Son nom

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Ce soir, le sourire de la lune s'est éteint.
« Vuvu, tu restes ici cette nuit, je vais chercher le Bwiti. Badou veillera sur tes petits avec le chien et tu veilleras sur nous. Je pars cueillir les trois noms de l'enfant sans peau. »

Vuvu, comme tout le monde, n'aime pas fréquenter les esprit. Elle s'installe avec le bébé à l'extérieur de la case. Elle y entrera souvent pour laver la sorcière et lui donner de l'eau.

Toubou a l'habitude du rituel, mais le pratique sans plaisir. Iboga est un poison émétique amer, Elle mâche la racine avec application et part dans le monde-demi des molimo. Des halluciations terribles vont l'imprégner quelques heures. Pour les petits voyages, une prise de drogue réduite est suffisante. Toubou ouvre la porte de son esprit.

*

« Badou qu'est-ce que tu fais là… Ne t'approche pas des molimo ! »
Visages grimaçant gravitant autour du corps immobile de Badou, il tient le bébé emballé de peaux dans ses bras. Badou parle dans cette vision-là :
« Elle s'appelle Leki, petite sœur. »

Vomissement, vague sensation de fraîcheur sur le visage et dans le corps.

Toubou marche en brousse, elle évite les serpents par centaines et s'assied au pied de l'arbre mort, le Palabre des esprits. L'arbre tout à coup se disloque en multitudes. Il est d'ailes et de dards, il est un bourdonnement sourd et il est soudain quatre corps.
Des silhouettes craquelées aux cheveux, aux dents et aux ongles trop longs chuchotent en cadence : « Nzoi NJambi,Nzoi NJambi,Nzoi NJambi,Nzoi NJambi,Nzoi NJambi,Nzoi NJambi »

Vomissements.

Toubou tombe à genoux sur un sol d'herbes sèches et coupantes, elle creuse dans le sang de la terre. Des fourmis processionnaires escaladent ses doigts, ses mains, ses bras, la piquent tant de fois et marquent sa chair d'un nom secret qui a trait aux destins, à l'espoir.

*

Le jour est là, à peine, Toubou se lève péniblement, la porte des esprits est encore entrouverte : les molimo errent avec elle.
Elle sort doucement et marche vers la rivière. Elle veut débarrasser sa peau des effluves nauséabondes qui lui couvrent le corps.
Quand elle revient, Vuvu est penchée en avant pour donner le sein au bébé, en appui sur les mains dans une position bizarre. Elle nourrit le nouveau-né comme une gazelle son faon.
La nourrice limite ainsi les manipulations douloureuses.
« Mboté, Vuvu. Elle mange bien on dirait.
— Alors qu'ont dit les molimo ?
— Je te le dis mais c'est toujours secret. Tu l'appelleras encore un peu bébé, son nom c'est Leki. »

Dans le cœur des secrets se faufilent les fourmis d'où les tamanoirs les délogent. D'appétit, de curiosité ou de malveillance, ils trouvent tous les chemins. D'un pétale à l'autre, d'un détail à l'autre, tout finit par se savoir et la fleur du secret livre son cœur à tous.
Pour celui qui sait voir, un secret en cache toujours un autre, mais avec le premier dévoilé, parfois le tamanoir ne cherche pas davantage.

Vuvu est une fourmi.
Elle vit plus ou moins de la bonté de Toubou, depuis la mort de son mari.
En cessant l'allaitement de son dernier-né -elle traîne encore un peu-, elle sort de la pureté sacrée et, quoique pauvre, ses habitudes de travailleuse acharnée, sa capacité à enfanter de beaux garçons, la rendent désirable aux yeux des hommes.
Vuvu préférerait la solitude calme d'un non-foyer, aux déchaînements souvent haineux de la polygamie. Mais une femme ne décide pas des coutumes dans ce village.
Dans ce village, quelques femmes pourraient mourir au bon vouloir des hommes.

Dans ce village, aucune femme n'avait été chamane.

Toubou a gagné ce statut, il y a longtemps, en tuant son mari. Elle aurait dû mourir pour ça. Après avoir supporté toutes les violences et la mort de deux des co-épouses de son foyer, elle avait tranché la gorge de son terrible époux.
Inspirée par le grand dieu, elle s'était couverte du sang du mort, puis était sortie de leur case en hurlant, elle avait brandi la Raison de Njambi en demandant le rite d'Iboga.
Le Monkozi est le détenteur officiel de la volonté de Njambi. Le roi, à cette époque envolée, convoitait avec gourmandise la jeune femme lisse et ronde, au corps accueillant, au regard vif et débordant d'intelligence qu'était Toubou. Une gazelle à soumettre. Il était prêt à faire ce qu'il fallait pour la sauver. Il accepta le rite désagréable et dangereux, en ouvrant son esprit aux molimo et à son dieu. Son voyage rendrait son jugement absolu et sacré.

Après deux nuits de à vomir et à délirer, le temps que Toubou fut séquestrée, dans son habit de sang, sans nourriture mais avec la compagnie d'une armée de mouches.
le chef revint au monde, sa belle assurance et sa convoitise perdue.

Toubou était intouchable.
Toubou était chamane.
Elle prendrait les ruches, la terre et les titres de son époux.
Njambi avait parlé et jamais voyage en iboga ne fut plus clair : la marque de sang sur son bras en témoignait, semblable au bâton du sorcier mort.

Ainsi l'instinct de Toubou avait-il rejoint la volonté de Njambi.

Elle avait souvent regretté de ne pas pouvoir en faire autant pour ses sœurs. Elle aurait voulu tuer les hommes violents ou abritant des monstres de brutalité et de rage qu'ils soient Ancêtres ou molimo.

Aujourd'hui, cette colère l'emporte encore, moins souvent : sous la servitude de Mongo, des règles encouragent la bientraitance et le respect de la vie. Cependant, toutes les femmes et tous les démunis le savent, la chamane est de leur côté.

Officiellement, elle n'a pas d'ami, cette distance est le prix de la paix et de l'indépendance.
Toubou a su maintenir cet équilibre fragile entre autorité, justice, bienveillance, inspirant toutefois cette touche appuyée d'une menace potentielle. On sait de quoi elle est capable et nul ne doute de ses pouvoirs.
Dans ce village, une femme chamane, ça n'existe pas alors pour beaucoup, elle est un homme dans un mauvais costume.

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