Chapitre 6

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Tristan arriva enfin au cybercafé dans lequel Pascal et lui-même avaient rencontré Frédéric, où ces deux derniers l’attendaient, en terrasse, isolés dans une bâche. Encouragé par leurs signes, il s’y engouffra.

— Salut, Einstein, fit Frédéric, comment tu vas ?

— Ça va. Comme quelqu’un qui sort de ses révisions.

— Tu révises jusqu’à cette heure-là, toi ? Respect.

— Ouais, confirma Pascal. Je lui ai déjà conseillé de lever un peu le pied, mais il m’écoute pas.

— Au moins il bosse, lui, pas comme toi ! Prends-en de la graine !

Pascal lui frappa l’épaule du poing et évoqua sa dernière conquête en guise de défense, que Frédéric accepta, et que Tristan fit mine de ne pas entendre.

— Et toi, Tristan ? repartit le développeur. Les filles, les amours, tout ça… t’en es où ?

L’intéressé haussa les épaules, peu motivé par l’idée d’en parler. Un mouvement qui ne dupa pas son interlocuteur.

— On est tous passés par là, collègue. On est là, si tu veux en parler.

— Non, ça va, c’est rien.

— Il a une jolie blonde dans le viseur, résuma Pascal. D’ailleurs, il avait un rencard qui s’est annulé, l’autre jour. Donc je l’avais conduit ici pour lui remonter le moral.

— Oh, c’était donc ça !

— Mais arrête de raconter ma vie comme ça, toi ! s’insurgea Tristan, les joues rouges.

Frédéric se mit à rire.

— Je te préviens, Tristan : avec les femmes, tu vas galérer. Je parle par expérience. En plus, tu m’as l’air un peu coincé, ce qui n’arrange pas ton cas.

— Ça va, m’enfonce pas. J’ai rien demandé…

— Quoi ? Je ne dis que la vérité. Si elle ne veut pas te revoir, c’est que tu l’intéresses pas, minot[1]. Je veux pas t’enfoncer, mais je préfère te dire la vérité cash.

— Elle est occupée, c’est pas pareil.

— Y a « occupée » et « occupée ». Ça fait combien de temps que tu l’as pas vue ?

— Depuis août…

— Août ? Ça va faire trois mois, quand même. Moi, une fille occupée au point de m’éviter pendant aussi longtemps, je la gicle. Après, tu fais ce que tu veux, mais je pense que tu perds ton temps, gari.

— Arrête, Fred, rit Pascal. T’es en train de le démoraliser, là. C’est mon pote, j’ai pas très envie qu’il se suicide en rentrant.

— Se suicider ? Pourquoi se suicider ? Parce qu’une fille l’évite ? Ça va, c’est pas la mort ! Y a des tas d’autres filles à choper ! Surtout ici !

Tristan sentit sa timidité et sa colère lui chauffer la tête.

— Je l’aime ! Tu piges ? Je suis amoureux ! T’as jamais aimé une fille comme ça, toi qui es si fort ?

Frédéric leva les yeux au ciel.

— « Amoureux »… c’est des conneries, ça, Tristan. Tu devrais avoir capté ça, à ton âge. Tu es attiré par ta nana, t’es pas amoureux. T’as envie de la mettre dans ton lit, pas de voir des couchers de soleil avec elle. C’est pour les gamins, ça. Et, d’ailleurs, c’est même pas ce qui plaît aux filles, si tu veux savoir.

— Allez, ça va, je t’écoute plus, là. Je finis mon verre et je me casse.

— La vérité est toujours dure à entendre. Mais j’espère pour toi que tu l’admettras bientôt.

Tristan, vida son verre, indigné. L’envie de s’en aller le taraudait. Et Pascal qui n’intervenait pas… Rejoignait-il le point de vue du programmeur ou bien n’osait-il simplement pas s’y opposer ?

— Si t’espère tomber ta gonzesse en lui promettant une vie de rêve avec la robe de la belle au bois dormant, tu vas droit dans le mur. Elles préfèrent les mecs qui savent les faire vibrer jusqu’à la moelle. Les mecs gentils qui leur offrent des bouquets de fleur tous les jours en leur disant « je t’aime », elles s’en tapent. Pourquoi tu crois qu’on dit qu’ « elles préfèrent toutes les connards » ?

