Bwiti
Ce soir, si la sorcière a vu juste, la cérémonie décidera de l'avenir de tous.
C'est un avis que Chicana ne partage pas. La chamane est au commande, elle doit obtenir l'adoption du petit monstre par les clans, ses visions iront dans ce sens quoi que dise réellement Njambi.
En revanche, le voyage de Mongo est plus incertain et fait peur à la reine. Impossible de savoir ce que Njambi pourrait lui dire.
Les sages-femmes qui l'ont accouchée, il y a quelques jours de ça, passent la porte de discrétion et la tirent de ses pensées. Hautaine, Chinaca les accueille.
« Le petit monstre a survécu, la sorcière l'a caché aux villageois pendant tout ce temps. Vous souvenez-vous que nous avons un accord qui tient votre vie ? Les femmes, inquiètes, hochent la tête. Je peux imaginer que, sous le coup de l'émotion, vous ayez laissé ramper le secret hors de votre bouche… Les yeux dilatés par la peur, les accoucheuses le nient. Il faut que vous réfléchissiez, si Njambi a laissé vivre cette chose, c'est qu'il a des projets pour elle et votre silence participe à son plan, j'en suis sûre. Ce soir, le monkozi apprendra ce que Njambi veut lui dire. Si le Grand Dieu ne parle pas de ce que vous avez vu, qui seriez-vous pour le faire ? Nati, tu es vieille, tu n'as rien à perdre, j'espère que tu t'es tue.
— Je le jure ma reine, nous en avons parlé entre nous avec Kimya pour atténuer la brûlure du secret, mais je tiens à ma vie et à celle de mes proches. Je n'ai rien dit que ce dont on avait convenu : c'était un garçon, il est mort.
— Je te crois Nati… Kimya ?
— Moi non plus je n'ai rien dit...
— Alors mettez une pierre sur vos langues et abstenez-vous de boire ce soir. »
Chinaca n'a pas l'intention d'en rester là.
*
La nuit tombe, la pierre des ancêtres devant l'autel est garnie des plats que les participants à la cérémonie vont se partager.
Mongo et Toubou se sont purifiés, les mères les ont enduits d'un mélange de terre et de cendres pour que leurs âmes retrouvent leurs corps après le voyage.
Elles leur ont planté une épine dans la langue, pour qu'ils puissent raconter ce qu'ils auront vu.
Les mères, initiées au Bwiti, se chargent de veiller sur eux, d'ajuster les dosages d'ibogaïne.
Toubou a l'habitude, elle est autorisée à pratiquer seule la cérémonie. Elle partira beaucoup plus vite que Mongo. L'intoxication peut durer une nuit avant que le voyage ne commence vraiment.
Le chef et la sorcière mâchent la racine d'iboga avec application. Plus tard, quand il faudra prolonger le voyage, ils boiront une solution de sa poudre.
Les mères initiées lancent le rituel de la cérémonie et s'adressent aux voyageurs :
« Que cherchez-vous, étrangers ?
— Nous cherchons le Bwiti…
— Vous cherchez le Bwiti. Le Bwiti sont les ancêtres, vous cherchez les ancêtres...
— Nous cherchons la voie de Njambi.
— Vous cherchez la voix de Njambi. Njambi est partout, le Bwiti parlera pour lui. »
*
Lorsque les villageois sont ivres, pour la plupart, Tissina sort de la lumière pour enfiler son ombre d'assassin. Il recherche l'accoucheuse, Nati.
Elle est assise, somnolente devant sa case, les vieux ne sont pas tenus de participer aux cérémonies. Personne de son clan ne veille, la sentinelle se tient à l'extérieur des habitations, Tissina l'a vue en appui incertain sur sa lance. Il approche dans le dos de sa proie, vise sa jambe et souffle à la sarbacane, une épine lourdement chargée de latex empoisonné de liane. Nati oscille de droite à gauche et tombe comme une feuille. Tissina récupère sa pique.
Les battements des lokole font vibrer l'air de la nuit.
*
Devant la pierre des ancêtres, des spasmes secouent les voyageurs d'Iboga. Ils se sont affaissés. Les mères les ont installés en position semi-assise pour que les vomissements ne les étouffent pas.
Elles lavent régulièrement leurs souillures.
Lorsque la lune a parcouru la moitié de son chemin dans le ciel, Toubou laisse son corps.
*
Les Ancêtres approchent, flous, incertains, transparents.
C'est aussi une grande réunion dans le monde-demi.
