Chapitre 22 - 1

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Palais royal, 9h52, 22 nafonard de l’an 1900


Rosalie et Amerius avaient prétexté un rendez-vous urgent pour justifier leur absence à la Bulle.

Ils se rendirent au palais royal sans passer par la loge des gardes puis traversèrent les différentes ailes jusqu'aux appartements où les souverains possédaient leur salle de travail. Une vaste pièce qui apparaissait au dos des billets, au centre de laquelle trônait un imposant bureau, davantage que celui d'Amerius.

C’était la première fois que Rosalie mettait les pieds aux palais. Elle aurait dû être intimidée, mais l’urgence de la situation l’en empêchait.

Amerius n'eut qu'à se présenter pour qu'un serviteur l'annonce à la reine qui le reçut aussitôt.

Il entra, suivi de Rosalie, qui s'efforça de se rappeler que dans cette réalité, Galicie VII ne l'avait pas enfermée pour se servir d'elle comme un bouc émissaire.

– Amerius, que me vaut ta...

Elle s’interrompit aussitôt en apercevant Rosalie. La reine leva un sourcil contrarié avant de l'examiner de pied en cap.

Autant pour le nouveau départ espéré.

– Voici Rosalie. Elle est magiterienne et sait à peu près tout de ma particularité et de certaines autres affaires qui nous préoccupent.

Galicie VII le fixa sans mot dire, les lèvres entrouvertes, à deux doigts de devenir une mâchoire décrochée.

– Excuse-moi ?

– Je disais que...

– Oui, Amerius. J'ai compris. Mais j'espère que tu as au moins trois bonnes raisons qui justifient cette décision soudaine et faite sans mon consentement.

– En fait, j'en ai même douze.

Douze ? Rosalie se demanda comment c'était possible. Elle-même était arrivée à quatorze.

La reine tapa sèchement le bureau avec son stylo.

– Asseyez-vous.

Un ordre ponctué d'un regard noir destiné à Rosalie. Celle-ci abandonna l'idée de se tenir tranquille. La reine ne l'aimait tout simplement pas, juste parce qu'elle existait. Ou qu'elle était trop proche d'Amerius ? Galicie VII gardait peut-être encore rancune de leur histoire d'adolescents.

– Raconte, siffla-t-elle. Et sans rien omettre, je te prie.

Il n’omit en effet rien. Noé et ses Poupées, le voyage dans le temps, le changement de réalité, les Basses-Terres et leur escapade, achevée avec la fuite de Noé. Ce dernier étant un imposteur puisque son cadavre gisait dans un sous-terrain secret. Il y avait la véritable nature de la Lune, gardée par les magiteriens qui s'avéraient être des traîtres d'abord alliés de Noé et des Bas-Terriens.

Il ne se tut qu’à propos de la vraie nature de Rosalie et son lien avec Noé, ne mentionnant que la manière dont elle s'était retrouvée impliquée la première fois et ce que la reine lui avait fait subir.

– Je crois que je n'oublie rien.

Galicie VII avait beaucoup soupiré. Sa main avait fini par se crisper autour du stylo.

– Un autre que toi aurait fini dans les geôles pour m'avoir raconté la plus vraisemblable et inutile des histoires. Et fait perdre mon temps.

– Mais je ne suis pas un autre.

La reine plissa les yeux.

– Je me le demande. Tu viens apparemment de te découvrir un côté sarcastique.

Son regard dévia brièvement vers Rosalie, accusateur.

– Donc, si je résume...

Amerius ne lui en laissa pas le temps.

– Nous avons un gros problème. Il nous faut une preuve que les magiteriens sont coupables, mais il faut les protéger de Noé, qui pourrait faire beaucoup de dégâts en s'en prenant à eux.

– Et pourquoi ferait-il cela maintenant ? De ce que j'ai compris, c'est un terme qui pour lui n'a pas vraiment de signification.

– Il est forcément limité en ressources, expliqua Amerius. Notamment en Poupées. S'il n'a pas agi, c'est qu'il ne doit plus avoir la possibilité de voyager et doit donc composer avec le temps présent. Sa dernière intervention remonte à plusieurs mois, quand il aurait dû se faire enlever.

– Aurait dû. Si les magiteriens l'ont appris, ils doivent avoir un plan pour se défendre contre lui.

– Mais leur magie n'est pas faite pour le combat. Ils sont en danger.

