4 - Le Retour
Jeong creusait tout en sifflotant. La vie était belle ! Il allait bientôt connaître son heure de gloire. Quelles têtes ils allaient faire, au Village, en le voyant descendre du ciel avec les étrangers ! Surtout Soo. Cette fois, elle le regarderait peut-être avec respect. Ou de l'admiration. Voire plus.
Pour couronner le tout, les tubercules de tourne-pain étaient énormes ! De quoi se remplir le ventre avant le départ.
Un discret sifflement le poussa à lever les yeux de sa tâche.
Quelqu’un se tenait à quelques pas de lui. C’était Tsoï, un des Scientis de l’Équipée. D’un geste autoritaire, l'adulte lui intima de se taire.
Jeong était à peine revenu de sa stupéfaction qu’une autre personne surgit de derrière un buisson et lui adressa un salut silencieux. Le "gros Jeong", un Porteur aux épaules plus larges que son esprit.
On l’appelait le "gros" pour le distinguer de son jeune cousin, cependant on ne risquait pas de les confondre physiquement. Jeong n'appréciait guère son homonyme aîné qu'il trouvait bête et brutal.
Mais que faisaient ces deux hommes à plus de cent kilomètres du Village ?
Tsoï s’éloigna du chemin, talonné par le gros Jeong qui se retourna pour vérifier que son cousin les suivait. Habitué à obéir, ce dernier emboîta le pas sans dire un mot. Dix minutes plus tard, ils s’arrêtèrent près d’un figuier couvert de fruits mûrs.
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« Que t’ont-ils dit ? » demanda Tsoï sans préambule.
Jeong rapporta presque mot pour mot ses échanges avec les étrangers. Il avait une très bonne mémoire, comme n’importe quel enfant de l’Équipée. Pendant ce temps, le gros Jeong se gavait de figues sans leur prêter la moindre attention.
– Rivalité ? Ce n’était pas plutôt « Relativité » ? gronda le vieux Scientis quand Jeong eut terminé son récit.
– Oui, c’est ça ! Mais c’est un mensonge, n’est-ce pas ?
– Non. Ils t’ont dit vrai. Cette science est dans nos livres, pour les initiés seulement.
Le Scientis se frotta pensivement le menton et ne dit plus rien.
Comme ses deux aînés gardaient le silence, l’un en pleine réflexion et l’autre en pleine digestion, Jeong en profita pour leur demander d’une voix tremblante ce qu’ils faisaient là. Il essayait de réprimer sa colère. C’était SON Pèlerinage et SES étrangers. À lui seul.
Tsoï grommela une histoire de vaisseau en orbite et de navette, que le gros Jeong traduisit par « une étoile qui est tombée du ciel ». C’était donc ça ! Les Scientis avaient eux aussi observé le phénomène. Et ils l’avaient pris très au sérieux. À tel point qu'ils avaient envoyé l'un d'entre eux à la recherche de cette étoile. Jeong soupçonnait Tsoï d'avoir pris un chemin plus court que la Trace qui sinuait au gré des obstacles.
Le Scientis faisait les cent pas, les mains dans le dos, le visage fermé. Son crâne en sueur luisait dans le crépuscule comme une agate polie. Enfin il se tourna vers les deux Jeong.
« Ils vont nous faire rompre le Serment. Ce serait la fin de l’Équipée. Il faut les en empêcher. »
Ainsi parla Tsoï, seul représentant du Conseil dans un rayon de cent kilomètres. Par conséquent ce fut comme si la voix des Anciens s’était exprimée.
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– Que représentent les Cloches, pour vous autres ?
Les bras croisés, Tsoï se tenait penché au dessus de l’étrangère que le gros Jeong maintenait fermement au sol. Tout s’était passé très vite, dans un tourbillon de coups et de cris. Un peu plus loin, le dénommé Evon gisait inanimé.
– Le savoir ne s’est donc pas… si bien transmis que ça, articula difficilement la femme (elle avait un hématome au visage et les lèvres fendues). Evon avait raison !
– Répond !
– Ce sont des tambours de Coch. Vous ne le saviez pas et pourtant vous consacrez vos vies à les réunir… Pourquoi ?
– Parce qu’il doit en être ainsi. Mais encore une fois : que sont, pour vous, les Cloches ?
– Des pièces essentielles d’un… d’une sorte de machine. Elles servent… elles devaient servir à créer un tunnel V. Un raccourci spatial. Ensemble, elles devaient former une porte… un terminal connecté à l’humanité.
– L’Humanité… murmura Tsoï. Les Cloches pourraient-elles encore fonctionner, après tout ce temps ?
– Elles ne fonctionnent pas à proprement parler, c’est leur métal qui compte. Un alliage à base d’osmium… très rare et très coûteux. Le reste… c’est du positronique… de la technologie complexe mais courante.
– Et cette technologie, vous l’avez ?
– Oui, à bord de notre vaisseau. Et nous pouvons mettre fin… à votre épreuve. À votre exil.
– Vous ne pouvez rien ! Rien !!
Le jeune Jeong était chargé de surveiller l’autre étranger, toujours inconscient après le terrible coup de bâton de Tsoï. En entendant le cri de colère du Scientis, il leva les yeux et croisa le regard effrayé de la femme.
Elle comprenait trop tard son erreur. Aussi miraculeuse que semblât la transmission du savoir scientifique à travers dix générations de nomades dépenaillés, ces lointains descendants des spationautes du Subaru en avaient perdu des bouts en cours de route. La superstition avait lentement comblé les fissures de l’incompréhension.
