Rose 1
J'entendais le souffle du sanglier. Bill et Archie se tenaient un peu plus loin derrière moi, cachés par un buisson et m'observaient en silence. Enfin, ils pensaient être en silence. En réalité, j'entendais leurs respirations grossières presque aussi bien que celle de l'animal.
La bête se trouvait à une vingtaine de mètres et avançait vers mon côté gauche. Il ne nous avait pas repéré. Je me faufilais entres les arbres pour m'approcher de la bête.
Le sanglier s'arrêta du coup, certainement pour manger quelque chose. J'entendais le bruit de sa mastication. Je ne pouvais pas distinguer l'animal dans cet amas de végétation, mais mon ouïe et mon odorat me permettaient de le localiser avec précision.
Je bandais doucement mon arc, puis restais immobile à attendre le moment propice pour tirer. Le vieux Hibbert me disait qu'il fallait toujours voir sa proie avant de tirer, je n'ai jamais vraiment compris pourquoi il disait ça.
Enfin, j'apercevais l'animal. Il s'était légèrement décalé sur la droite et une touffe de poils bruns apparut entre les feuillages. C'était le moment. Je tirais mon bras jusqu'à sentir la tension maximale de la corde en chanvre de mon arc, j'ajustais ma cible et envoyais mon projectile. La flèche fendit l'air et partit se planter sur le sanglier, à l'endroit exact où j'avais visé.
Après un grognement de douleur, ma proie s'enfuit à toute allure dans la direction opposée à la mienne. Je l'avais touché sur le flan, elle était blessée, mais pas mortellement. Je lâchais mon arc et sprintais dans sa direction. Je me faufilais avec souplesse et rapidité entre les arbres, sautais au dessus des racines et des cailloux qui jonchait le sol de la forêt. Je me rapprochais de l'animal. Il était à bout de souffle, l'odeur de son sang se faisait de plus en plus forte.
Soudain, une sensation de brûlure intense me parcourra la joue et me stoppa dans ma course. Je m'effondrais, les genoux à terre. La douleur était si forte que les larmes me montaient aux yeux. Je posais ma main sur ma joue, quelques gouttes de sang ruisselaient sur celle-ci. Je levais les yeux, et contemplais l'origine de ma douleur. Une simple branche qui m'avait éraflé le visage.
Depuis quelques semaines, je sentais l'éveil du Don. Mes cinq sens devenaient de plus en plus affutés, mais en contrepartie, le moindre choc déclenchait des douleurs démentielles. Je pouvais plus dire si ce Don était une bénédiction ou une malédiction. Comment pourrais-je venger ma mère et le royaume de Fendil si la moindre petite branche suffisait à me terrasser. Je me sentais nulle et inutile. Je restais là, prostrée dans la forêt, à attendre que la douleur passe.
Bill et Archie ne rejoignirent au pas de course. Ils comprirent vite ce qui venait de se passer. Archie s'assit à mes côtés et entreprit de calmer ma douleur avec des herbes apaisantes. Bill regardait dans la direction de l'animal qui s'enfuyait. Il se tourna ensuite vers moi avec son sourire réconfortant.
« Dommage, dit-il, nous ne sommes pas passé loin d'un beau gibier.
— C'est ma faute, je suis nulle, répondis-je en sanglotant.
— Non, tu n'es pas nulle, bien au contraire. Ton Don est incroyable, je n'ai jamais vu quelqu'un tirer avec autant de précision à l'arc.
— A quoi bon si je suis incapable d'attraper l'animal que je viens de toucher ?
— La prochaine fois, vise la tête, intervint Archie. »
— Tu devrais aussi utiliser du bois d'if pour ton arc, dis Bill, plutôt que celui de frêne. Et il faut aussi qu'il soit plus grand. Tu devras muscler un peu tes petits bras, mais tu seras plus précise et tu gagneras en portée. Je suis déjà en train de voir avec Archie pour te fabriquer un prototype.
Après quelques minutes de repos et grâce aux soins attentifs d'Archie, ma douleur commençait à s'estomper. Au-dessus de nos têtes, l'obscurité s'installait, il était temps pour nous de rentrer. Nous nous mîmes donc en route pour le village, acceptant l'échec de notre chasse. Le chemin du retour passait par un sentier qui longeait l'une des nombreuses falaises des côtes de l'île de Castalie. J'adorais passer par ce chemin, surtout vers le début de soirée, lorsque les étoiles et la lune commençaient à illuminer le ciel. Nous marchions tous les trois en silence, écoutant le bruit des vagues qui se fracassaient contre les rochers et sentant l'odeur du sel qui nous parvenait jusqu'aux narines.
