Chapitre 29

9 minutes de lecture

Quartier industriel d’Annatapolis, 15h41, 23 nafonard de l’an 1900

Le fiacre filait à vive allure sur les pavés irréguliers de la capitale. Bartold guidait les chevaux, hurlant aux piétons et aux autres véhicules d’évacuer la chaussée.

À l’intérieur du fiacre, Amerius et les parents de Rosalie avaient renoncé à parler. L’anxiété les dévorait depuis leur départ du palais. Les cahots les en auraient de toute manière empêchés.

La première heure, un silence gêné s’était instauré. S’ils partageaient un but commun, Jasmine et Pyrius ne savaient rien d’Amerius et inversement. Ils ne s’étaient vus que deux fois, sans que le couple ne sache ce qu’il représentait pour leur fille.

Aussi avait-il consenti à tout leur avouer, lorsque Jasmine lui avait redemandé, presque hystérique, qui il était lors de leur attente face à un passage à niveau fermé.

Amerius était le seul lien qui leur restait avec Rosalie, et à leur place, il aurait voulu savoir à qui il avait affaire. Le fiacre reparti, il expliqua être à l’origine son employeur, après l’avoir recrutée un peu par hasard, pour que le cambriolage ne les pousse ensuite à collaborer, puis à devenir confidents tandis que le fantôme de l’imposteur les poursuivait. Amerius leur révéla également son passé. Il garda pour lui sa relation avec Rose. Ce n’était pas le temps des présentations officielles et il était certain que le couple avait de toute façon compris.

À la fin, Jasmine et Pyrius hochèrent tous les deux la tête, leurs expressions stupéfaites éclipsant la pénombre du véhicule aux rideaux fermés.

– Merci, souffla Jasmine.

Les heures suivantes furent de nouveau silencieuses, jusqu’à ce que Bartold arrête les chevaux en bordure du quartier industriel. Amerius descendit et se dirigea vers le poste de secours. Il ouvrit la porte et tambourina contre le comptoir. Un gens d’armes fit irruption, affolé. Amerius ne lui laissa pas le temps de parler.

– Faites évacuer immédiatement le quartier.

– De… pardon ? Sous quel prétexte ? Attendez, vous ne seriez pas le patron de La B

Il s’interrompit lorsqu’Amerius lui jeta un portefeuille sur la poitrine, marqué du sceau de la garde royale. Le gens d’armes se débattait avec l’objet, aussi Amerius sauta-t-il par-dessus le comptoir, exaspéré. Il enclencha lui-même la sirène d’évacuation.

Un son bas et étiré se diffusa dans tout le quartier. Amerius revint vers le gens d’armes, toujours confus.

– Rassemblez vos collègues et assurez-vous que tout le monde quitte le quartier !

Amerius récupéra son portefeuille des mains de l’homme. Celui-ci esquissa un rapide salut avant de partir, hurlant des ordres dans la salle voisine. Amerius regagna le fiacre.

Les troupes royales ne devraient pas tarder, peut-être moins d’une heure, de quoi laisser à Amerius le temps de fouiller la Bulle.

Il réalisa la portée de sa bêtise. Il avait foncé en avant sans se soucier du possible danger. Noé avait massacré une famille de magiteriens, et même si Bartold et lui savaient se battre ils n’étaient pas de taille face à des Poupées. Amerius ne s’en remettrait pas si par sa faute, Rosalie perdait ses parents.

Il n’avait pas réfléchi.

Amerius sourit, désabusé, perdu et amusé en même temps. Voici donc l’effet que cela faisait.

Bartold lui donna soudain un coup de coude. Englué dans ses réflexions, Amerius n’avait pas vu que Jasmine et Pyrius étaient déjà partis en direction des usines.

Amerius ouvrit la marche en prenant soin de contourner la Bulle, le menton baissé pour ne pas être reconnu. Caché dans un étroit passage entre deux bâtiments, le quatuor regarda les employés de la Bulle franchir les portes au pas de course. Les autres usines en faisaient de même, et une marrée humaine ne tarda pas à remonter l’avenue principale, guidée par les gens d’armes. Les pavés se couvrirent soudain d’ombre, venue du ciel chargé de lourds nuages gris.

Une fois la rue déserte, Amerius se dirigea le premier vers la fabrique. Dans l’entrée, des papiers jonchaient le sol, sans doute soulevés par les courants d’air de la porte. Ils quittèrent le bâtiment administratif pour se rendre à l’usine. De là, Amerius ne voyait plus qu’une seule autre possibilité : la réserve, creusée à même l’intérieur des falaises. Il s’y dirigea le premier, sa main crispée proche de son arme.