La reine soupira – encore.

– Protéger les magiteriens me permettrait de coincer Noé. Dommage, cela m'aurait retiré une belle épine du pied de le laisser faire.

– Ce sont des gens, vous savez.

Galicie VII releva la tête, comme surprise d'être dérangée. Elle tourna un air outré vers Rosalie.

– Excusez-moi ?

– Les magiteriens. Ce sont des gens. Nous sommes des gens. Les familles sont loin d'être parfaites, je le sais mieux que quiconque, mais elles restent des personnes, avec des enfants, des maris et femmes, des envies et des rêves. Vous ne pouvez pas parler de les jeter comme une de vos robes déjà portées une fois de trop !

Elle ne détourna pas le regard de la reine. Pas même quand le bleu de ses yeux devint un ciel d'orage.

– Comment osez-vous, magiterienne ? Je suis votre....

Amerius barra la route à la colère de la souveraine en brandissant sa canne devant Rosalie.

– Elle a un nom.

– J'ai un nom !

Pour qui se prenait-elle à la rabaisser ainsi ? Il n’était plus question de se laisser faire par quiconque, fut-il souverain ou non !

– Je m'appelle Rosalie.

Amerius abaissa sa canne.

La reine fit claquer sa langue sur son palais avant de s'enfermer dans le silence. Elle fixait Amerius sans avoir l'air de savoir comment réagir. Il le fit pour elle.

– Tu te vengeras plus tard, Galicie. Nous avons des choses plus urgentes à gérer que ton ego. Comme les Astre-en-Terre. Il nous faut une preuve de leur culpabilité.

– Je le sais.

Elle secoua la tête et redressa le menton, retrouvant sa posture royale.

– Tu m'as bien dit que les manoirs magiteriens étaient faits de pierre lunaire ?

– C'est Rosalie qui l'a compris, mais oui, elle en est certaine.

Galicie VII balaya sa remarque d'une main distraite. Elle fixait l'encrier qui lui faisait face.

Rosalie avait beau la détester, il lui fallait reconnaître que la souveraine était compétente. Elle avait une parfaite connaissance de son peuple et des lois, des règles politiques, internes ou étrangères. Elle l'avait souvent démontré lorsque des événements sensibles secouaient le pays.

Rosalie songea avec amertume qu'elle était semblable à Amerius. À moins de trente ans, Galicie VII était quelqu'un d'important, qui exerçait son devoir avec dévouement et n’hésitait à se remettre en question. Une femme dont on retiendrait le nom.

Rosalie ne possédait pas tout cela et pour la première fois de sa vie, songea à ce qu'elle n'avait pas, mais qu'une autre possédait. Son regard glissa vers Amerius, avant de se reprendre.

– Ce qu'il nous faut, déclara la reine, c'est un prétexte pour confronter les Astre-en-Terre et fouiller leurs quartiers. La roche lunaire peut nous le donner.

» Parmi les nombreuses lois édifiées à propos de la Lune, certaines concernent la régulation de la roche. En détenir sans preuve d'achat ou d'origine est illégal. Les manoirs magiteriens en sont l'exemple parfait.

– Et puisqu'ils existent depuis des siècles, les familles vont devoir s'expliquer, ajouta Rosalie.

La reine hocha la tête sans la regarder. Mais Rosalie ne s’y trompa pas. Galicie VII venait de lui montrer que sous ses airs altiers, se cachait une personnalité capricieuse quand Amerius entrait en jeu.

Rosalie se sentit soudain un peu bête d'avoir pu complexer un instant plus tôt. Galicie VII lui faisait penser à une enfant jalouse de son nouveau cadet.

– Les Astre-en-Terre ont érigé leur partie du palais eux-mêmes, avec leur propre matériau, expliqua celle-ci. Il ne sera pas difficile d'en récupérer un morceau pour analyse. Les jardiniers qui entretiennent les plantes des façades raclent souvent de la poussière.

» De fil en aiguille, nous en arriverons à parler de Noé. Et s'il le faut, Rosalie nous fabriquera un sort de vérité.

Elle se leva avant que Rosalie puisse répliquer qu’il n’en était pas question et ordonna à un serviteur d'aller récupérer un outil de jardinage. Il fut immédiatement transmis à un médecin du palais qui possédait du matériel d’analyse, mais l’homme affirma que cela prendrait une à deux heures. Rosalie et Amerius furent proprement congédiés du bureau de la reine.

