Chapitre 33 - 1
Collines de la future Annatapolis, 11h22, 41 jours après le voyage
Rosalie nettoya sa blessure et refit le bandage à son bras gauche. Comme elle s'y était attendue, on avait tenté de la détrousser, mais si son revolver avait suffi à faire fuir les bandits, il n'avait en revanche rien pu faire lorsque Rosalie avait dégringolé la pente d'une colline. Elle s'était retenue à son chariot dont les roues s’étaient coincées entre les rochers, et son bras s’était entaillé sur cette même roche. Un épais filet de sang avait coulé, que les bandages emmenés avaient failli ne pas réussir à endiguer.
Rosalie s'était accordée du repos, avant de se résoudre à devoir conduire son chargement d'une main. Ses forces diminuaient chaque jour un peu plus, à cause des courtes nuits passées sous la maigre couverture et de son sommeil entrecoupé par la crainte d'une attaque. Par chance, la future Cie-Ordalie était majoritairement déserte.
Rosalie avait économisé ses vivres, choisissant en priorité les quelques baies et fleurs comestibles trouvées en chemin, dans la vallée qui deviendrait Annatapolis. Ses rares toilettes s'étaient faites à la va-vite dans des ruisseaux glacials. Ses cheveux n'avaient jamais été rattachés et pendaient sur sa taille en boucles humides de sueur.
Mais elle approchait du but. La colline qu'elle franchissait était la dernière de cet anneau qui entourerait un jour la cité d'Annatapolis. Rosalie les avait toutes escaladées, dans l’espoir d’apercevoir le cratère. Sans résultats, elle entrait à présent dans la forêt, franchissant sa lisière des arbres en début de soirée, alors que le soleil commençait à se coucher. Il allait faire trop sombre pour s'aventurer plus loin. Elle trouva une petite clairière, et s’y traîna péniblement. Elle fit un feu avec des branches pour cuire quelques champignons comestibles.
Sitôt la nuit tombée, les animaux sauvages s’éveillèrent. Rosalie se blottit dans sa couverture, entre le chariot et le feu. Elle réalisa soudain que l’impensable s’était produit. Elle venait de passer des jours au milieu des arbres, et s’apprêtait à s’enfoncer dans un territoire encore plus dense et sauvage.
Sans avoir peur.
La terreur issue de son traumatisme, de ce jour où une Poupée à l’effigie de June l’avait poursuivie, s’était envolée. S’en rendre compte lui causa un choc qui lui coupa la respiration. Il fut suivi d’un soulagement, amenant un sentiment de perte à la fois libérateur et stupide.
Rosalie renifla et essuya les larmes au coin de ses yeux. Qu’elle le veuille ou non, elle était née magiterienne, et avoir peur de la forêt lui avait toujours semblé anormal. Il en aura fallu pour qu’elle l’admette enfin. Faire la paix avec cet endroit lui offrit un sommeil plus long et reposant, et le sentiment que plus rien ne pourrait lui arriver tant qu’elle s’y trouvait.
Aussi, lorsque Rosalie trouva à son réveil un visage au-dessus du sien, elle laissa échapper un hurlement longtemps retenu.
Elle recula brusquement et se tapa le dos contre le chariot. La fillette qui l'avait surprise n'avait pas bougé. Elle tenait une fleur dans ses mains pleines de terre. Elle jouait avec les pétales, tout en continuant de regarder Rosalie. Une attention curieuse, sans animosité.
Rosalie se leva, avec lenteur, et remit sa couverture dans le chariot. La petite s'approcha aussitôt de celui-ci. Elle se leva sur la pointe de ses pieds nus, et observa avec un grand intérêt les parois du cube en verre.
Rosalie en profita pour l'examiner à son tour.
Les cheveux de la fillette devaient être clairs, mais la saleté les avait collés en mèches épaisses. Elle portait une robe de tissu grossier agrémenté de fleurs cousues, dont les pétales séchés étaient pour la plupart tombés, ne laissant que les tiges. Une forte odeur d’humus se dégageait d'elle.
