Chasses
Avec un air agité, préoccupé, Tissina passe à plusieurs reprises devant la case de Yembé. L'ami du roi est assis, indolent, occupé à manger une galette de manioc. Le guerrier lui jette de fréquents coups d'oeil, comme s'il hésitait à l'aborder. Après quelques va-et-vient, Yembé agacé lui fait signe. Tissina prend un air soulagé.
« Si tu veux me parler, pourquoi ne le demandes-tu pas ?
— Je cherche du courage. Je me dis « S'il ne m'appelle pas, je m'en vais. »
— Eh bien je t'écoute maintenant !
— C'est délicat…
— Oh arrête cette fausse timidité, je te connais bien Tissina, tu n'es jamais impressionné par quoi que soit, sinon tu ne serais pas si proche de la reine…
— Je suis son garde personnel. »
Yembé constate que Tissina est légèrement décontenancé. Sur la défensive il répond :
« Oui ?! Si j'étais Mongo, tu irais garder les champs de maïs ! Tu as de la chance, il ne doute pas du tout de Chinaca !
— Bon si tu es hostile comme ça, je ne vais pas prendre la peine de te parler.
— D'accord, vas-y, raconte.
— Le roi ne voit le mal nulle part, je suis d'accord, je suis attirée par Chinaca, oui, c'est vrai. Tu sais bien comme chacun, que j'ai des besoins intenses.
— Trouve femmes ! Et laisse celles des autres.
— J'aime autant avoir amantes que femmes et je n'ai pas d'aîné pour me contraindre, je suis mon propre roi ! Et bon, il ne s'agit pas de moi. Que penses-tu de l'ébembé ?
— Lequel ?
— La femelle. Yembé crache par terre. Son mépris est évident.
— C'est une créature intouchable, le Bwiti, l'a décidé, mais si la décision m'appartenait, elle ne serait plus en vie.
— Que penses-tu de l'amitié du roi pour elle ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? Et d'ailleurs s'agit-il d'amitié, au mieux c'est une gamine de six ans, au pire un démon, y a pas de place pour une amitié là-dedans !
— Oui tu as raison, parce que je pense que c'est plus que ça…
— Tu es fou…
— Et si c'était le cas, ne trouverais-tu pas dangereux que le roi aime une telle créature ?
— Tu es fou, je te dis !
— Parle-lui, enfin sans vouloir te donner d'ordre… tu verras bien.
— Peut-être que je le ferai, on va chasser ce matin. Il est en retard, on aurait dû partir dès le soleil levé. »
Les deux hommes se séparent sur les formules de politesse ordinaire, Tissina est content de la graine plantée, Yembé avait l'air bien contrarié.
*
Yembé ramasse sarbacane et machette, fourre quelques galettes de manioc dans une besace sur son côté et se rend à la case du roi.
Il appelle, une coépouse vient à sa rencontre, le roi n'est pas là.
Mais celui-ci l'interpelle à quelques pas de là :
« Hé, Yembé ! Tu es prêt il me semble.
— Et pas toi ! Dis donc tu traînes. Où étais-tu ? Et seul encore ! Sans ta cour ! Aurais-tu déniché une future coépouse consentant à épouser un vieux chef impoli ?
— Ha! Ha! Deux c'est bien assez ! Serais-tu devenu roi pendant ma courte absence, pour exiger des informations ?
— Non mon ami, mais tu es en retard et je suis curieux. »
Mongo est arrivé à sa case dans laquelle il entre sans attendre. Il ramasse son attirail de chasseur et part vers la forêt accompagné de Yembé. Ils longeront la rivière, ils en ont pour la journée.
*
Ils font une pause quelques heures plus tard, ils ont réussi à tuer une famille de mbanga qu'ils ont vidés de leur sang sur place. Plus loin, ils s'attardent un peu pour manger leurs galettes et quelques fruits qu'ils trouvent sur place. Yembé décide d'interroger le roi :
« Masa aurait aimé un jour comme celui-là,
— Njambi avait besoin de lui…
— Ou on l'a empoisonné… Comment va Toubou ?
— Tu fais de drôles de liens dans ta tête… Tu la soupçonnes ?
— Non, elle a juste le talent qu'il faut pour ça.
— Comme tous les guerriers, Yembé ! »
L'etumba fait un geste d'apaisement.
« Oublie que j'ai dit ça, alors comment va-t-elle ?
— Comment tu sais ?
— La très vieille mère a fait appeler la mienne, pour ta femme et tu sais bien qu'il ne faut pas parler au perroquet si tu ne veux pas informer la forêt !
