2.Sur la piste des esprits

19 minutes de lecture

Cette nuit-là, Althéa rêva de façon consciente. Juste après avoir fermé les yeux en souhaitant très fort sauver le petit chat, elle s’éveilla dans un monde étrange. Dans un premier temps, elle crut simplement avoir ouvert les yeux, car elle se trouvait dans sa chambre. Il lui fallut quelques instants pour remarquer que, bien qu’elles soient grandement similaires, sa chambre et l’endroit où elle se trouvait actuellement n’était pas les mêmes.

Il faisait nuit noire quand elle s’était endormie et, à présent, il régnait une douce luminosité diffuse qui semblait venir de la pièce en en elle-même. Althéa pouvait en distinguer les moindres recoins. Au fond, sa sœur Clothilde, dormait profondément dans son petit lit. Puis elle se vit. Elle sursauta quand elle se rendit compte qu’elle était à la fois allongée dans le lit en dessous d’elle et en même temps en train de flotter au plafond de la chambre. Elle prit peur et voulut réintégrer son corps, mais n’y parvint pas. Après un court instant de panique, elle finit par se calmer et reprit ses esprits. Elle avait déjà entendu parler de ce phénomène au cours de conversation entre adultes qu’elle avait distraitement surpris.

Mue par sa curiosité et un brin d’espièglerie enfantine, elle flotta jusqu’au lit de Clothilde dans le but de lui jouer une farce. Mais elle ne parvenait pas à se saisir du moindre objet et encore moins à toucher sa sœur. Sa main ne faisait que lui passer à travers, lui laissant une étrange sensation de chaleur. Par curiosité, elle répéta l’opération sur son propre corps. À nouveau elle ne fit que passer, mais la sensation était plutôt tiède ce coup-ci. Althéa était bien en peine de pouvoir expliquer tout cela. Alors, elle avisa le petit corps frêle blottit contre le sien. Ses tremblements avaient cessés et il semblait complètement amorphe. Althéa approcha sa main, son contact lui procura la chair de poule. Un froid glacial s’en dégageait. Et pourtant, comme enfoui sous une épaisse couche de glace, elle sentait une minuscule étincelle de chaleur faiblissant de minutes en minutes. Elle prit peur. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : le chaton était en train de mourir. Ses parents et sa sœur avaient raison, il était trop faible pour passer la nuit.

Quelle tristesse et quelle injustice. Althéa aurait tellement voulu le sauver. Elle sentait au plus profond de ses tripes qu’elle en était capable, que sa présence ici était liée à celle de ce petit être innocent. Mais pourtant, elle ne savait comment s’y prendre. Un sentiment intense de tristesse et d’impuissance l’envahit, serrant sa gorge et mouillant ses yeux. Une unique larme cristalline lui échappa. Elle roula le long de sa joue, traçant un sillon salé, avant de venir s’écraser et se perdre dans la soyeuse fourrure du chaton. Cette dernière se mit à luire des couleurs chatoyantes et changeantes de l’Arc-en-ciel et, dans le même temps, un miaulement ténu résonna lointain et proche à la fois, comme s’il sonnait directement dans les pensées d’Althéa.

Le miroitement de couleur cessa aussi brusquement qu’il avait commencé. Le chaton se retrouva entouré d’une aura doré dont la seule contemplation gonflait la poitrine d’Althéa d’un incommensurable espoir. Timidement elle l’effleura et, comme par magie, un chemin de paillettes dorées se matérialisa au sol. Althéa ne savait ni comment, ni pourquoi, mais elle avait la certitude qu’elle devait le suivre.