Les vieilles âmes se mélangent à celles de leurs descendants. Toubou est cernée par les reflets de sa famille et ceux de ses pairs…
« Qui es-tu étrangère ?
— Je suis Toubou, Lolaka de Njambi, aimée des Ancêtres et des Molimo. »
Comme s'ils l'avaient entendue, les esprits élémentaires sortent des champs.
Dans sa vision ils se rapprochent pour les encercler, elle et le roi.
Parmi eux, l'image de Zamba se précise, il tient par les cheveux une créature hurlante. Il chuinte le nom de l'ébembé. Toubou, dans la résonance du monde des non-vivants, comprend que ce démon est la mère de Leki.
"Lève-toi Toubou, cours, cours !"
Toubou se dresse sur ses vieilles jambes, un jaguar la poursuit, il porte un serpent autour du cou, comme un collier. Des abeilles surgissent de partout et ralentissent ses poursuivants. La sorcière tombe dans un cours d'eau comme celui près de sa case. Elle commence à s'y noyer ; l'eau est amère.
Elle est sortie de l'eau. Le jaguar et le serpent n'ont pas pu la suivre jusque sur la terre des Ancêtres. Ils l'attendent sous l'arbre à palabres de leur monde-demi.
Parmi eux, il y en a un en retrait, debout, impatient, la mine mauvaise. Il s'approche d'elle et sa main traverse sa tête, Toubou reconnaît sur son esprit ce toucher gluant qu'elle déteste.
Elle ne peut rien dire, les lèvres de sa bouche sont soudées. Il s'adresse à elle, méprisant :
« Tu te plains de moi, alors que cccc'est moiii qui ai renduuu ta vie confortable. Ingrrrrate. Je vais quitter le ccccercle de tes anccccêtres, j'ai trouvé une partiiie plus amusaaaante à jouer. »
Il s'éloigne enfin, il tient un petit fumignon pulsatile dans le creux de sa main, quelque chose qu'il a pris dans le corps de Toubou.
Les Ancêtres qui ont assisté à la scène secouent la tête et parlent d'une seule voix.
« Il n'a jamais appartenu à notre cercle. Il ne compte pas pour le Grand Dieu. C'est un errant, bientôt un ébembé. Njambi nous dit de te prévenir, méfie-toi grandement du serpent et du jaguar. Ne les provoque pas, le jour est encore loin pour que Nzoi Njambi puisse servir la vie. »
L'Ancêtre le plus proche de la chamane lui tend un récipient plein d'eau. C'est une fenêtre sur l'esprit de Mongo, un passage.
*
Le roi erre sur une haute colline, au milieu de visages hostiles portés par le vide et qui répètent à l'envi :
« Qui es-tu étranger, qui es-tu ?
— Mongo, je suis Mongo Mayombé, dépositaire de la volonté de Njambi, fédérateurs des clans du nord, le Chef-Roi des guerriers... »
— Qui es-tu étranger, qui es-tu ? »
— Mongo, je suis MONGO !
— Tu n'es personne, tu es une fourmi sur la Terre de Njambi, tu ne comptes pour rien, ni pour quiconque et tu n'as toujours pas d'enfant. Trois femmes et pas de fils... »
Les visages tournent menaçants : « Personne, personne, tu n'es personne…. »
Mongo tombe à genou et pleure comme un enfant.
Autour de lui, les visages ricanent, Mongo s'enfonce dans la noirceur du monde-demi. Mais soudain, Toubou se tient à ses côtés.
Elle lui prend la main et lui montre d'un geste le village sous leurs pieds. Il brûle. Les habitants, sa famille, ses amis courent dans tous les sens, la plupart sont des torches.
Un serpent géant domine la scène, à ses pieds une enfant gît, elle n'a pas de peau. L'enfant est soulevée vers le ciel par une force invisible… Le serpent siffle et recule, les visages grimaçants s'effacent. L'enfant flottant dans l'air est approchée du roi. Le corps s'immobilise à quelques centimètres de son visage. Elle ouvre brutalement ses yeux, Mongo reconnaît le regard de sa mère.
Les bras du petit corps flottant se lèvent avec une énergie surnaturelle, des milliers d'abeilles se matérialisent partout et rendent l'air solide. Le corps de la petite fille se tourne vers le serpent, elle gronde et les avettes se précipitent sur le reptile…
Toubou n'a pas lâché la main de Mongo, elle la tire doucement.
« Viens mon roi, on rentre, tu as tes réponses. »
Annotations