La fille du bus

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L'air était étouffant. Ce n'était pas encore le premier jour de l'été, et pourtant la température dans le bus devait bien cumuler à vingt-cinq degrés, accentuée par le fait que les deux jeunes étaient assisxs juste au-dessus d'une ventilation. Certainement la pire place possible, se dirent-iels, bien qu'un peu tard.

À l'extérieur, le ciel était limpide et les bâtiments des rues étroites défilaient à une vitesse saccadée, mettant en exergue le manque de maîtrise du chauffeur, ce qui agaçait Aube.

Aube n'était étonnamment pas plus fatiguéx que ça. Iel relativisait cependant sur cette forme physique et mentale en se rappelant que ses lundis de travail ne duraient qu'une après midi, et qu'iel n'avait pas fait grand-chose. Aube avait tendance à minimiser ses réussites et à maximiser ses échecs. Tout le monde le lui disait et iel en était conscientx. Ça avait d'ailleurs tendance à amener les larmes à ses yeux, mais c'était simplement plus fort qu'ellui ! C'était un mindset pessimiste assumé dont iel tentait mollement de se débarrasser pour transitionner vers un entre-deux plus sain, l'optimisme étant selon ellui trop irréaliste et Bisounours sur les bords.

Tandis que ce bus bringuebalant les ramenait sa collègue et ellui vers le centre-ville, iels discutèrent. Aube n'était pas très sociable – ou du moins, aimait à se le croire – et aurait préféré prendre le bus qui lea ramenait directement dans son quartier, plutôt que de devoir traverser tout le centre-ville et avoir des relations sociales. Cependant, ce soir-là, les discussions avec la jeune stagiaire furent plus fluides que d'ordinaire.

Habituellement, Aube se sentait bien loin des mœurs de ses collègues qui passaient leurs week-ends dans des campings paradisiaques à l'autre bout de la France, tandis qu'iel restait chez ellui à faire des activités d'intérieur en solitaire. Pourtant, avec le temps, Aube avait cessé de les jalouser et se prenait même à les engager sur le sujet.

  • Vous avez fait quoi ce week-end ? C'était bien ? demandait-elle parfois.

Fait rare, sachant qu'iel avait toujours été passablement jalouxse des personnes qui faisaient des « trucs cool » sans ellui, que ce soit ses anciennxs partenaires, ses amixs, ou de parfaitxs inconnuxs !

Aube serait-iel... en train de grandir ?

Iel chassa cette idée d'un geste et se concentra de nouveau sur la conversation en cours. Arrivéxs à l'arrêt de sa collègue, Aube se retrouva seulx avec ses écouteurs, son shaker de Holy à la pomme et le sac de son festival de courts-métrages préféré. Iel changea de place et la fraîcheur qui l'accueillit redora son humeur. Quoi de mieux qu'un trajet en bus pour se détendre, un itinéraire immuable d'un point A à un point B, passant par les mêmes rues, devant les mêmes bâtiments, regroupant parfois les mêmes personnes...

Jusque-là, Aube n'avait observé aucune récurrence dans la fréquentation de son bus, à son grand désespoir. Car malgré son agoraphobie anxieuse, iel aimait se prendre pour Amélie Poulain et observer les gens, imaginer leurs vies... En cette douce soirée de juin, à la fin d'une petite demi-journée de travail tranquille, Aube aimait soudainement les gens ! Elle observa tour à tour cette petite vieille avec son caddie de courses qui galérait à garder son équilibre, ce monsieur étrange qui promenait son chien au milieu d'un rond-point, ces deux adolescents qui chevauchaient fièrement la même trottinette, l'un laissant lascivement courir sa main sur l'épaule de l'autre, cette personne hagarde avec une casquette sous son casque de vélo, cet homme quelconque avec une guitare... Mais depuis l'intérieur d'un bus en marche, pas le temps d'imaginer de grands scénarios, seulement celui d'observer.

À l'angle du pont noir, le balancement du bus aligna par hasard son regard avec celui d'une jeune femme typée des îles, bien en chair, et ma foi très mignonne. Cette interaction lança un frisson le long de son dos. Ah ! Ça s'était déjà produit il y a quelques mois à la pharmacie ! La pharmacienne était drôlement jolie, et quand elle s'était accoudée au comptoir pour lui parler, son cœur avait manqué un battement. Iel en était sortix tout sourire, se sentant vivantx à nouveau. Aube se souvint avec allégresse de ce moment anodin lors duquel iel avait pensé « les gens sont beaux, en fait ». L'histoire se répétait délicieusement.