Le chemin se dirigeait droit vers la fenêtre, mais la chambre se situait au premier étage, Althéa se dirigea donc tout naturellement vers la porte. Mais alors qu’elle tournait le dos et s’éloignait, à nouveau le miaulement retentit. De surprise elle se retourna et elle constata que le sentier avait perdu de sa brillance. Ainsi donc, il semblait qu’elle n’avait pas le choix et se devait de ne pas s’écarter de la voie tracée. Elle se posta donc à la fenêtre, mais cette dernière était fermée et elle avait constaté plus tôt qu’elle n’avait aucune influence physique ici. Mais alors qu’elle se faisait cette réflexion, elle s’ouvrit d’elle-même, sans intervention aucune. Il ne restait plus à Althéa qu’à sauter, mais cette dernière n’était pas particulièrement encline à le faire. Prudemment elle s’assit sur le rebord, laissant pendre ses pieds dans le vide. Le vertige la guettait tandis qu’elle s’efforçait de regarder vers le sol afin d’évaluer le meilleur angle de chute.

Elle n’avait pas le temps de tergiverser, une vie était en jeu. Elle se laissa choir en fermant très fort les yeux. Se préparant à l’impact imminent, elle banda tous ses muscles, mais le choc ne vint jamais. Prudemment elle les rouvrit et eut un hoquet de surprise. Elle était suspendue à quelques centimètres à peine du sol, en lévitation. À peine eut-elle constaté cela que le phénomène cessa et elle atterrit en douceur, légère comme une plume, sur le sol. Décidément, ce monde était fait de merveilles et d’étrangetés.

Par pur réflexe, elle épousseta ses vêtements ; bien que cela fût parfaitement inutile et scruta les alentours. Alors qu’elle pensait se retrouver en bas de la maison familiale, dans une arrière-cour jonchée d’objets divers et variés, des poules caquetantes en train de fouiller la terre battue à la recherche de vers, elle était en réalité dans un lieu totalement inconnu. La luminosité était très forte, semblant venir de nulle part et de partout à la fois, ce qui lui donnait la même impression que dans sa chambre ; d’ailleurs elle ne voyait pas le soleil ce qui constituait une étrangeté de plus. Elle se trouvait dans une campagne remplie de près verdoyants et parsemés de tache blanche semblables à des moutons. Elle avait atterri sur un chemin de cailloux blancs qui traversait, tel une cicatrice, le paysage environnant et allait se perdre dans le lointain.

Mais, alors qu’elle s’engageait dessus d’un pas déterminé, elle s’aperçut bien vite que sa voie à elle ne suivait pas ce chemin-là. La lumière dorée filait droit dans les plaines jusqu’à l’horizon. Elle quitta donc la route et foula l’herbe tendre et grasse de ses pieds nus. Pressée, elle accéléra le rythme aussi vite que ses courtes jambes le lui permettaient. Alors qu’elle passait prêt d’un troupeau de mouton, elle se rendit compte avec stupéfaction qu’en réalité il s’agissait de nuages blancs et moutonneux. Le plus étonnant, c’est qu’ils prirent peur à son approche et se dispersèrent avec effroi en laissant derrière eux de petites boules cotonneuses. Elle en prit une dans sa main, c’était doux et collant à la fois. Elle n’avait jamais vu pareille chose. Elle le porta à son nez et le renifla. Ça sentait bon. Elle mordit dedans à pleine dents, ça fondait dans la bouche. La texture était particulière en bouche, indescriptible et le goût en était très sucré. Elle engloutit rapidement le reste et reprit son chemin.

Elle marcha ainsi durant ce qui lui parut des heures bien que jamais elle ne ressentit ni fatigue, ni douleur. À aucun moment la faim, la soif ou encore le chaud et le froid ne se manifestèrent à elle. Pourtant, elle avait traversé moult paysages enchanteurs. Les collines herbeuses avaient rapidement laissé la place à des forêts tropicales peuplées d’ombres étranges ; des montagnes enneigées aux pentes abruptes et aux ravins vertigineux s’étaient dressées devant elle ; le calme serein d’une mer céruléenne avait accompagné ses pas sur le sable fin d’une plage noirâtre ; elle avait contemplé la majesté d’un volcan en éruption tandis qu’elle en frôlait les coulées de laves incandescentes ; d’énormes reptiles inconnus l’avaient contemplée de leurs yeux globuleux depuis les eaux viciées de leurs marais insondables.

