Satanées apparences
Cela durait depuis bien trop longtemps, depuis avant sa naissance même ; et ce jour-là il en avait plus que marre, marre de faire semblant pour éviter les moqueries et parfois les coups, marre de s'épuiser à tenter d'être lui-même dans un environnement qui le voulait autre. Alors qu'il s'efforçait de sauver les apparences, se forçant à ajouter un énième "E" à la fin de ses adjectifs, pour le bien de sa moyenne de Français et la destruction de son ressenti profond à lui, une larme de feu brilla sur sa joue rougie, sa mâchoire crispée par la douleur qui menaçait l'intégrité de son esprit torturé.
"La survie de votre fille n'est pas assurée, le garçon a davantage de chances de s'en sortir."
Cette pensée sournoise le jeta dans un tourbillon de souffrance indescriptible. Aucun parent, personne ne devrait avoir à affronter ce genre de remarque froidement statistique de la part d'un médecin se voulant bienveillant. Sa mère le lui avait explicité : après la perte de son frère gémellaire, sa survie à elle avait probablement sauvé la vie de sa petite famille, père distant et sans chaleur mais mère aimante façon magnétisante, une famille ordinaire en somme à quelques détails près. Une horrible nausée le prit, et il lutta pour ne pas déchirer sa copie ni s'écorcher la peau. Cela faisait un moment que cela ne fonctionnait plus de toute manière, déplacer la douleur invisible sur le corps plus facile à soigner, qu'importent les cicatrices cachées derrière le rideau de ses vêtements.
Il soupira malgré lui, la souffrance continuant d'enfler en lui comme une vilaine blessure infectée. Bien que très malade et jugé trop différent par ses camarades collégiens, esclaves des saintes normes et voulant se démarquer en même temps, paradoxe qui les poussaient aux comportements les plus extrêmes de rejet et de violence envers lui-même, quelques voix adolescentes s'élevaient parfois quand la brutalité allait trop loin. Pas assez souvent, pas assez fort. Quant aux professeurs, au mieux ils le laissaient tranquille au fond de la classe, anesthésié confortablement dans ces états de concentration suprême, presque en transe, ou au pire ils ne faisaient que remuer le couteau dans la plaie pour une raison incompréhensible.
"Toi, les vacances ne t'ont pas arrangéE, si tu n'avais pas étéE là ça n'aurait rien changé à cet exposé."
Et vlan, comme un boomerang ou une épée de Damoclès toujours suspendue au-dessus de sa tête, les commentaires désobligeants de son enseignante en Français lors de son dernier travail, dans cette matière qu'il aimait pourtant mais dont il se sentait de plus en plus dégoûté, le frappèrent cruellement.
A bout de forces, martyrisé par des choses abjectes mais invisibles aux yeux des autres, il envoya se briser à l'autre bout de sa chambre la trousse contenant stylos de couleurs, crayons, gommes et autres fournitures scolaires, outils censés l'aider à apprendre et s'épanouir. Un coup de poing s'abattit lourdement contre son crâne. Au moins celui-là, il se le devait à lui-même.
Délaissant l'idée des ciseaux ou des rasoirs qui l'appelaient, insuffisants maintenant que le mal était trop ancré en lui, il jeta à bas de l'étagère le sac qui contenait psychotropes et autres médicaments prescrits pour l'aider à tenir le coup, ne pas se noyer dans les méandres de la psychothérapie entreprise bien tardivement. Attrapant sa bouteille d'eau sans plus réfléchir, aveuglé par la haine de lui-même transmise par toute cette connerie de vécus traumatisants et de démolition morale puissamment menée, il commença à avaler bien plus du double de ce qu'il aurait dû prendre, vidant les plaquettes de gélules et comprimés colorés en priant pour que cela suffise à le vider aussi de cette vie grise dont il ne voulait plus.
En apparence une jeune fille brillante, précoce intellectuellement et juste très timide, en vérité un homme en devenir, luttant pour exister dans un corps biologiquement contraire à son identité, rongé par le dictat du paraître et les normes imposées tacitement par la majorité sociale. Peinant à respirer à présent, il parvint à rayer tous ces "E" en trop sur sa rédaction avant de fermer les yeux, pour un temps ou toujours...
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