Ils sortirent faire un tour dans le jardin d’hiver, une série de sentiers abrités de camélias et d’arches recouvertes de clématites – des espèces qui s’épanouissaient avec le froid.

Rosalie ne put s’empêcher d’examiner les plantes, un vieux réflexe ancré en elle. Un moyen d’occuper ses mains et son esprit, le temps que sa colère retombe, car elle ne souhaitait pas qu’Amerius en fasse les frais.

– Je suis navré pour tout à l’heure.

Elle releva la tête.

Il avait saisi une clématite entre ses doigts et s’amusait à faire tourner les pétales.

– Galicie peut être difficile à vivre. Et elle a décidé qu’elle ne vous aimait pas.

– J’avais remarqué. C’est à se demander comment vous avez pu être aussi proches pendant une période.

Amerius se mordit l’intérieur de la joue.

– En dehors des affaires politiques, Galicie ne conçoit pas qu’on lui dise non. Elle avait une manière disons… insistante de faire comprendre ce qu’elle voulait. J’étais un adolescent encore en mal de repères et de compréhension des autres alors…

Il n’acheva pas sa phrase et arracha accidentellement un pétale. Il relâcha la fleur, dont le morceau volé resta collé à son gant.

Rosalie le lui retira sans vraiment y prendre garde. Les mots d’Amerius lui paraissaient faux. Il se prétendait en manque de quelque chose, mais elle le connaissait assez pour savoir qu’il se trompait.

– Ce n’est pourtant pas l’impression que ça donne.

Amerius lui rendit un regard perdu.

– Vous. Les autres. Je ne me sens pas incomprise. Vous êtes même plus réfléchi et attentif que certains.

Il sembla presque choqué de l’entendre, mais Rosalie était sincère.

– Il s’agirait plutôt d’un problème d’expression… marmonna-t-il.

C’est pour cela que vous me vouvoyez ?

Elle n’eut pas le temps de le dire à voix haute. Amerius enchaîna sur un autre sujet comme lui seul savait le faire.

– Il est dommage que la boîte à senteur se soit changée en arme.

Rosalie manqua s’étouffer. Elle ne regrettait rien, au contraire. Si cela pouvait remiser pour de bon cette chose impie dans la réserve, c’était parfait.

Aborder le sujet de la Bulle fit rejaillir une question dans l’esprit de Rosalie, une demande née lors de leur passage aux Basses-Terres.

– La Bulle. À qui est-ce qu'elle était, avant ?

Si Amerius était surpris, il n’en montra rien.

– À personne. Il a fallu des années pour retrouver son héritier légitime, à cause de problèmes d'arbre généalogique. Mais il a refusé, il a déménagé en Ordalie il y a longtemps.

– Et encore avant ? insista Rosalie. Le bâtiment, qui l'a construit ?

– Ces bâtisses à flanc de falaise datent d'une ancienne guerre. Je suppose qu'on y fabriquait autrefois des armes, car nous sommes proches de la mer. Des armes qui devaient être cachées dans les grottes.

Rosalie n’eut pas l’opportunité d’en savoir plus. Un serviteur du palais accourait vers eux, faisant crisser la neige du sentier sous ses bottes.

– Sa Majesté veut vous voir dans son bureau.

Elle les attendait penchée au-dessus du meuble, le regard fixé sur une feuille de papier.

Les résultats commandés au médecin étaient arrivés très vite.

– Il s’agit bien de roche lunaire. On les tient, se réjouit la reine. Amerius, je veux que tu m’aides. Nous allons nous rendre dans leurs quartiers avec des soldats et les appréhender. Une fois les lieux vidés, je veux que tu les fouilles à la recherche de preuves, tu sais quoi trouver.

Rosalie ne lui demanda pas la permission de venir. Amerius s’était de toute façon tourné vers elle avant de hocher la tête. Galicie convoqua le commandant de ses armées. Des soldats supplémentaires furent ajoutés aux accès du palais, avec pour ordre de ne laisser entrer ou sortir personne.

Un groupe de dix gardes fut mobilisé pour se rendre jusqu’aux appartements des magiteriens, tandis que d’autres attendaient en retrait. Tandis qu’elle les regardait écouter les instructions, Rosalie remarqua les gestes pressés et saccadés de la reine. Elle semblait craindre que les Astre-en-terre ne lui échappe.