Mais pourquoi cette jeune femme l'avait-elle observéx ? Leurs regards ne s'étaient pas seulement croisés, elle s'était dandinée et avait souri, puis avait tourné son attention vers la fenêtre, comme si elle était gênée. Aube avait trouvé ça adorable. Malgré la présence d'une personne large qui bloquait la vision directe entre elleux, Aube troqua ses lunettes de soleil pour ses lunettes de vue, tentant de conjurer une nouvelle connexion.

Pour tout le reste du trajet, presque jusqu'à son arrêt, iel espéra. Iel continua d'observer les passants tout en se remémorant d'agréables souvenirs, se félicitant d'être de si bonne humeur, pour changer. Iel se rappela qu'iel avait un date mercredi avec la fille rencontrée quelques semaines plus tôt. Aube se demanda alors, si un jour iel passait le terrible pas des applications de rencontre, s'iel serait capable de voir plusieurs personnes à la fois. Iel savait pouvoir aimer au pluriel, mais attiser simultanément deux cœurs ? Iel l'ignorait. Que dirait-iel à sa prospection actuelle s'iel tombait amoureuxse de la belle inconnue du bus ? « Désolé, mais j'ai rencontré quelqu'un d'autre » ?! Bah, c'était impensable ! Même si Aube admettait volontiers qu'il n'y avait pas eu d'étincelle, moins en tout cas qu'avec la pharmacienne ou la fille du bus, iel voulait continuer d'essayer. Pas moyen de développer des sentiments si on ne se voit pas ! En plus de cela, Aube ne croyait pas au coup de foudre, raison de plus pour « forcer le sort ». Au pire, iels resteraient amixs.

Le cœur d'Aube était devenu difficile à atteindre. Après toutes ces années d'abus, ces expériences traumatisantes et ces mauvaises relations, il était solidement carapacé. Malgré tout, Aube s'était d'ellui-même engagéx dans la voie de la guérison en continuant à mettre sa vulnérabilité en jeu sur l'échiquier de l'amour... Aube était courageuxse, ça, personne ne pouvait le lui enlever. Mais quel choix avait-iel, finalement. Iel pourrait volontiers survivre à une vie d'abstinence sexuelle, toutefois, son cœur était trop grand pour l'éternel célibat !

La fille du bus se leva, Aube haussa les sourcils, à l'affu. Elle sourit encore de ce magnifique sourire enjôleur, et quitta le bus... accompagnée de la dame qui était assise devant Aube. Des connaissances. C'était donc à elle, finalement, qu'elle avait souri. À elle qu'elle avait lancé ces regards hésitants en se remuant sur son siège...

  • Ah... soupira Aube.

Et iel sourit à son tour.

Quelle importance que la fille du bus s'intéresse à ellui. Aube avait déjà réaffirmé son « potentiel de séduction », comme iel l'appelait, plusieurs mois plus tôt. Et les résultats avaient été étonnants ! En somme, Aube se savait aiméx et aimable, et ce n'était pas une chance donnée à toustes. Aube était peut-être seulx dans cette nouvelle ville, peut-être encore victime de son anxiété par moment, mais Aube était chanceuxse par bien des aspects. Aube était également sur la voie de la guérison et iel progressait un peu plus chaque jour, grâce à ses efforts, un soutien psychologique et des conditions favorables.

Finalement, cette nouvelle ville regorgeait de belles personnes et les rues n'étaient pas si terribles... Peut-être que sa psy avait-elle raison, après tout : si on se débarrassait des pensées limitantes, qu'on arrêtait de s'accrocher à des croyances négatives sur soi, qu'on acceptait d'être capable et d'être reconnu comme tel, la rue s'illuminait. Et je ne parle pas des lampadaires, il n'était pas encore vingt-deux heures !

Après seulement une bonne journée et une « rencontre » random avec une jolie fille, Aube était prêtx à donner une chance à cette nouvelle ville. À cette nouvelle vie.

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