Il ne savait pas quoi penser de cette situation. La Bulle était son lieu de travail, presque de vie, l’endroit qu’il avait acquis et fait grandir. Son autre chez-lui, plus qu’au palais. Et voilà qu’il apprenait qu’un homme, un monstre jouant avec la vie d’autrui, connaissait cet endroit mieux que lui. Amerius ressentit soudain un élan de haine et de rage mêlées. La dernière fois que cela lui était arrivé, ce fut lors de la mort de sa mère et de son grand-père.

Dans la réserve, une étagère déplacée s’ouvrait sur un boyau obscur. Bartold récupéra deux lampes dans l’usine avant de les rejoindre. Il confia l’autre lumière à Pyrius et ouvrit la marche à l’intérieur des falaises. À la sortie du tunnel, Amerius eut la stupéfaction de découvrir les canetons, occupés à barboter dans une flaque d’eau. Il secoua la tête, décidant de remettre ce mystère à plus tard.

Plus loin, un escalier menait jusqu’au sommet des falaises. Le temps que le groupe le gravisse, un crachin glacé tomba du ciel. Amerius observa le vaste plateau des falaises, la gorge nouée. Rosalie pouvait être n’importe où dans les grottes.

Il longea d’abord le précipice avant d’emprunter sa lampe à Pyrius. L’eau stagnante de la baie rendait le sol humide et en approchant la lumière de la piste, il vit des traces de pas, d’une pointure féminine. Amerius fronça en revanche les sourcils lorsqu’il lui sembla en distinguer une deuxième, laissant penser à des talons. Une autre femme ? Rosalie était prévenante et réfléchie, elle ne serait pas venue faire de l’exploration dans des chaussures pareilles. Et si… bon sang, l’alliée de Noé. Si le mage était imprévisible, la femme l’était encore plus, car ils ne disposaient d’aucune d’information à son sujet. Aurait-elle attrapé Rosalie ? Amerius commençait à en douter. Les traces conservaient une certaine distance, comme si l’inconnue l’avait suivi, au lieu d’être pressée contre elle pour la menacer d’une arme.

Amerius se releva.

– Par ici.

Il ouvrit la voie, suivant les empreintes le long de la piste, jusqu’à un bosquet d’arbres décharnés. Ici, les traces de pas tournaient en rond. L’inconnue n’avait pas menacé Rosalie. Elles avaient cherché ensemble.

– Séparons-nous, ordonna-t-il.

Bartold assurerait la sécurité de Jasmine, avec qui il s’éloigna en direction du cœur du bosquet. Pyrius resta avec Amerius.

Les deux hommes inspectèrent le sol, mais il était ici plus sec. Au bout d’un moment, Pyrius frappa dans ses mains pour attirer l’attention d’Amerius.

Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?

– Je ne sais pas. Mais ce doit être une cachette, celle de Noé. Rose a dû la trouver, autrement, nous aurions trouvé des empreintes bien plus loin que le bosquet.

Il jeta un œil à celui-ci. La lampe de Bartold et Jasmine était devenue un point lumineux vacillant.

Vous avez vu qu’il y avait deux marques différentes ?

– Oui, mais je ne sais pas encore si cela est de bon ou mauvais augure.

Pyrius fit claquer sa langue sur son palais.

Ma fille n’aurait pas laissé une inconnue l’approcher et l’aider en sachant la situation actuelle. Donc, c’est une amie.

– Le problème, c’est que cette amie peut très bien avoir joué la comédie.

Tout dépend jusqu’à quel point. Elle peut l’avoir par exemple enfermée sans lui faire de mal.

Pyrius avait rapidement signé, les mains crispées. Il cherchait avant tout à se rassurer et Amerius avait mal au cœur à l’idée de le contredire. Lui-même ne demandait pas mieux que de se voiler la face, tant qu’il n’aurait pas de preuve du contraire.

– C’est une possibilité.

Pyrius hocha la tête et se remit à inspecter le sol. À peine Amerius l’imita que l’homme l’interpella de nouveau. Il désignait le bord de la falaise de manière pressante, la lampe au-dessus du vide. Une marche était taillée dans la roche, face à une entrée étroite. De la terre et de la boue maculaient la pierre, laissant penser au passage de semelles de chaussures.

Pyrius fourra soudain la lampe dans les mains d’Amerius.

Allez chercher les autres, je descends.

– Comment ? Mais att…

Il ne put achever sa phrase. Pyrius s’était baissé vers la marche en se tenant à peine à la roche pour s’engouffrer dans le boyau. Amerius l’avait regardé faire, sidéré. Mais l’homme était un Ocrepâle de naissance, et avait dû grandir et travailler dans les nombreuses mines et carrières de sa famille. Ramper dans les tunnels et escalader la roche ne devait pas lui faire peur.

Amerius appela Jasmine et Bartold, ne désirant pas s’éloigner du passage si toutefois Pyrius avait un problème. Celui-ci réapparut en même temps que son épouse et l’homme de main.