Les gardes se rendirent aux appartements magiteriens par des directions différentes. Rosalie et Amerius suivirent l’un d’eux, jusqu’à atteindre une mezzanine, juste au-dessus de l’antichambre des Astre-en-terre. Une pièce haute et vide, qui n’avait rien à envier au reste du palais. Une double porte de trois mètres barrait l’accès aux quartiers de la famille. Le bois était gravé de symboles magiques, mais le centre était occupé par un grand croissant de Lune en relief.

– Les Astre-en-terre sortent rarement de leurs quartiers, avait expliqué la reine, et plus du tout depuis deux semaines. L’entrée est protégée par un charme qui empêche quiconque d’y accéder sans autorisation.

Sans doute la raison pour laquelle ils étaient encore en vie, songea Rosalie.

Cette branche de la famille comportait une dizaine de membres. Virginia, la matriarche, et ses trois enfants – deux filles et un garçon – tous mariés, à un Landepluie, une Becaigrette et un noble d’Annatapolis. Ce dernier mariage avait été pour l’instant le seul à donner des enfants, au nombre de trois, et le plus vieux ne devait même pas avoir sept ans.

Galicie VII se dressa devant la porte, sa tête ceinte d’une couronne d’or.

– Ouvrez à votre reine.

La porte resta fermée.

– Virginia Astre-en-terre !

Même d’ici, Rosalie pouvait voir les mains de la reine se crisper. La famille avait beau décider qui entrait ou non, ils ne refusaient jamais ce droit à leur reine. Celle-ci blêmit avant de se tourner vers l’un de ses conseillers.

– Peut-on ouvrir cette porte par la force ?

Rosalie en vint à penser la même chose. Ils arrivaient peut-être trop tard. Elle se précipita dans l’antichambre et s’approcha de la reine.

– Laissez-moi regarder. C’est un sort magiterien, je peux peut-être le forcer.

Galicie VII ne songea même pas à la rabaisser.

– Essayez. Cela ne coûte rien.

Rosalie se dirigea vers la porte et posa ses mains sur le bois. Il vibrait d’une magie inhabituelle. Comme si l’enchantement était perturbé ou bridé par autre chose. Quelqu’un ne voulait pas que cette porte puisse être ouverte par accident, ce qui pouvait arriver si les Astre-en-terre avaient besoin d’une ouverture en urgence depuis l’intérieur. Ce qu’on les avait empêchés de faire.

– Vous sentez ça ?

Amerius l’avait rejoint, les doigts également contre le bois.

– Oui. Je reconnais la manière d’être de la magie industrielle.

– La magie de Terre a dû être contrecarrée.

– Galicie, appela Amerius.

Elle s’approcha avec son conseiller et le capitaine des gardes.

– Il nous faut de quoi graver.

La reine ne put leur procurer que des scalpels de médecins. Amerius et Rosalie se mirent au travail sans se consulter. Ils avaient eu la même idée et s’étaient naturellement répartis le travail. Rosalie manqua d’échapper l’outil à plusieurs reprises. Les lames de chirurgies étaient trop fines et fragiles, le manche trop petit. Elle craignait de le briser. D’autant que l’équation de suppression magique était longue à tracer à cause de la nature du bois et de la quantité de magie présente.

Pendant ce temps, Galicie VII distribuait les ordres. Des intrus avaient peut-être fait irruption dans le palais et celui-ci devait être passé au peigne fin, les entrées et sorties scellées, tandis que ses conseillers étaient envoyés rassembler les domestiques. Si les Astre-en-terre avaient subi un sort funeste, les répercussions seraient lourdes et la reine devrait prouver son innocence.

Au terme d’une demi-heure d’efforts, Rosalie traça la dernière lettre de l’équation, d’une main rouge et tremblante. Elle sentit aussitôt la magie être aspirée et disparaître.

Un battant se relâcha dans un déclic. Rosalie et Amerius se regardèrent. Les soldats se déployèrent autour d’eux, lances et revolvers en main. Rosalie se saisit du battant et tira.

Elle recula aussitôt. L’odeur acide et écœurante de la putréfaction venait de lui fouetter le visage. Amerius mit un mouchoir sur son nez, les toussotements des gardes résonnèrent.

– Ho non…

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