À de nombreuses reprises, le doute et la peur l’avaient assaillie, mais, là où d’autres auraient faillis et seraient devenus fous devant ces paysages tout à la fois chaotiques et merveilleux, elle avait tenu bon. Elle avait un objectif clair, un but à suivre qui lui avait permis tout au long de son périple de continuer à mettre, inlassablement, un pied devant l’autre, sans jamais renoncer.

Elle évoluait à présent dans un paysage désertique composé, à perte de vue, de champs de pierres grisâtres. Tout était gris. Du sol poussiéreux qu’elle foulait de ses pieds délicats au ciel voilé par d’épais nuages. Par moments, des arbres morts fossilisés sortaient de terre, tel des épouvantails de calcaires. Un courant d’air glacial agita la plaine, soulevant des volutes poudreuses. Althéa éternua et frissonna. Cela l’interpella car, jusqu’à présent, il avait toujours fait un temps radieux et jamais elle n’avait souffert du froid, même pieds nus dans les montagnes enneigées. Quelque chose avait changé. Elle approchait du but, elle le pressentait, mais ce qu’elle trouverait au bout du chemin ne semblait pas très accueillant.

Les arbres se firent de plus en plus présents au fur et à mesure qu’elle progressait sur son chemin doré. Bientôt ils l’entourèrent de toute part et il lui semblait avoir pénétré dans une antique forêt dont aucun être vivant n’avait foulé le sol depuis bien longtemps. À présent, elle ne pouvait plus percevoir le ciel à travers l’épais entrelacs de branches pétrifiées. La pénombre était tangible et inquiétante ; un épais brouillard recouvrait le sol moite et humide jonché d’humus. Aucun son ne se propageait, pas même l’écho de ses pas. Malgré son aspect, la forêt lui semblait comme dotée d’une conscience. Althéa frissonna de plus belle, apeurée par cette atmosphère étrange et irréelle.

Elle finit par pénétrer dans le cœur de la forêt : une clairière encore plus sinistre que le reste de cette forêt, à l’herbe noire parsemée de cailloux rouges sang luisants faiblement dans l’obscurité quasi-totale. Elle leva les yeux au ciel, la canopée était dégagée, mais le ciel d’un noir d’encre n’apportait aucun espoir. Au centre de la clairière, se dressait un immense rocher craquelé, couvert par endroits d’une sorte de mousse blanchâtre. À la base du roc s’ouvrait un tunnel plongeant vers les entrailles de la terre. À son approche elle sentit un souffle putride en émanant lui gifler le visage. Ce qu’elle avait d’abord prit pour de la mousse était en réalité les innombrables carcasses blanchies de petits rongeurs et mammifères en tous genres. En tendant l’oreille elle percevait des gémissements plaintifs.

N’en pouvant plus elle recula en pleurs. Elle ne voulait pas rester ici une minute de plus, mais quand elle s’éloignait trop du monticule, le chemin perdait de sa brillance jusqu’à totalement s’éteindre et elle se retrouvait alors dans l’obscurité totale. Incapable d’avancer, comme de rebrousser chemin, elle s’assit dans la clairière, aussi loin du rocher qu’elle le pouvait et ses nerf lâchèrent ; elle se mit à sangloter sans discontinuer, avec de grands hoquets.

Bien que le temps ne s’écoulât pas de la même manière que dans le monde réel, cela faisait un moment qu’Althéa était prostrée ainsi. Elle s’était perdue dans sa folie. Elle n’aurait pas dû pouvoir en revenir. Pourtant, quelque chose en elle l’aidait. Une petite voix intérieure, comme une conscience. Qui lui soufflait de se relever, d’aller de l’avant et de ne jamais s’arrêter. Une petite voix rassurante qui lui soufflait que tout allait bien se passer et qu’elle était forte et puissante. Althéa se reprit en main et se releva. Elle n’avait plus peur, une gangue de courage entourait maintenant son cœur, elle marchait avec plus de détermination que jamais.