Rosalie tressaillit. Son but venait peut-être de la trouver de lui-même. Avant de former une famille d’ensorceleurs, les magiteriens étaient autrefois une simple communauté proche de la nature, en marge des autres populations. Des gens simples, sans ambition ou mauvaises intentions.
– Je m'appelle Rosalie.
La fillette se retourna vers elle.
– Je suis Renarde.
Renarde. Une tradition de noms que les magiteriens n'avaient jamais perdu. De plus près, Rosalie vit que les cheveux de l'enfant avaient en effet des reflets roux.
– Tu viens d'où ? demanda la petite.
Rosalie peinait à comprendre à cause de la forme plus ancienne de la langue, mais elle saisissait l'essentiel.
– De très loin. Mais je cherche à rentrer chez moi. Là où se trouve un rocher tombé sur Terre.
La petite cessa de maltraiter sa pâquerette. Elle darda des yeux ronds sur l’intruse et partit en courant.
– Non, attends !
Mais elle avait déjà disparu entre les arbres. Rosalie parviendrait peut-être à suivre sa trace. Elle éteignit les cendres du feu et rassembla ses maigres affaires, après avoir avalé une poignée de baies. Elle remarqua que son pantalon flottait un peu plus que d'ordinaire autour de sa taille. Son voyage l'avait amaigrie.
Rosalie s'engagea à la suite de Renarde, mais à cause de son chariot et de son manque de compétence en pistage, héritage Becaigrette, elle perdit sa trace. Elle pouvait s'aider du relief du sol pour rejoindre le cratère, mais il n'était pas exclu qu'elle finisse par tourner en rond.
Au bout de cinq heures passées sans avoir eu l'impression d'avancer, Rosalie se laissa tomber sur une souche d'arbre, avant de se servir sur un buisson de groseilles.
Enfant, sa mère lui préparait souvent des gâteaux aux groseilles. Rosalie n'avait malheureusement plus de larmes pour pleurer. Penser à ses proches lui brisait le cœur, mais ne pas le faire l’empêcher de trouver le courage nécessaire.
Elle se releva et attrapa son chariot.
Un bruit de végétation dérangée la surprise sur sa gauche. Renarde émergea d'entre les buissons.
– Elle est là !
Cinq adultes arrivèrent à sa suite. Rosalie recula, mais Renarde vint se saisir de sa main.
– Tu étais partie ! reprocha-t-elle. Faut pas se perdre dans la forêt !
Elle s'était inquiétée. En les regardant de plus près, Rosalie remarqua que les adultes n'avaient pas d'armes sur eux. Les trois hommes ne portaient que des pantalons, les femmes des robes, et tous étaient aussi démunis que Renarde.
– Regarde, Papa, c'est elle ! fit la fillette.
Un homme aux longs cheveux sombres s'approcha.
– Êtes-vous celle qui se nomme... Rosalie ?
Son prénom était prononcé d'une manière qui lui sembla presque respectueuse.
– Oui, c'est mon nom.
– Vous avez dit vouloir atteindre... la roche tombée ?
Leur attitude n'étant pas hostile, Rosalie choisit de leur révéler ses intentions.
– Oui. Le morceau de Lune. J'ai besoin de son pouvoir pour rentrer chez moi.
L'homme se tourna vers ses compagnons, qui se rassemblèrent en conciliabule. Après un moment, l'homme revint vers elle, les yeux agrandis.
– Nous savions que ce cadeau dépassait l'être humain. Mais pas nous étions dignes de rencontrer la Mère de Nuit, la Lune éternelle.
Les cinq adultes s'inclinèrent, faisant danser les colliers d'os et de bois à leurs cous. Ce fut au tour de Rosalie d'ouvrir des yeux ronds. Elle ne sut comment réagir.
De toute évidence, ces gens lui rendaient hommage.
Ils la prenaient pour la déesse de la Lune.
Annotations