Une barre, des larmes. Deux barres, des larmes.

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   J’ai les mains qui tremblent, périodiquement asynchrones, je n’arrive même pas à me concentrer sur le petit écran révélateur qui bientôt ferait de moi une autre femme. Il s’agit là de mes dernières secondes en tant que Morane, celle qu’on eût autrefois connue. Celle qui trimballe son plateau rond et rouillé de table en table pour servir la populace. Celle dont le chewing gum colle aux dents, tout comme l’image arrogante qui va avec. Terminé, tout cela. Me voilà secouée, collée au carrelage froid et humide de ma salle de bains. Je n’ose même pas regarder dans le miroir accroché au-dessus du lavabo. Il ne me renverrait que l’image absurde d’une âme tourmentée par la peur de l’inconnu.

   Tout a commencé il y a trois semaines. J’étais de service jusqu’à vingt-trois heures au Couleur Café. En y repensant, je n'aurais pas dû travailler ce soir-là. Il est de ces instants, en apparence insignifiants, qui changent une vie. Qui te tapent simplement sur l’épaule et t’entraînent dans le plus impressionnant grand huit de ta putain de vie. Bien évidemment, on ne le réalise que trop tard.

   Il était assis en terrasse. Cela me paraissait tout bonnement idiot vu le vent glacial qui venait geler nos oreilles et le bout de nos doigts. Dès l’instant où il avait pris place sur sa chaise, il m'avait agacé. Je n’ai pas coutume de regarder les clients. Ils viennent et ils partent. Bien trop nombreux, bien trop différents pour que je puisse m’en souvenir. Au lieu de cela, je m’amusais à confectionner des cases qui répondaient à une catégorie sociale bien définie. De simples clichés me faisaient mettre les gens dans ces cases. Et à en juger la façon dont il avait retiré ses Ray-ban pour les accrocher au pan de sa chemise parfaitement repassée, je l’avais immédiatement mis dans la case « BCBG ».

   Tout s’était alors très vite enchaîné. Comme une alerte à la bombe. Les minutes et les heures se transformèrent en clin d’œil et les souvenirs en poussière. La commande. Le café. La blague sur les serveurs. Le pourboire. Le second café. La clope. Partagée. Le second pourboire. L’invitation. Ce sourire. Le taxi. L’hôtel. Le whisky. Le lit. Sa peau. Son odeur. Mon ivresse. Le lit de nouveau.

   Un sourire léger étire mes lèvres. Est-ce un sourire heureux ou moqueur ? Comment avais-je pu faire comme toutes ces filles faciles et me laisser charmer par le plus charmeur des hommes en terrasse ? C’était une nuit fiévreuse, j’étais passée par tous les niveaux émotionnels que je me connais. Et me voilà nue sur le sol, accoudée à la cuvette des toilettes, attendant patiemment que le test de grossesse termine de migrer jusqu’au bout de l’écran. Et s’il est positif ? Comment va-t-il le prendre ? J’ignore tout de lui. Il ne m’a rien dit de sa vie. Il n’est qu’une ombre pénétrante ayant tout chamboulé en moi. Je caresse discrètement l’idée que l’on se revoie. Qu’il me raconte. Ses passions, ses secrets et son passé. Je spécule telle une adolescente à l’enivrante idée que l’on puisse s’enfuir loin d’ici vers un nouvel avenir. Après tout, nous pouvons être qui nous voulons.

  Non ! Quelle idée stupide ! J’ignore de lui tout ce qui va au-delà du gouffre bleu de ses yeux. Je ne sais rien d’autre que le souffle qui s'échappe de ses lèvres lors de l’acte charnel. Et son goût aigu pour le bon whisky. Il ne s’agît pas seulement de lui, de moi et de cette nuit nacrée du blanc de ses draps. Une vie est peut-être en train de naître en moi. La création la plus pure et la plus divine. Et pourtant, le fruit d’une erreur. A quoi m’attends-je en espérant lire deux barres sur l’écran de ce test ? Ne sois pas naïve Morane. Les deux barres feront de toi une âme souillée. Je ne suis pas prête pour ça. Je n’ai pas les épaules et la foi d’honorer ce cadeau. Ce test doit être négatif.

   Deux minutes sont passées. Mon cœur va briser mes côtes tant il bat à tout rompre. J’ai le souffle coupé. Tout est flou, j’ai la frousse. Tout à coup, je me sens seule. Désarçonnée face à l’épreuve que la vie m’inflige. Destin, si tant est que tu sois une entité réelle, tu as bien merdé. Il n’aurait jamais dû s’asseoir dans ce bar. Je n’aurais jamais dû accepter cette cigarette. Il aurait dû demeurer ce point impersonnel que je place dans une case. Je prends une grande bouffée d’air, comme pour me donner du courage. Puis je retourne le test.

   Une barre.

   Je lâche le test. Comme si je ne voulais pas voir la seconde barre s’afficher magiquement. Je souris. Puis je ris, à gorge déployée. Fort, très fort. Quelle angoisse. Je place instinctivement mes mains sur mon ventre et me mets à pleurer. Bien sûr que je ne suis pas prête. Je dis cela, comme pour me convaincre. J’ai à peine trente ans. J’ai pleinement le temps. J’ai d’autres objectifs à atteindre, d’autres rêves encore réalisables. Je ne veux pas de cet enfant, pas vrai ?

   Dans un geste étrange de désespoir, comme si le résultat ne me satisfaisait qu’à moitié, je prends le test que j’avais laissé à terre. Comme si je ne me sentais qu’à demi soulagée. Je regarde l’écran. Et là, je crois littéralement quitter mon corps. Je ne me sens même pas vomir tant j’ai les oreilles et les sens inhibés.

   Deux barres.

   Je relève la tête et croise mon regard dans le miroir. Mes yeux sont vides. Je n’arrive pas à penser à la suite, à voir à travers moi pour y décrypter l’étrange joie que je ressens. Tout ce que je vois, ce sont les souvenirs. Les souvenirs de cette nuit-là, après que nous ayons tous les deux consummé le feu ardent de nos désirs.

   Je revois le plafond de l’hôtel. Le minibar. La porte. Sa femme dans l’encadrement. Les cris. La rage. Le verre qui casse. Le mensonge. L’embarras. La claque. Les excuses. Les cris de nouveau. Moi qui cours. Loin. Sans me retourner. Il est marié.

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