— Toubou va bien.
— Elle me rassure pas, cette sorcière, je suis pas sûre qu'elle fasse du bien au village avec ses deux démons près d'elle.
— Eh ! Les ancêtres t'ont dit quelque chose ? Tu n'as pourtant pas la cervelle d'un poulet, tu crois sincèrement que Badou est un démon ? C'est juste un homme, comme l'éléphant blanc dont les griots parlent de temps et temps et pourtant l'animal est respecté, de quoi tu as peur ?
— Il est blanc, il ne dit rien, il vit avec une sorcière, il partage ses chasses avec un paria, il traîne toujours avec un chien gros comme un potamochère, tu le trouves normal ?
— Et toi ? Te rappelles-tu que sa mère est morte en couche, que son père a fui le village, il avait trois cycles. Il ne dit rien ? Il est muet ! Te rappelles-tu que personne ne voulait le prendre en charge et que tout le monde l'aurait laissé crever comme une bête, comme moi du reste ? Évidemment qu'il est différent, mais ce n'est pas un démon. Ne m'ennuie pas avec tes superstitions de bonne femme !
— Oh ! Et que vas-tu me servir au sujet de l'ébembé ? Elle a bien une démone de mère ?
— C'est vrai ! Tu es acharné ce matin, d'habitude tu es plus enjoué, on aurait peut-être dû rester au village.
— Tu es fuyant Mongo, qu'est-ce que tu penses de la sans peau ?
— Vous êtes nombreux à juger la différence comme une menace. Mais moi je l'aime bien ; elle est gentille, malicieuse, affectueuse, elle a apporté de la prospérité au village. Et on a tué grâce à elle, dès qu'elle a su parler, des prédateurs qui menaçaient tout le monde. Je ne tolérerais pas qu'on lui fasse du mal.
— Et tu n'as pas peur qu'un jour elle nous conduise à notre perte ? Avec son pouvoir, qui te dit qu'elle n'a pas de contact avec sa mère maudite ? Et qui te dit qu'elle ne se retournera pas contre nous ?
— Je ne connais rien des projets de Njambi ! Mais si chacun la traite correctement, il n'y a aucune raison qu'elle change, Yembé. Et tu oublies le Bwiti, la parole des Ancêtres a plus de valeur que tes craintes. Et maintenant ça suffit ! Tu m'ennuies ! On rentre ! »
Yembé serre les dents, Tissana avait raison, on ne peut plus compter sur le roi. Même si la fille blanche n'est pas encore une menace, il n'est pas nécessaire d'attendre qu'elle le devienne. Le roi ne verra pas le danger venir, il est devenu trop faible et le village a besoin d'un roi ferme, visionnaire.
*
De retour au village, Yembé laisse sa chasse aux femmes et trouve Tissana devant chez lui.
« M'boté. J'admets que le roi s'est ramolli. Et qu'il ne voit pas le danger de la fille-démon. Mais le Bwiti ?
— Il se peut que le message ne soit pas celui de Njambi mais que les démons soient à l’œuvre.
— Et alors qu'est-ce que ta cervelle de chasseur a tissé ?
— Il faut la tuer.
— Eh ben ! J'imagine que ça te tourne dans la tête depuis longtemps, pourquoi tu n'as rien fait avant ?
— J'avais confiance dans notre mongozi, je le trouve à présent trop indolent, il ne s'occupe plus des menaces, trop de paix a endormi le guerrier et je ne veux pas laisser ma tête aux poux.
— Et pourquoi as-tu besoin de moi ?
— Je dois être ailleurs quand elle aura disparu. Je voudrais que tu garantisses ma présence avec toi quand ce sera le moment et aussi qu'une mère te donne une drogue qui fait dormir. Tu n'as qu'à prétendre que tu en as besoin.
— Ce sont de gros risques pour moi.
— Si la Nzoi Njambi, disparaît tous les villageois vont avoir peur. Ils ne l'aiment guère, mais ils soutiendraient que son absence est un mauvais présage. Il me semble que Mongo perdrait de sa superbe…
— …
— Tu n'as jamais pensé que tu pourrais faire un meilleur roi que lui ?
— Peut-être… Toi aussi tu es un peu sorcier ? Tissana étire un large sourire,
— Quel lion ne voudrait pas la place du vieux lion ? »
*
La nuit ne te lève pas, ne siffle pas, ne balaye pas !
La nuit, tous les démons attendent un mouvement dans l'air pour fondre sur leur proie.