Elle se présenta de nouveau devant la cavité et s’y engouffra sans attendre ce coup-ci. À peine y eut-elle pénétré que le noir se referma sur elle. Elle eut beau attendre que sa vision s’adapte, cela n’arriva pas. Elle se retourna pour voir une dernière fois la lumière du jour, mais l’entrée n’était plus visible alors qu’elle n’avait pas bougé. À tâtons elle recula dans l’espoir de la retrouver, mais elle ne rencontra que des parois de pierres. Elle ne pouvait qu’avancer. Résignée elle se remit en route, se guidant uniquement au toucher. Sa progression était lente et difficile, le passage était étroit et elle ne cessait de s’écorcher les genoux et les mains. À de nombreuses reprises sa tête cogna contre des pierres affleurant au plafond. Alors même que la taille du passage ne le permettait pas, elle sentit tout du long la présence de nombreuses personnes à ses côtés qui la frôlèrent dans des courants d’air gelés.

Au terme d’un périple plus qu’éprouvant elle parvint au bout du tunnel, duquel sourdait une terne lumière violacée qui teintait les parois, donnant un aspect sépulcral à la scène. Après la cécité forcée dont elle avait été victime, même cette faible luminosité suffisait à lui blesser les yeux et elle dut patienter quelques temps, avant que sa vision ne s’adapte de nouveau et que les larmes de douleur qui les lui piquetaient ne cessent de couleur.

Arrivant au bord de l’ouverture, elle voulut jeter un coup d’œil à ce qui l’attendait de l’autre côté. Mais elle ne pouvait rien distinguer, c’était comme essayer de sonder le fond d’une rivière miroitante sur laquelle se refléterai l’immensité d’un ciel bleuté par une chaude journée d’été sans nuage. Prudemment elle avança la main afin de tâter la texture de ce qui se dressait devant elle, mais elle ne rencontra aucune résistance. C’était au-delà de sa compréhension. Elle voyait pourtant l’image de son ombre sur ce voile violacé, mais il n’y avait rien si ce n’était cette sensation de froid au contact de la lumière.

Acculé, Althéa pénétra le rideau de lumière en fermant les yeux d’appréhension, bras tendu vers l’inconnu. Elle eut l’impression de plonger dans une rivière glacée. Son souffle gela dans sa poitrine, ses membres s’engourdirent instantanément. Elle écarquilla les yeux de surprise et tenta de pousser un cri, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle voulut bouger, mais elle était paralysée. Seule la lumière l’entourait.

Son cerveau se mit à lui faire mal et ses tempes à tambouriner, petit à petit sa conscience commença à basculer et des taches apparurent dans son champ de vision. Très vite l’obscurité et le néant s’emparèrent d’elle. Elle se mit à flotter dans des ténèbres insondables, privée de ses cinq sens. Au début, il ne se passa rien, puis au bout d’un long moment, qui en réalité n’était qu’une seconde, une fenêtre lumineuse se matérialisa à côté d’elle. En regardant à travers, elle se vit, au bord de la rivière en crue, tentant tant bien que mal de tirer William de là. Puis l’image se brouilla et une nouvelle apparue : ce coup-ci elle était en train de se disputer sur la place avec cet imbécile d’Henson. À nouveau la scène changea, plus rapidement ce coup-ci : elle avait six ans et son père était en train de la consoler alors qu’elle venait de se faire pincer par une de leurs oies.

Les changements s’enchaînèrent à une vitesse vertigineuse, lui laissant à peine le temps d’entrevoir les souvenirs qu’ils représentaient. Des scènes de la vie courante, là avec sa sœur la tenant par la main, ici son frère lui apprenant à jouer aux billes, elle avait trois ans son père la grondait pour une bêtise dont elle ne se rappelait plus. Voilà qu’elle n’était plus qu’un nourrisson à qui sa mère donnait le sein. Et aussi vite que tout cela s’était enchaîné, tout s’arrêta. Elle ne se voyait plus, à la place elle voyait ses parents. Sa mère semblait sur le point d’accoucher. Tout se passait au ralenti, les couleurs étaient floues et le son distant. En elle, elle sentait qu’elle était en train de mourir, alors même qu’elle se voyait naitre. Et elle ne pouvait rien y faire.

