Chapitre 8 * (- 1)

6 minutes de lecture

Appartement de Rosalie BasRose, 17h11, 3 danubre de l'an 1900


Assise à table avec une tasse de café en main, Rosalie songeait à ce qu’elle connaissait du cambriolage.

Pour elle, il était forcément question de magie.

Elle repensa au masque de la cambrioleuse, fait de bois lisse, sans ouvertures, même pour respirer. La femme n’aurait pu voir au travers sans magie. De même, pourquoi ce choix de matériau, quand il existait du cuir ou du tissu, plus pratique et moins lourd ?

Et cette fumée dégagée. Elle avait semblé surgir de nulle part, sans chaleur ou flammes, comme quelque chose qui se consume.

Un frisson s’empara de Rosalie, lui arrachant un râle.

La main froide et dure sur son poignet, un claquement creux, une odeur âcre de brûlé.

« Rosalie BasRose. Tu dois venir avec moi. »

Elle resserra sa main autour de la tasse pour revenir au présent.

Il arrivait que des objets se consument face à une magie trop intense. Rosalie et Amerius en avaient déjà fait l’expérience, peu de temps après qu’elle ait été embauchée. L’équation sur les cubes de construction aurait dû les forcer à rester soudés tant que la magie était activée. Trop exigeante et imposante, la formule s’était emballée, provoquant l’explosion des cubes.

Rosalie s’en était tirée avec une brûlure au bras, et Amerius, un trou dans sa manche de costume et un regard surpris.

Pas peu fière d’avoir compris, elle songea que le plus dur restait à faire : trouver à quoi avait servie la magie. Une réponse qui se trouvait plus facilement à deux.

Rosalie but d’une traite son café devenu froid et se prépara pour sortir. Léni lui fit signe depuis le canapé, mais absorbée par ses pensées, elle ne le vit pas. Elle partit sans lui.

Bartold l’accueillit comme une distraction bienvenue, au point que Rosalie le soupçonna d’allonger exprès le chemin jusque chez Amerius.

Déjà en train de tomber, la nuit s’installa pour de bon lorsqu’elle toqua à sa porte. Il lui ouvrit rapidement, un peu surpris. Une autre lueur passa dans son regard, sans qu’elle puisse l’identifier.

– Le bois brûle à cause de la magie, lâcha-t-elle.

Amerius battit plusieurs fois des cils.

– Je ne comprends pas ce que vous dites.

C’est pénible, pas vrai ? eut-elle envie de répondre.

Rosalie secoua la tête. Ce n’était pas le moment de plaisanter. Il s’écarta pour la laisser entrer. L’instant d’après, les deux mages semblaient avoir repris les choses où ils les avaient laissées ; Rosalie dans le canapé, son patron dans son fauteuil. À la différence qu’il avait remplacé le thé par un verre de cognac et abandonné veston et gilet pour une simple chemise.

– Notre cambrioleuse est forcément mage ou magiterienne, conclut-elle après son explication.

Amerius hocha la tête sans la regarder.

– Je vais chercher de mon côté aussi. Le département de police qui s’occupe des affaires faisant appel à la magie industrielle regorge de dossiers. Il y a peut-être quelque chose, d’autant que…

– Que quoi ?

Il posa son verre sur la table. L’hésitation crispa son visage, avant qu’il ne relève la tête vers Rosalie.

– Vous aviez dit l’avoir déjà rencontré. Peut-être que c’est le cas d’autres personnes.

Amerius n’exigea pas qu’elle lui raconte, même si son regard l’y invitait, lui assurait qu’elle ne craignait rien et pouvait se confier sans crainte. Elle le savait, mais n’était toujours pas prête.

« Rosalie BasRose. Tu dois venir avec moi. »

Bon sang, vas-tu sortir de ma tête ?!

Ses souvenirs menaçaient de l’engloutir comme une vague, de briser sa coquille. Mieux valait la fendre soi-même afin d’éviter le raz-de-marée, mais sans ses parents, Rosalie n’avait pas de réponses. Elle espérait qu’ils viendraient vite.

– Ce n’était pas nécessaire de vous déplacer, dit Amerius. Cela pouvait attendre que l’on se voie à la Bulle.

Rosalie ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit finalement.

– Oui… oui, mais je…

Rien. Elle n’avait rien pour se justifier. L’information était là et il lui fallait la partager. Avec lui. En fait, elle se rendait compte qu’elle appréciait de le voir en-dehors du cadre de la fabrique.

Une information dont elle ne savait pas encore quoi faire.

– Bon, et bien, je vais rentrer chez moi, alors.