Tissana n'a pas peur de la nuit et ce soir, c'est lui le démon.
Il est venu voir Toubou dans l'après-midi pour se plaindre d'une douleur musculaire. Il a réussi à mettre la poudre de sommeil dans la jatte de nourriture sur le feu. Il venait prendre des repères, il a saisi une occasion. Peut-être que Njambi est avec lui après tout.
Dans la case de la sorcière il n'y a pas de bruit. Il cherche des yeux, sans le trouver, le seul habitant qui ne dorme pas dans la case avec les autres.
Soudain, trop près, le grognement du chien dresse ses poils sur sa peau. Tissana lui jette un morceau de viande. L'etumba n'est pas tout à fait un étranger. Le Chien garde mais il ne se méfie pas assez. Il engloutit la viande après l'avoir reniflée. L'homme est prudent et ne commet pas l'erreur de se relever tout de suite, il attend que le chien s'endorme.
Il se glisse alors dans l'ombre et pénètre dans la case aussi discrètement qu'un couguar. Sa vue de chasseur s'acclimate rapidement à la pénombre sans lune. Il approche de la natte de Leki, inondé de feu et de glace, son cœur cherche à sortir de sa poitrine. il pose rapidement une main sur la bouche de la petite fille et l'arrache du sol. Toubou juste à côté d'elle, sur la même natte, ne bouge pas. La poudre de sommeil endort même les sorcières.
*
Chinaca se réveille en sursaut. Son esprit bourdonne d'une langue ancienne. L'Ancêtre suit Tissana pas à pas. Le guerrier porte Nzoi Njambi sous son bras et s'enfonce dans la Forêt de Zamba. Le molimo veille. Il observe la scène et ouvre son esprit au ciel. Njambi veut-il qu'il intervienne ?
Dans son être rayonne une présence muette mais volontaire. Zamba peut s'occuper des autres petites vies. Le grand Dieu s'occupe de sa volonté secrète.
Tissana ne se sent pas en sécurité. Il est certes un homme courageux, mais les dangers de la nuit se moquent de son courage. La lune éclaire suffisamment son environnement pour lui permettre de voir où il s'engage. Il doit s'éloigner un peu du village, avant de tuer le démon. Il la laisse en vie tant qu'il peut encore croiser quelqu'un, pourtant sa détermination s'use dans le noir ; à présent il veut en finir vite, mais la peur soudain l'empêche de passer à l'acte.
L'Ancêtre bourdonne plus fort, parasite des sentiments naturels de compassion du jeune homme : «Ne réfléchis pas Tissana, tu as fait le bon choix, c'est le pouvoir du démon qui te fait hésiter. »
À moitié halluciné, il saisit la fillette par le cou prêt à lui rompre la nuque. L'enfant ouvre les yeux et ne trouve pas en elle, l'air nécessaire pour crier. Son bourreau n'est qu'une silhouette, sa main d'une force épouvantable.
Alors la colère de Njambi s'abat sur lui : un couguar qu'il a guidé jusque-là se jette sur Tissana. L'homme et l'enfant tombent et roulent sur le sol. Leki libérée de la poigne qui l'étranglait respire enfin. Le couguar n'a pas perdu de temps, sa mâchoire se referme sur la gorge d'un homme présomptueux et imprudent. L'Ancêtre n'a plus de corps pour s'ancrer dans ce lieu. Il trépigne de rage en retournant dans le corps de la reine. « Il ne devait pas intervenir ! Mais qu'a donc cette fille pour qu'il investisse toutes ses créatures ? »
Leki ne sait pas quoi faire. Si elle bouge, il est probable que le fauve qui a attaqué saute sur elle. Et où pourrait-elle aller puisqu'elle ne sait pas ce qu'elle fait là. L'animal se retourne vers la fillette. La lumière est faible sous la couverture des arbres. Elle recule :
« Non... non... non non non, ne m'approche pas. »
Elle crie de panique. Le couguar la pousse du nez, elle sent sur sa peau, l'humidité du sang. Il la pousse assez fort pour qu'elle perde l'équilibre. Il feule, Leki protège sa tête avec ses bras et roule en boule en gémissant. Contre son corps recroquevillé, la masse de muscles s'allonge et ronronne. Une éternité se passe avant que Leki ne se décide à se lever pour tenter de fuir, aussitôt l'animal la contraint à se rallonger. La drogue dans le sang de la fillette agit encore, mais même sans elle, il n'y a qu'une sorte de peuple au monde capable de s'assoupir en toute circonstance. Les petits de toutes les espèces.
Leki s'endort.
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