Le plus beau jour de sa vie
Aujourd’hui devrait être le plus beau jour de sa vie.
Pourtant, elle est assise dans un coin de la grande salle des fêtes et sanglote, la tête entre les mains, dans sa jolie robe de mariée en organza.
Personne ne fait attention à elle. Ils sont tous affairés aux préparatifs de la fête.
Pendant trois jours, il y aura des chants, des danses, de la nourriture à foison.
Pendant trois jours on la couvrira de bijoux, elle portera des robes de princesses.
Mais elle pense déjà à ce qui viendra après, et c’est cela qui la rend malheureuse.
Elle pense au moment où son futur mari partagera sa couche pour consommer le mariage. Elle pense à son regard pervers, à ses mains baladeuses, à ses doigts qui souilleront son corps pendant la nuit de noces.
Elle se rappelle le moment où elle l’a vu pour la première fois. Il était assis dans le salon et discutait avec ses parents tout en se délectant de pâtisseries au miel.
Sa mère lui avait donné l’ordre de venir se joindre à eux, elle avait obéi. Lorsqu’il l’avait vue arriver, son oeil s’était mis à pétiller derrière un visage austère affublé d’une barbe laineuse et noire. Il n’était pas répugnant, mais dès le premier contact, elle avait compris qu’il était dangereux pour elle. L’homme s’était levé, avait fait une légère courbette et lui avait tendu une main molle: “Metsherrfîn, Yasmina”.
Sa mère avait ajouté :
- Tu es en âge de te marier, Yasmina, et le mariage est l’aboutissement nécessaire à la destinée de toutes les filles. Voici ton cousin Ahmed, il est très gentil, et il subviendra bien à tes besoins et à ceux de la famille. Le mariage aura lieu l’année prochaine, inch’Allah.
Yasmina avait bien compris. Ses sœurs étaient passées par là elles aussi.
Mais elle, elle n’avait pas voulu se soumettre. Elle avait rassemblé tout son courage pour dire “Non”. C’était la première fois qu’elle s’opposait à sa mère.
Son refus avait glacé l’atmosphère.
Le cousin s’était levé, raide, drapé dans une indignation surjouée. La mère de Yasmina, légèrement paniquée, lui avait fait signe de s’asseoir et s’était approchée de sa fille. D’un ton mielleux, elle lui avait expliqué que c’était la tradition : Ahmed permettra à la famille de vivre confortablement, c’est un bon parti, elle-même avait été mariée à un homme qu’on lui avait proposé, son père, et elle était très heureuse ainsi… Et puis de toute façon, elle n’avait pas le choix, elle devait obéir à ses parents.
Yasmina n’avait pas été convaincue par ce chapelet d’arguments tout faits. On la forçait à se marier avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, elle ne voulait pas se laisser faire.
Elle avait hurlé qu’elle ne voulait pas se marier, pas maintenant, et surtout pas avec “ça”.
Elle avait reçu une gifle. Humiliante. Violente. Elle en ressent encore la douleur sur sa joue aujourd’hui et elle sait qu’elle en portera le souvenir toute sa vie.
Son père n’avait pas tenté de la défendre. Il cherchait à calmer son invité en lui offrant du thé et des sucreries.
Elle était partie se réfugier dans sa chambre pour pleurer.
Quelques jours plus tard, sa grande soeur était venue lui rendre visite. Naïvement, Yasmina avait cru qu'elle allait recevoir du soutien, enfin. Il n'en était rien. Elle eut droit à un savant bourrage de crâne, ou un lavage de cerveau, suivant la façon dont on considère les choses. Remplir la tête de nouvelles idées, la vider de celles qui y sont, ou les deux en même temps. Tu verras, tu finiras par l'aimer. C'est ce qui s'est passé avec mon mari, au début je ne l’aimais pas, mais j’ai appris à le connaître, à l’apprécier. Les sentiments sont venus avec le temps. Crois-moi, c'est mieux que tous ces couples qui croient s'aimer au début et finissent par divorcer. Et puis, il faut respecter les convenances : nous devons obéir à nos parents, et ensuite à notre mari, c’est l’ordre des choses, c’est ainsi que Dieu nous a faits. Ahmed subviendra à tous tes besoins, tu n’auras pas à travailler, tu verras. Et puis, tu auras des enfants, plein d’enfants, tu ne t'ennuieras pas. En plus de ça, tu iras vivre dans un autre pays, ce sera formidable, tu seras une reine là-bas ! Tu comprendras, plus tard, que tu as fait le bon choix...
Yasmina comprit qu'elle ne pourrait pas argumenter, sa soeur n’était pas de son côté. Elle avait été envoyée par sa mère pour la calmer, la persuader qu’elle n’était pas forcée de se marier, mais qu’elle allait faire ce choix en connaissance de cause.
En la regardant, Yasmina fut triste pour sa soeur. Elle se demanda si elle croyait vraiment, tout au fond d’elle, à ce qu’elle venait de dire. Ou si elle avait finit par s'en convaincre.
Yasmina se jura que quand elle aurait des enfants, elle ne leur ferait pas subir la même chose. Mais est-ce que sa soeur n'avait pas fait le même vœu aussi ?
Les jours d’après avaient été pesants. Ahmed venait tous les jours à la maison, officiellement pour régler des détails du mariage. Devant les parents, il jouait au gendre idéal. Mais dès qu’ils avaient le dos tourné, il tentait de s’introduire dans la chambre de Yasmina pour l'approcher. Avec un sourire vicieux, son futur mari la déshabillait du regard et tentait d’aller plus loin. Il commençait par lui caresser les cheveux, lui dire qu’elle était jolie, puis faisait descendre ses mains le long de son cou... Heureusement, elle parvenait à chaque fois à repousser ses mains baladeuses. Elle avait trouvé la réponse parfaite pour le faire redescendre sur terre, pour calmer ses ardeurs, pour faire taire ses sourires libidineux : «Tu n’as pas le droit de me toucher avant le mariage, c’est la règle». Le regard d’Ahmed s'était durci, mais il n’avait pas insisté. Il savait que le temps jouait pour lui : la partie était gagnée d’avance. Il l’aurait bientôt dans son lit, elle serait là tous les soirs pour satisfaire ses envies.
Les visites d’Ahmed s’étaient ainsi espacées, jusqu’au jour du mariage.
Un jour, Yasmina avait essayé de s’enfuir, mais ses parents l’avaient retrouvée chez sa meilleure amie. De retour à la maison, son père l’avait battue jusqu'au sang, sous le regard sévère et approbateur de sa maman. Depuis ce moment, sa mère avait décidé de l’enfermer jusqu’au jour du mariage. Yasmina avait alors compris qu’elle était seule au monde, que personne ne viendrait la sauver. Il y eut bien des gens pour s’inquiéter, téléphoner pour savoir pourquoi on ne la voyait plus… Mais à chaque fois, sa mère décrochait, et prétextait qu’elle était malade. Les appels s’étaient espacés, jusqu’au jour du mariage.
Elle n’avait fait que reculer pour mieux sauter.
Yasmina regarde par la fenêtre.
Dehors, il fait beau, tout le monde s’amuse et rit. C’est la fête, les enfants courent partout.
Aujourd’hui devrait être le plus beau jour de sa vie.
Yasmina aimerait tant être dehors avec les autres fillettes de son âge, à jouer à la balançoire.
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