Elle se leva avant qu’Amerius n’ait eu le temps de répondre. Ou peut-être avait-il parlé sans qu’elle s’en rende compte. Il la rattrapa sur le pas de la porte.

– Je ne voulais pas vous chasser.

Amerius la fixa de ses yeux agrandis par la crainte, celle de l’avoir vexée, sans doute.

– Je sais. Mais à cette heure-ci, on ne pourra pas faire grand-chose. Et puis, ça fait sortir Bartold, ajouta-t-elle sur le ton de l’humour.

Ils se tournèrent en même temps vers le garde du corps, occupé à faire des ronds de fumée avec sa cigarette, appuyé contre le fiacre. Il faisait un peu de peine à Rosalie, qui lui souhaita d’être vite débarrassée d’elle.

Le malentendu résolu, Rosalie fut raccompagnée chez elle.

Elle songeait encore à cette histoire de magie et de bois, quand arrivée à son étage, elle eut une frayeur soudaine.

Assise sur son paillasson, la tête appuyée contre le chambranle de la porte, Mona était recroquevillée sur elle-même. Rosalie se précipita vers elle et la secoua. Son amie sursauta aussitôt, avant de lui sourire.

– Pardon, je m’étais endormie.

– Endormie ? Ici ?

Rosalie la savait adepte des sommeils réparateurs, mais de là à rattraper les heures manquantes dans un couloir glacial, il y avait une différence.

– Que fais-tu ici ? Tout va bien ?

La joie s’envola du visage de Mona.

– On devait passer la soirée ensemble.

Rosalie se mordit la lèvre. Galvanisée par sa trouvaille, elle avait complètement oublié son amie.

– Je suis navrée. Tu m’attends depuis longtemps ? Tu vas bien ?

– C’est plutôt à moi de te demander cela. Où étais-tu ?

– Avec Amerius.

Mona fronça les sourcils.

– Mon patron. Amerius Karfekov.

– Ha, oui. Karfekov, je vois.

Elle se releva sèchement.

– Je peux entrer ? Il fait froid ici.

– Bien sûr…

En voyant son amie entrer d’un pas rageur, Rosalie se demanda si elle n’avait pas manqué quelque chose. Elle se fit pardonner son oubli en préparant du chocolat chaud selon une recette bien à elle. Mona lui en réclamait souvent, surtout l’hiver, affirmant que c’était la seule chose capable de la réconforter.

– Tu travailles beaucoup ces temps-ci.

Rosalie déposa une tasse fumante devant son amie.

– Tu trouves ?

– Oui. Tu restes plus tard au travail et tu sors peu de chez toi. Si je ne t’envoie pas de lettres, tu m’oublies.

Rosalie sentit la culpabilité lui tordre le ventre.

– Je suis désolée. Tu as raison, c’est une période chargée. D’autant que le cambriolage nous a privés de certains documents importants.

Mona détourna le regard, gênée.

– Je comprends.

Léni sauta soudain sur la table, agitant les bras pour saluer Mona.

– Qu’est-ce qu’il a sur le dos ?

L’automate se retourna pour le lui montrer. Il portait désormais une sorte d’excroissance sombre, qui pouvait faire penser à un sac à dos.

– J’expérimente encore, fit Rosalie.

Mona n’insista pas. Les deux jeunes femmes dînèrent ensemble à l’extérieur avant de se séparer devant l’immeuble de Rosalie. Celle-ci regarda la neige qui tombait depuis le ciel avaler la silhouette fantomatique de la couturière. Rosalie baissa les yeux vers l’agenda que son amie lui avait offert. Elle avait noté d’avance plusieurs dates de rendez-vous rien qu’à elles, avec de petites annotations sur ce qui était prévu.

Ces derniers temps, Rosalie avait en effet négligé sa meilleure amie. Parce que l’enquête malmenait souvent sa curiosité, et parfois son sommeil. Tant qu’elle sentait un danger planer au-dessus de sa tête, il valait mieux que Mona ne la fréquente pas trop. D’un autre côté, si ce même danger voulait frapper, il avait tout le loisir de s’en donner à cœur joie quand la couturière n’était pas présente. Mona n’était pas vraiment quelqu’un que l’on pouvait manquer.

Rosalie se dépêcha de rentrer avant que la neige n’imbibe l’agenda neuf. Elle le déposa sur sa table de nuit avec la promesse de la regarder tous les jours. Elle était injuste envers Mona, se comportait comme une mauvaise amie. Peut-être parce qu’elle avait toujours vécu sans et que ce réflexe peinait à s’ancrer en elle.

Si un malheur devait frapper Rosalie, au moins y aurait-il quelqu’un d’autre que ses parents pour la regretter.

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