CHEMINS
Nous voilà un peu perdus, c’est le moins qu’on puisse dire. On se bat pour avoir une bonne part du gâteau alors qu’on le trouve dégueulasse. Car si les hommes ont pris une pièce d’or pour soleil et lui ont préféré les rayons de supermarchés et des magasins, c’est parce qu’on les a convaincus qu’il n’y en aurait pas assez pour tout le monde. Que le malheur des uns faisait le bonheur des autres et inversement. Que le malheur d’un seul, pour ne pas être définitif, devait forcément se faire remplacer par le malheur des autres. On aurait pu croire que les malheureux contesteraient cette logique, mais on leur a promis que la roue tournerait et qu’ils auraient eux aussi droit à leurs dividendes de joie brute. Qu’une portion de bonheur les attendait, mais qu’il fallait le mériter. Pour y prétendre, ils n’auraient qu’à se plier aux règles du jeu. Des règles qui cachent des mots d’ordres simples comme l’absurde et difficiles comme la souffrance : consommer, consommer encore et chaque fois un peu plus se consumer.
À qui pourrait-on faire croire qu’un bonheur permanent réside dans du consommable ? Ce dernier nous assure un plaisir fugace et dans le même temps un manque perpétuel. La flamme immense qui s'était hérissée vacille à présent et disparaît soudain comme absorbée. Une fois l’incendie épuisé et les garots éteintes, le foyer se retrouve couvert de cendre et il faut remettre ça. Entre deux étincelles, nous avançons ainsi à tâtons dans le noir total. Nous nous habituons à cette obscurité sans que nos yeux n’apprennent à s’y repérer, préférant mirer les phares instables du désir. Ils sont rivés sur l’horizon, à la recherche de ces mirages ondoyants, et nos pupilles calibrées de façon à dénicher tout ce qui brille. Dans notre appétit qui nous caractérise, on se dirigera naturellement vers ce qui nous éblouit le plus. Malheureusement, ce qui se consume fort se consume aussi rapidement. De manière grandiose, peut-être, mais d’un bref orgueil. Seules les étoiles, qui brillent pourtant par leur arrogance, tiennent dans la durée...Et quelle durée ! Mais elles finissent aussi par mourir. De l’intérieur, elles livrent comme nous un combat sans merci. Comme nous, une étoile s’acharne à bouger les lignes, à transformer les atomes du monde pour lutter contre la gravité qui l’oppresse. Bien sûr, elle ne fait que retarder sa fin. Un beau jour, elle s’effondrera sur elle-même devant l’indifférence du vide, et dans les pouponnières d’étoiles naîtront d’autres privilégiées, comme si de rien n’était. C’est une manière de voir les choses, un point de vue. J’aurais plutôt tendance à dire que toute leur vie, ces étoiles font briller les autres, allant jusqu’à épuiser leur dernier combustible, tout cela pour éclairer des bouts de planètes. Cette optique a le bon goût de leur donner une raison d’être.
Pour cette raison, l’homme a admiré le soleil, l’a parfois prié. Mais il a vite compris que l’on ne pouvait pas toujours compter sur lui. Son règne diurne laissait inéluctablement place à une lune, elle-même inconstante (elle n’apporte pas toujours les croissants). Dès qu’il a pu le faire, l’homme a alors placé des soleils à son échelle, au plus près de lui, pour étendre le domaine éclairé partout et tout le temps. Comprenez par là qu’il s’est trouvé d’autres sources de lumière et de plaisir, des néons et des mégawatts pour ériger sa tour de Babel et défier l’étoile qu’il avait un jour déifiée. Mais ces succédanés ne nourrissent en rien notre besoin de sérénité, et les succès damnés de la technologie n’apporteront rien à un homme qui ne sait pas être heureux.
Comment savoir ? Comment apprendre ? Puisque le pessimisme est d'humeur et l’optimisme de volonté, j’ai fait le souhait d’être heureux, alors je le serai ! Me voilà capitaine de mon propre sort, celui-là même que je n’ai pas pu choisir... Me voici seul responsable de mon bonheur, et tant pis si cela me fait sentir d’autant plus impuissant quand les trombes d’eau me mettent à genoux. Il n’y a rien de plus naturel que de pleurer sous la pluie - personne ne le remarque - mais il faudrait maintenant se sentir touché par ce cadeau du ciel, remercier je-ne-sais-qui, d’être en vie, tellement en vie que l’on crève de souffrance ? Il semble plus facile de parler de volonté quand on a le déterminisme de notre côté. Nous ne sommes certainement pas égaux face au climat. Mais même les ours solaires s’adaptent, alors que voulez-vous ? On voudrait nous apprendre, non pas à changer la vie, mais à la supporter. Nous forcer à sourire, béats, face au désordre du monde. Hébétés sous un soleil qu’on a laissé nous cogner, aveuglés par des rayons qui sont allés jusqu’à modifier notre ADN. Au diable les “happys managers” et leurs pansements trop petits pour nos plaies. Ici-bas, il y en a qui accepteraient ces bandages seulement pour les enrouler autour du cou. Dites-moi plutôt, comment se forcer à rire quand on a envie de vomir ? Si ce monde est à sourire, qu’on me montre pourquoi ! Si je ne puis le changer, je ne vois pas pourquoi je changerais de mon côté, et pourquoi je travaillerais à subir les conséquences plutôt qu’à affronter les causes.
Le succès des prédicateurs du développement personnel paraît symptomatique d’une société où nous sommes livrés à nous-même et à la fois mis en compétition. Pour eux, devenir meilleur ne veut rien dire dans l’absolu. Devenir meilleur qu’on ne l’était auparavant, d’accord, mais seulement si cela signifie devenir meilleur que les autres. Il faut pouvoir les écraser de toute notre supériorité, et quelquefois ne pas le faire, seulement pour montrer à quel point nous sommes magnanimes. Qu’ils nous voient briller, et qu’ils trouvent en nous le reflet de leurs propres souffrances et insatisfactions. En vérité, ce sont nos frères que nous combattons. Plutôt que de rester solidaires, nous choisissons de faire la course, et par la même occasion de nous emmurer dans la solitude. Bâtir aussi haut que possible sa tour d’ivoire, au point de ne plus rien y voir, de ne plus entendre personne. En somme, chacun joue contre lui-même et contre les autres. Il faudrait être fou. Mais le succès ne locomotive les hommes qu’un temps, et nombre d'entre eux se perdent en route. Nous n’avons pas besoin d’un développement personnel mais d’un développement collectif. Nous voulons vivre libres et beaux au pluriel, parce qu’il existe des chemins plus justes que l’individualisme.
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