et ses jambes tremblotantes soutenues par une canne ne lui rendraient pas la marche en terrain forestier un peu trop difficile mais il m'a souri et a posé une main chaleureuse sur mon épaule. C'était une chose un peu étrange sûrement de se balader dehors avec un vieux monsieur habillé de la sorte mais lui et moi n'y prêtions pas attention, nous savions pertinemment que j'étais seul à le voir.

Je me souviens du feu d'artifices qui a débuté dans ma tête dès que nous nous sommes trouvés sur le sentier, entourés d'une végétation banale au commun des mortels mais combien raffinée et précieuse dans ses formes et ses couleurs pour moi en l'instant. Constatant mon étonnement, Em' m'a expliqué avec une voix émue que je ne lui connaissais pas d'habitude que c'était sa première sortie depuis longtemps, suffisamment longtemps pour qu'il ait oublié la grâce exquise d'un tapis de fleurs, le port majestueux de l'arbre le plus chétif et la dentelle finement ciselée d'une fougère. Et toute son émotion de redécouvrir ces trésors de beauté naturelle, de sentir à nouveau le vent sur sa peau (la mienne ?), je le recevais sur le canal télépathique qui nous unissait et c'était tellement puissant, presque trop intense en vérité, j'ai contenu à grand peine les larmes d'émotion positive qui me chatouillaient les yeux. J'étais en plein épisode délirant et c'était tellement bon, tellement euphorisant que je n'ai pas cherché à contrôler quoi que ce soit. J'avais confiance en la main ridée toujours sur mon épaule et j'ai laissé faire. Le plus drôle dans l'histoire, c'est que personne de ma famille ne s'est rendu compte que j'étais complètement "ailleurs". Sans doute parce qu'ils ont mis mon allure à la traîne et mon regard un peu différent sur le compte de la fatigue de la semaine.

Après cette balade magique et inoubliable, je me suis senti effectivement fatigué et je me suis reposé dans ma chambre, ce qui m'a permis de redescendre émotionnellement tout doucement. Un retour à la normale - en toute discrétion, n'est-ce pas !