Chapitre 34-1
Après une longue attente, Solène avait craqué : elle avait fini par recontacter Nicolas. Il lui fallait le revoir, elle en avait besoin. À son réveil le lendemain matin, la réponse qu’elle avait attendue toute la nuit n’était pas venue. Frustrée, elle avait décidé de prendre le taureau par les cornes.
Elle arriva vite au Vieux Port, le sanctuaire de l’Ukrainien, et, ses sens éveillés, en inspecta chaque recoin à la recherche de sa tignasse chaotique et ses lunettes. Maintenant qu’elle y pensait, si leur relation avait duré un mois et demi, ils s’y étaient si rarement aventurés que la germanophone ne savait pas exactement où chercher.
Mais, d’ailleurs… après tout, peut-être Nicolas n’était-il pas là ce soir ? Il lui avait déjà dit apprécier la tranquillité vespérale du Vieux Port quand il voulait se détendre, voilà tout. Ce n’était pas un rituel.
Solène songea pendant une infime seconde à rentrer chez elle, pleurer dans son lit… mais se domina. Qu’il soit présent ou non, elle ferait le tour du site si nécessaire. « Au moins, j’aurai essayé », se dit-elle.
Au bout de quelques minutes, elle l’aperçut. Assis au bord du quai… en bonne compagnie, apparemment. La jeune femme s’avança prudemment, et, arrivée à bonne distance, put le distinguer dans la lueur du soleil fatigué.
Le cœur battant, elle tourna le regard vers la deuxième personne : une fille. Cheveux courts, fine… jolie, certainement. Trop loin pour le vérifier. En tout cas, elle semblait être à son goût.
Son cœur se contracta en la voyant imprimer un baiser sur sa joue et se rapprocher de lui. Nicolas, avec ce même sourire joueur de leurs débuts, la regardait, le visage près du sien. Il lui parlait en caressant son bras.
Stoïque, elle se retourna lentement et rebroussa chemin. La gorge nouée, les lèvres tremblantes. La vue brouillée.
Les joues froides.
***
Patrice entra en trombe dans le bar, le souffle court, et chercha rapidement Solène du regard. Alerté par son message urgent et mal écrit, il avait mis en suspens ses activités pour foncer jusqu’à l’endroit indiqué par la géolocalisation. C’est au bout de quelques secondes qu’il la repéra enfin dans un coin de l’établissement. Affalée sur la table, immobile, un verre à la main. Son visage était caché par sa crinière blonde, mais il l’aurait reconnue entre mille. Alarmé, il prit place en face d’elle et secoua doucement son épaule. La jeune femme leva paresseusement la tête et il tressaillit.
Échevelée, les yeux rouges et gonflés, les sclérotiques rosies, les pommettes marquées par les sillons de son ligneur, le philtrum humide…
Méconnaissable…
— Qu’est-ce qu’il y a, Solène ? s’inquiéta-t-il. Tu fais peur à voir. C’est le combientième verre que tu bois ?
La blonde ne répondit pas et fixa son verre d’un regard fantomatique.
— ‘L’ai vu… articula-t-elle. Avec aut’ fille… Sur Vieux Port…
Une larme roula sur sa joue et Patrice, accablé, contourna la table pour la rejoindre. Il la prit dans ses bras et la sentit trembler.
— ‘m’a oubliée, Padraeg… Il m’a oubliée, putain… ’aurais pas dû… ‘ourquoi l’ai jeté… ’Voulais pas…
L’Irlandais la berça en lui passant la main dans les cheveux. Incapable de dire le moindre mot, il l’écouta parler sans répondre. Pensant que ça la soulagerait. Estimant inutile de lui dire ce qu’il en pensait. Elle ne l’avait pas contacté pour ça.
— ‘me manque tellement, Padraeg… tellement… ‘Suis trop conne… ’aurais dû réfléchir… j’suis vraiment blonde…
— Mais non… Tu as bien fait. Il t’a manqué de respect, rappelle-toi. C’est lui qui t’a trompée, pas toi.
— ’Aurais pas dû le quitter… ‘Aurais dû le garder…
Il renonça. Sa tristesse la rendait sourde.
L’anglophone souffla un juron en irlandais. Il avait été si vivement opposé à sa relation avec Nicolas, s’était tellement senti indigne de la confiance de Tristan, qu’il n’avait même pas évalué l’ampleur de son attachement, ni combien son camarade la rendait heureuse. Alors qu’il suffisait de l’entendre évoquer les derniers films de science-fiction visionnés, elle qui n’en avait pourtant jamais été friande. Nicolas semblait avoir été l’une des meilleures expériences amoureuses de sa vie.
Maintenant, il comprenait sa détresse… mais aussi son désir de le retrouver, alors qu’il l’avait bafouée.
Il le comprenait… mais ne pouvait le concevoir.
Délicatement, il se pencha vers elle.
— Viens, je te ramène chez moi, lui murmura-t-il. Tu vas te reposer, t’en as besoin.
Solène protesta, préférant continuer de se noyer dans l’alcool.
— Tant pis, ‘crèverai sous un pont, c’tout… Non, mieux : ‘vais m’jeter dans ‘Vieux Port… ou sous un train… ‘Sera pas une grosse perte, ‘manquerai à personne… Tu vois bien que j’su’ facilement oubliable…
— Arrête tes conneries, Solène ! Lâche ton verre et viens avec moi ! Je règle ta note et on rentre à la maison !
Il la prit par le bras en lui demandant de se lever. La psychologue tenta de lui résister, mais l’alcool l’en rendait incapable. Le corps flasque, son ivresse lui remonta à la tête lorsqu’elle se retrouva debout et n’évita la chute que grâce à l’étreinte ferme de son ami. Celui-ci poussa un nouveau juron, la reposa sur la chaise et, après un rapide passage au comptoir, la récupéra, inerte.
La soirée fut longue. Il dut compter sur la charité de deux touristes pour la porter jusqu’à sa résidence.
Enfin rentrés, il la coucha sur le canapé et s’allongea dans son lit après avoir tout sécurisé et éteint. Fatigué, mais préoccupé, il eut le temps de l’entendre gagner la salle de bain pour rendre dans le lavabo avant de s’endormir.
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