Résignée elle se laissa lentement happer par le vide. Mais au même instant, alors qu’elle poussait son premier cri et son dernier soupir, une nouvelle fenêtre apparut. Curieuse elle y jeta un coup d’œil : que pouvait-il bien y avoir avant la naissance ? Mais ce n’était pas un de ses souvenirs. Elle voyait un jeune homme, acculé par un vieillard, rire à gorge déployé. Un nourrisson ressemblant trait pour trait à ce qu’elle avait vu dans ses propres souvenirs se matérialisa devant l’inconnu.

Mais avant même qu’elle ne puisse voir quoi que ce soit d’autre, un cri puissant résonna tout autour d’elle, jusque dans la moindre de ses cellules :

— Non ! Il n’est pas temps ! Reviens à toi !

Un puissant souffle, né de ce rugissement, propulsa Althéa loin du néant et elle rouvrit soudainement les yeux dans le brouillard violacé. À l’instant même où elle reprit conscience, elle inspira une grande goulée d’air qui lui brûla la trachée et les poumons. Elle crachota longuement avant de reprendre son souffle. Dans un effort intense, elle franchit l’obstacle invisible et s’effondra de l’autre côté du tunnel. Bien évidemment, quand elle se retourna, il n’y avait plus rien.

Elle resta affalée sur le sol stérile un long moment. Elle avait failli mourir, elle le savait. Mais elle n’avait pas eu peur. Maintenant elle réalisait et cela la terrifiait. Tout son corps était pris de tremblements sporadiques. Péniblement elle se remit sur ses pieds et s’apprêta à reprendre son périple. Elle mit un pied devant l’autre, s’attendant à ce que le chemin doré se remette à briller, mais il ne se passa rien, quelle qu’était la direction qu’elle prenait.

Dépitée, Althéa ne savait trop que faire. L’absence de chemin devait probablement signifier qu’elle était arrivée à destination. Elle ne savait pas pour autant quelle action elle devait réaliser, aussi décida-t-elle de prendre le temps d’observer les alentours. Elle se trouvait dans une sorte de monde souterrain ; du plafond rocheux tombaient, majestueuses, des stalactites de formes, tailles et textures aussi variées que la nature le pouvait. Du sol, s’élevaient de gigantesques concrétions de stalagmites tout aussi diverses. Au sol flottait un léger brouillard et seul le doux bruit d’une eau courante dans le lointain venait perturber le silence ambiant. Le tout était baigné par cette étrange lueur violette.

Au loin elle vit des silhouettes converger dans la même direction. Elle se rapprocha pour mieux les distinguer. Il y avait là de tout, des enfants, des vieillards, homme, femmes et même des animaux. Ils marchaient silencieusement, d’un pas trainant, le regard dans le vide. Leurs silhouettes semblaient floues, comme si les contours n’en étaient pas bien définis et leurs couleurs pâles, délavées. Plus en avant, certains étaient tellement effacés qu’il ressemblait pratiquement à de simples ombres. À l’horizon, Althéa pouvait entrevoir une gigantesque étendue d'eau noirâtre et insondable.

Elle ne voulait surtout pas s’en approcher, craignant le pire, concernant ces eaux morbides. Elle comprit qu’il lui faudrait retrouver l’esprit du chaton avant qu’il n’atteigne les rives ou elle serait venue en vain. Paniquée, elle se mit à courir en direction des flots tout en scrutant la foule à la recherche de la petite silhouette chétive. Malgré ses efforts pour ne bousculer aucune âme, elle percuta accidentellement l’une d’elles, un homme entre deux âges avec un trou béant dans la poitrine. À peine se furent-ils effleurés que des images apparurent dans la tête d’Althéa.