– C’est là, signa-t-il d’une main.

Bartold lui passa sa lampe et descendit le premier. Lui et Amerius s’y mirent à deux pour assurer Jasmine, terrorisée par le vide. Amerius vérifia longuement ses appuis avant de s’engager, mais parvint sain et sauf dans la grotte qui suivait le tunnel. Jasmine était blottie dans les bras de son mari, le visage blême.

Bartold et Amerius descendirent les premiers dans l’escalier. Ils avaient dégainé leurs revolvers.

Amerius leva le sien en découvrant la vaste caverne voûtée, illuminée d’équations. Un lieu idéal pour une embuscade. Il ordonna à Jasmine et Pyrius de rester cachés dans l’escalier, puis fit signe à Bartold de se diriger vers la droite, tandis que lui-même ferait le tour par la gauche.

Amerius avançait sans bruit entre les pièces détachées et les papiers qui jonchaient le sol. Il avait ôté son masque pour mieux respirer et ne pas camoufler les sons par son souffle.

Il regardait sous chaque table, entre chaque bibliothèque, le cœur battant à se rompre. Il avait peur, peur de découvrir un corps étendu, marqué d’une tache de sur le pli de son nez.

– Rose ? murmurait-il en passant près des armoires fermées.

Amerius et Bartold finirent par se retrouver au centre de la grotte, juste sous les cadavres de Poupées qui pendaient du plafond. L’homme de main secoua la tête. Amerius allait appeler Jasmine et Pyrius, quand un bruit de ferraille dérangée lui fit relever son arme. D’un mouvement conjoint, les deux combattants s’avancèrent en direction d’un bureau bancal.

Le grattement venait de derrière, juste à côté de la stalagmite à laquelle le meuble était adossé. Amerius serra son revolver à s’en blanchir les phalanges. Ce devait être un animal, rien de plus. Une forme jaillit soudain de sous le bureau et fonça sur eux.

Amerius sursauta et baissa son arme, mais Bartold se mit à crier, prêt à faire feu.

– Non, attends !

Amerius lui saisit l’avant-bras, et le repoussa.

– C’est quoi ce truc ?! s’agaça l’homme.

– Léni.

Amerius s’accroupit, reconnaissant le petit automate. Il rangea son arme et tendit la main vers Léni, qui grimpa le long de son bras pour venir s’installer sur son épaule.

Jasmine et Pyrius venaient d’arriver, les larmes aux yeux.

– Tout va bien, assura Amerius.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Jasmine.

– Léni. Il appartient à Rosalie. Elle l’a fabriqué et il la suit partout.

Jasmine ouvrit soudain des yeux ronds.

– Mais oui ! Je m’en souviens, elle me l’a déjà montré !

Elle tendit la main vers l’automate, qui la toucha. Lui aussi la reconnaissait.

– Léni, où est Rose ? demanda Amerius.

L’automate se lança dans un récit agité, mais personne ne comprenait. Il maîtrisait la langue des signes, mais comme ses mains se résumaient à deux petites boules d’acier poli, la gestuelle avait été adaptée pour les bras. Heureusement, Léni connaissait l’alphabet, et l’orthographe de mots basiques.

Parmi les affaires présentes, Amerius trouva de l’encre conservée dans un pot gravé pour qu’elle ne sèche pas. Il y trempa l’extrémité d’un chiffon avant de tracer les lettres sur le bureau. L’automate sauta de son épaule et se mit à épeler.

Mona. Alliée et fille Noé.

– Qui est Mona ? demanda Jasmine.

Mona, ce nom n’était pas inconnu d’Amerius : c’était la meilleure amie de Rosalie. Ainsi donc, la jeune femme s’était jouée d’elle. Amerius comprit qu’elle devait être l’auteure du vol et de son agression. En revanche, la fille de Noé… Si celui-ci avait été le précédent – de manière relative – grand amour de Rosalie…

Ho non.

Amerius n’eut pas de doutes quant à l’identité de sa mère. Mère que Mona avait dû vouloir protéger, notamment en désignant Amerius comme une menace. Cela voulait aussi dire que les chances de retrouver Rose vivante étaient grandes, un fait qu’Amerius s’empressa de partager avec ses parents.

Léni sauta aussitôt sur place pour attirer leur attention.

– Mona. Partie avec Rose avant.

– Avant ? Tu veux dire avant notre arrivée ?

L’automate fit non de la tête.

– Avant. Passé.

Amerius blêmit. Pas ça, tout mais pas ça. Comment allait-il faire pour la revoir ?!

– Amé ?

Bartold le dévisageait, inquiet.

– Nous arrivons trop tard.

Pas seulement de quelques heures. Peut-être de plusieurs années, ou mêmes siècles.

Mona avait emmené Rosalie dans le passé.

Annotations

Vous aimez lire Benebooks ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0