Archie et Bill avançaient un peu devant moi. En les observant de dos, je remarquais à quel point les deux jeunes hommes étaient différents. Bill était grand, svelte et élancé. Sa belle chevelure brune descendait jusqu'à ses épaules. Il arborait la plupart du temps un sourire ravageur qui ajouté à ses fossettes faisaient craquer presque toutes les filles de Millart. Archie quant à lui était plus petit, avec un peu d'embonpoint. Il faut dire que sa gourmandise était légendaire, au moins autant que ses talents de cuisinier. Il avait une tignasse rousse toujours mal coiffée et passait son temps à souffler sur les cheveux qui se mettaient devant ses yeux.
Nous étions proche de chez moi. Je pouvais déjà sentir l'odeur de la soupe de carottes et de pommes de terre que devait préparer Nahabi. Mes deux compères me laissèrent ici, sans oublier de me dire qu'ils viendraient me chercher au petit matin. Je suivais l'odeur de la soupe et regagnais ma maison. Nous habitions dans une modeste maison en bois un peu à l'écart du village de Millart. Située sur les hauteurs, nous avions une vue imprenable sur l'océan. Nahabi s'occupait de moi depuis que les hommes de ma mère m'avaient amenés ici, il y a dix ans, lors de la chute du royaume de Fendil. Les habitants de l'île de Castalie n'interféraient jamais dans les intrigues politiques de Théia, ils préféraient au contraire vivre ignorés du reste du continent, ce qui en faisait une destination parfaite pour une princesse qui ne souhaitait pas être découverte.
J'entrais dans la maison, Nahabi tournait la soupe. Sans se retourner, il me parla de sa voix douce.
« Comment s'est passée la chasse Rose ?
— Pas très bien, je me suis faite mal en pourchassant un sanglier. Une branche m'a éraflée le visage. »
Nahabi arrêta de s'occuper du diner et s'approcha d'un pas souple vers moi. D'un geste lent, il passa sa main sur ma joue blessée. Il prit alors un air sévère.
« Combien de fois t'ai-je dit de ne pas courir dans la forêt ? C'est dangereux pour toi. »
— Je sais Nahabi, mais tout est dangereux pour moi de toute façon. Je ne peux rien faire et c'est de pire en pire.
— Commence par m'obéir, tu auras déjà moins de soucis.
— Et ensuite ? Si je t'écoutais, je resterais à la maison toute la journée à ne rien faire. A quoi bon vivre comme cela ?
— Ca suffit ! Cria Nahabi. »
La voix forte de Nahabi résonna si intensément à l'intérieur de mon crâne que j'eu l'impression que ma tête allait exploser. Je ne connaissais que trop bien cette sensation. Cela commençait par une douleur vive, puis un lancement régulier rythmé par les battements de mon coeur, la douleur augmentant un peu plus à chaque pulsation. Mes migraines se faisaient de plus en plus fréquentes et étaient de plus en plus douloureuses. Elles arrivaient généralement en fin de journée, lorsque je commençais à être fatiguée, ou lorsqu'un bruit ou une odeur forte parvenait jusqu'à moi. Nahabi me disait que c'était la conséquence de la puissance de mon Don. Mes sens surdéveloppés transmettaient énormément d'informations à mon cerveau, et les traiter demandait beaucoup de ressources, parfois trop, ce qui engendrait mes maux de tête incessants.
Mon visage trahissait ma douleur et Nahabi comprit tout de suite ce qu'il se passait. Sans ajouter mot, je partis me réfugier dans ma chambre. Je m'allongeais sur mon lit, en position fœtale. J'enroulais mon oreiller autour de ma tête pour camoufler au maximum la lumière et le bruit. Je restais immobile et j'attendais que la douleur passe. Après quelques minutes, j'entendis Nahabi entrer dans la pièce. Il se déplaçait à pas feutré pour dissimuler sa présence, mais malgré mes efforts pour atténuer mon ouïe, je l'entendais parfaitement. Il posa une tasse sur la petite table en bois qui jouxtait mon lit puis s'en alla avec discrétion. Je pouvais sentir l'odeur boisée et sucrée du thé de mélissine. Cette plante médicinale avait pour vertu d'atténuer la douleur et me permettait de surmonter mes migraines. En contrepartie, j'avais l'impression que mon corps avait développé une sorte d'accoutumance à la mélissine et je devais consommer de plus grandes quantités pour que cela reste efficace. D'autant plus que l'excès de cette substance me plongeait dans une sorte de léthargie intellectuelle. Malgré cela, j'attrapais la tasse et engloutissais son contenu.
Je ne peux dire combien de temps passa avant que sente la douleur se dissiper. Nous devions être au milieu de la nuit. Je me levais avec difficulté de mon lit et titubais jusqu'au salon. Nahabi avait préparé un feu de cheminée et se tenait dans son fauteuil, un livre à la main.
« Qu'est ce que tu lis ? demandais-je machinalement.
— L'histoire de Théia, écrit par Vihabi, l'Inkola nomade. Et toi, comment te sens-tu ?
— La migraine est passée, mais je me sens faible.
— Je suis désolé d'avoir élevé la voix Rose.