Tsoï brandit un poing au ciel avant de s’éloigner de quelques pas en secouant la tête et en pestant. Les deux Jeong l’observaient, l’air inquiet. Ils n’étaient pas habitués à voir le Scientis perdre ainsi son calme.
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Quand Tsoï demanda aux deux Jeong de détruire à coups de pierre les instruments qu’ils avaient découverts dans les affaires des étrangers, le plus jeune s’exécuta avec réticence, contrairement à son cousin qui se fit un plaisir de réduire en miettes les fragiles objets.
Mais quand ils eurent fini et que le Scientis leur ordonna de dévêtir les voyageurs de l’espace et de brûler leurs vêtements, Jeong s’écria qu’ils ne pouvaient pas faire une chose pareille.
Tsoï le frappa alors durement au visage, tandis que le gros Jeong le menaça de son gourdin jusqu’à ce qu’il coopère, la mort dans l’âme.
C’était la nuit-à-dormir. Mais les trois hommes de l’Équipée ne dormiraient pas. Ils allaient marcher aussi longtemps qu’ils le pourraient, direction : l’ouest.
Prostrée aux côtés de son compagnon qui se remettait tout juste de son vilain coup à la tête, la femme les regarda partir, furieuse et choquée. Elle leur cria quelque chose que Jeong ne comprit pas... et qu’il ne voulait surtout pas comprendre.
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De retour au Village, Tsoï se présenta seul devant les membres du Conseil de l’Équipée. Jeong ne sut jamais ce que le Scientis leur raconta.
Quand les aînés questionnèrent le garçon, un peu plus tard, il décida de ne rien leur cacher.
Le Conseil envoya finalement un groupe de vifs-marcheurs à la recherche des soi-disant voyageurs de l’espace. Ils ratissèrent les environs du kilomètre 685 et finirent par découvrir la navette cachée dans un vallon.
L’appareil était peu impressionnant, selon les témoignages des découvreurs : à peine plus gros qu’un des charriots de l’Équipée. Mais ils ne réussirent jamais à l’ouvrir, ni à entamer la matière dont il était fait.
Les cadavres des étrangers étaient blottis sous un surplomb rocheux, à moins d’une centaine de mètres de la navette, près d’un gros tas de tiges-à-paille qu’ils avaient entassé là. Ils avaient été incapables d’allumer un feu pour se réchauffer pendant la quarte-nuit et ses températures glaciales. S’adapter ou mourir.
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Au Village, on fut partagé entre consternation et soulagement. Tsoï fut exclu du Conseil, essentiellement pour avoir pris seul une décision aussi drastique. Ses alliés lui évitèrent de justesse le bannissement, synonyme de mort à son âge avancé.
Pendant plusieurs mois et plusieurs fois par nuit, on vit passer l’Étoile, toujours aussi régulière dans sa course.
On s’y habitua si bien qu’on lui donna une majuscule : peut-être était-Elle un signe que l’Équipée était sur la bonne voie ? Les sceptiques y virent en tout cas la preuve que les étrangers morts n’avaient rien à voir avec ce miracle.
Hélas, on s’aperçut très vite qu’à chacun de ses passages la trajectoire de l’Étoile déviait un peu plus vers le nord. Bientôt on ne la vit plus passer du tout.
Mais alors qu’on n’y croyait plus, elle revint en début de prime-nuit, plus éclatante que jamais. Et plus rapide aussi.
Et un soir que tout le monde était dehors, à prendre son repas en petits comités sous les stries mauves du couchant, dans les rires et la bonne humeur propres à cette heure de relâche, une lance de lumière fendit brutalement le ciel dans toute sa longueur. Des ombres dansèrent à perte de vue sur la plaine éclairée crûment comme en plein jour. Tout cela dans le plus grand silence, car tout le monde s’était tu, même les jeunes enfants.
L’estafilade blanche et luminescente flotta longtemps dans la haute atmosphère, jusqu’aux vents de la tierce-nuit qui dispersèrent les cendres de l’Étoile.
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L’Équipée n’atteignit jamais les Montagnes de l’Ouest.
Comme certains Porteurs l’avaient craint, la Cloche bascula dans les marais quelques mois seulement après le début de la périlleuse traversée. Jeong avait alors trente-sept ans.
L’Équipée se scinda rapidement en deux groupes. D'un côté, les "fidèles au Serment", ceux qui s’obstinèrent à extraire de la vase l’objet qui avait donné leur raison d’être à dix générations d'ancêtres. Ils étaient les moins nombreux. De l'autre, tous ceux qui regagnèrent la terre ferme. Ces derniers se divisèrent à leur tour en petites bandes de cueilleurs nomades et s'éparpillèrent sur l'immense continent.
Jeong appartenait aux plus têtus. Alors que ses derniers compagnons rompaient leur Serment l'un après l'autre et fuyaient les marais, lui creusa, encore et encore. Il mourut face dans la boue, dos aux étoiles.
Quelques mille ans plus tard, un autre vaisseau descendit du ciel, avec dans ses soutes deux Tambours de Coch bien plus gros que les premiers.
La planète Coriolis fut enfin reliée à l’Humanosphère.
Les nouveaux colons localisèrent et récupérèrent sans mal la Cloche enfouie sous vingt mètres de terre – le marais s’était asséché, entre temps.
L'objet trouva sa place dans le musée d’histoire de la nouvelle capitale de Coriolis, aux cotés d'une momie découverte à peu près au même endroit. Celle d’un authentique descendant de l’équipage du Subaru, selon les archéologues.
La route tracée par l’Équipée, avec ses célèbres bornes chronologiques, devint plus tard un circuit touristique prisé par les vacanciers de toute l’Humanosphère.
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