Tristan resta silencieux. Les propos de Frédéric lui nouaient tellement la gorge, qu’il n’avait même plus envie de lui répondre. Ce gars avait battu un record pour lui : ils se connaissaient depuis moins d’une heure au total et sa tête ne lui revenait déjà plus.

— La fille que tu veux serrer ne fait pas exception, poursuivit ce dernier. Tu sais pourquoi elle t’évite ? C’est parce qu’elle est comme les autres filles. Pour elle, t’es juste le bon copain, celui à qui elle aime bien se confier, mais c’est tout. Tant que tu ne la rends pas folle au lit, elle s’en balance de ta tronche, c’est important que tu piges ça. Une question : tu l’as déjà fait, ou non ?

— Bon, on peut changer de sujet ? s’impatienta Tristan. Parle plutôt de tes jeux vidéo, va ! Tu fais ça beaucoup mieux.

— Je t’ai vexé ? Ça veut dire que j’ai dit tout haut ce que tu penses tout bas, sans vouloir l’admettre. Les nanas, il faut les traiter comme des garces pour pouvoir se les faire. Quand tu comprendras ça, t’auras fait un grand pas dans ta vie, mec, crois-moi.

Tristan fixait le vide, essayant de ne plus écouter. Son cœur battait furieusement contre ses côtes et sa respiration, rapide et saccadée, lui donnait l’impression de se consumer.

Il était autant dégoûté par les idées de Frédéric que remonté par la passivité de Pascal. Il avait envie de partir en insultant Frédéric, mais se domina au prix d’un effort olympien.

— Bon… intervint enfin son camarade. Eh bien, je pense que la soirée fin octobre fera du bien à tout le monde.

Tristan eut une moue approbatrice, tandis que Frédéric se tourna vers le futur ingénieur.

— Vous allez à une soirée ?

— Oui. Un pote à Tristan fait une soirée chez lui le 31 octobre, vers 18h. Paraît que tout le monde est le bienvenu, donc si tu veux venir avec nous…

La gorge desséchée par le choc, le jeune homme tourna des yeux écarquillés vers Pascal. Après avoir entendu cette diatribe, il osait l’inviter ? D’autant qu’ils venaient à peine de le rencontrer ! Lui, du moins, c’était la deuxième fois… mais cela ne changeait rien. Stupéfait, il fut incapable d’intervenir.

L’informaticien étudia la proposition d’un air sérieux qui interrogea Tristan en même temps qu’il lui donnait un mince espoir. Lorsqu’au final, il accepta l’offre et obtint l’adresse, le jeune scientifique s’avachit sur sa chaise. Il allait devoir se farcir cet individu chez Patrice et, en plus, se justifier auprès des autres… à cause de Pascal.

Enfin, après un long moment, ils se décidèrent à repartir chacun de leur côté. Frédéric rentra seul tandis que Tristan accompagna Pascal, avec qui il voulut mettre des choses au clair :

— Qu’est-ce que tu fous ? Après les saletés que ce type vient de balancer, toi, tu l’invites à la soirée de Patrice ? Il te manque une case, ou quoi ?

— Eh, ça va, tempéra Pascal. Il a le droit de penser ce qu’il veut ; tant qu’il n’insulte personne, y aura pas de problème. En attendant, mis à part ça, c’est un type sympa. Et puis il est intarissable sur l’informatique.

— Mais je m’en tape, moi, de ça ! Je veux pas que Solène me voie à côté de ce mec !

— Tu crains quoi ? Qu’elle te prenne pour un salaud ? Jusqu’à preuve du contraire, t’as le droit de fréquenter qui tu veux sans pour autant partager leurs idées, et je pense qu’elle est assez maline pour faire la part des choses. Mais, toute façon, t’inquiète pas, ça va bien se passer ! Te tracasse pas.

Il lui donna une tape dans le dos. Tristan, à court d’arguments, poursuivit le chemin en sa compagnie sans répondre. Lui qui se faisait une joie de revoir sa dulcinée chez Patrice… Voilà que cette allégresse se muait en crainte.

Solène ne devait pas le voir en compagnie de Frédéric. Tout, mais pas ça.


[1] Argot provençal : enfant, petit garçon, gamin ; peut aussi être une marque d’affection utilisée entre amis ou membres de la même famille

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