— Ce n'est pas ta faute, c'est ce Don. Je rêverai d'être normale et de pouvoir m'en débarrasser.
— Ne dis pas de choses pareilles. Tu es la fille de la reine Azalée Fendil, tu ne seras jamais une personne normale. »
Nahabi m'énervait à toujours me rabâcher le même refrain. Ce n'était pas lui qui subissait mes maux de tête et ma sensibilité exacerbée à la douleur. J'allais me chercher un verre d'eau, puis m'assis par terre, le feu me réchauffant le dos. Je changeais de sujet.
« Il parle de quoi ton livre ?
— Il décrit l'histoire de notre monde. De la création de Théia jusqu'aux lignées bénies. C'est un ouvrage indispensable pour comprendre notre monde. Souhaites-tu que je t'en lise une partie ?
— Oh oui, avec plaisir ! »
Je saisis un coussin et m'installa confortablement dessus. Nahabi se racla la gorge et commença son récit.
« Il y a plusieurs millénaires, un astre empli de magie percuta notre planète. il était immense et l'impact provoqua une catastrophe phénoménale. Pendant les siècles qui suivirent, notre planète étaient devenue inhabitable. Un gigantesque nuage de poussière recouvrait Théia et empêchait la vie de se développer. Au fil du temps, cette poussière s'aggloméra pour former la lune que nous connaissons.
— Et c'est grâce à la lune que je possède mon Don c'est ça ?
— Non, pas du tout. Laisse-moi t'expliquer. Comme tu le sais, je suis un Inkola, et c'est de cette lune que notre peuple tire sa magie et son immortalité. Nous habitions Théia bien avant l'arrivée des hommes, dans un territoire au nord du continent nommé Khanda. Nous possédons la capacité d'utiliser la magie de la lune. Cependant, pour utiliser cette magie, nous avons besoin de morceaux de lune, communément appelé pierre de lune. Jadis, ces pierres de lune foisonnaient sur Théia, et particulièrement sur Khanda. Les Inkolas y puisaient leur magie sans se limiter. Malheureusement, une fois que la magie contenue dans une pierre de lune s'épuisait, celle-ci se transformait en simple roche. Ainsi, les réserves de pierres de lune se firent de plus en plus rare, ce qui engendra nombres de conflits entres les différentes cités Inkolas. »
Nahabi arrêta son récit un moment. Il semblait troublé par ce qu'il racontait, comme s'il revivait cette époque lointaine en même temps qu'il parlait. Il but une gorgée de son thé et reprit son histoire.
« Le conseil des six décida que nous devions stopper l'usage de la magie, car le désir pour les pierres de lune finissaient par corrompre nos âmes. Beaucoup d'Inkolas se rebellèrent contre cette décision. L'un d'eux, Minhabi, le sage d'Uttara, mit la main sur une grande quantité de pierre de lune. Pour se venger, il décida de créer des monstres grâce à sa magie. Ces monstres étaient des êtres humanoïdes, à la peau blanche comme la neige. ils n'avaient aucune bouche, et possédaient des énormes griffes à la place des mains. On les appelait les engeances. Il mena sa terrible armée sur les cités Inkolas qui détruisirent et tuèrent tout sur leur passage. N'étant pas un peuple combattant, nous n'avions aucune défense. La plupart des nôtres furent massacrés, le reste s'enfuirent par la mer et trouvèrent refuge chez les hommes. Les hommes acceptèrent d'aider les Inkolas et ensemble, nous avons repoussé l'ennemi lors de la bataille de la plaine félicité. Les hommes ont non seulement exterminés les monstres, mais ont aussi récupéré la pierre de lune restante de Minhabi. Afin de les remercier, nous avons décidé de bénir les plus vaillants des combattants ainsi que toute leur descendance. Voilà comment furent créées les six lignées qui donnèrent leurs noms aux six royaumes de Théia.
Quand il prononça la dernière phrase, je sentis une vibration dans sa voix, comme de la tristesse.
« Tout va bien Nahabi ? demandais-je.
— Oui, Rose. J'y étais tu sais. C'est moi qui ai donné la magie à ton ancêtre Lys Fendil. Elle était une guerrière redoutable, et une personne attachante. Je suis resté avec elle jusqu'à sa mort, puis j'ai continué à veiller à ma façon sur la lignée. Malheureusement, depuis la guerre contre Styrk, le royaume de Fendil n'existe plus. »
Il hésita à continuer son récit, mais s'arrêta.
«Demain, c'est ton vingtième anniversaire Rose. Nous discuterons à nouveau. Maintenant vas te coucher, il est tard dans la nuit. »
J'écoutais l'Inkola et me dirigea dans ma chambre. Lorsque je fus dans mon lit, j'imaginais un monde où le royaume de Fendil existerait à nouveau, et dont je serais la reine. Et tous les Styrkiens seraient morts dans d'horribles souffrances.
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