L’homme est en embuscade dans les fourrés. Dans chacune de ses mains, de longs couteaux rouillés et piquetés de tâches de sang séchées attendent leur heure. Le tranchant est émoussé. Cachés dans les buissons et les arbres alentour, ses compagnons parias se préparent eux aussi à sauter sur les malheureux qui croiseront leur chemin. Au loin, le son des fers des chevaux battant la route de terre fait trembler le sol. La caravane marchande ne va pas tarder à entrer sous le couvert du bois et tomber droit dans leur piège. Un énorme tronc d’arbre a été posé en travers de la route, barrant le chemin. Le cocher parvient in-extremis à stopper ses chevaux lancés à vive allure. L’ensemble du convoi suit son exemple dans un vacarme assourdissant. La pèche est bonne semble-t-il, les chariots paraissent remplis à ras-bord de denrées précieuses. Imitant les autres brigands, l’homme sort en criant des fourrés et fond sur les pauvres marchands qui tentent de défendre leur gagne-pain. Il tranche de ci-de là dans la chair, prenant sans aucun remords des vies innocentes. Il y a bien longtemps qu’il n’éprouve plus le moindre regret. Soudain des hommes en armures percent les bâches et se ruent sur les attaquants. L’homme se retrouve aux prises avec plus fort que lui. Ils échangent quelques passes, mais le combat est déséquilibré. Le mercenaire le transperce de sa longue épée directement dans le ventre. L’homme est surpris. Le sang coule à flots de la blessure mortelle. Il s’écroule misérablement dans la poussière et agonise rapidement.

Le souvenir s’arrêta aussi brusquement qu’il avait démarré, laissant Althéa complétement pantelante. Déjà l’esprit s’était éloigné. Le souvenir de sa mort, vif et douloureux marquant l’esprit de la jeune fille. Elle chancela, toutefois elle reprit sa marche vers son objectif, toujours en pressant le pas, mais de manière plus mesurée et prudente. Bien vite elle arriva sur les berges du fleuve. C’est alors qu’elle le vit, son chaton. Là où les autres âmes se jetaient de façon automatique dans le fleuve, lui semblait hésiter, avançant et reculant tour à tour, comme appelé, mais souhaitant de toutes ses forces y résister.

Althéa se précipita sur le félin et le prit dans ses bras, tout en le serrant très fort contre elle pour l’empêcher de partir loin d’elle. Elle se prépara mentalement à la vague de souvenirs qui allaient déferler en elle, mais cela n’arriva pas. À la place, il s’établit une sorte de connexion entre elle et l’esprit. Il essayait de communiquer avec elle. Des mots, transmit sous forme d’images, de sons et d’autres choses indéfinissables coulaient en elle de façon floue, mais, aussi incroyable que cela puisse paraître, elle en comprenait parfaitement le sens général : le chaton la remerciait pour l’avoir sauvé et lui exprimait toute sa reconnaissance. À présent, ils étaient amis. Cependant, la connexion mentale fut brusquement rompue car l’échange avait encore affaiblie la vitalité de cette âme qui se mourrait et n’était pas loin de son dernier souffle.

Dans ses bras, elle vit le petit corps se ternir et devenir encore plus froid. Toujours serré contre lui, Althéa se concentra à l’extrême afin de puiser dans ses propres forces et lui transmettre un peu de chaleur et de vitalité par la pensée. La lueur dorée se mit à briller autour de son corps, imprégnant le chaton. Très vite Althéa dut se résigner à arrêter car ses forces diminuaient à vue d’œil néanmoins, le chaton semblait avoir repris suffisamment de force pour pouvoir entamer le voyage de retour.

Mais les esprits, attirés par la vitalité d’Althéa, avaient commencés à se regrouper autour d’eux, formant un cercle autour du duo. La plupart se contentaient de rester à la limite de ce cercle, mais certains plus téméraires tendaient lentement leurs membres décharnés vers la jeune fille, comme des insectes attirés par une lueur. Althéa se releva, le chaton dans les bras, pour les empêcher de la toucher, elle ne voulait pas voir leurs morts. Mais elle ne pouvait pas reculer car elle était encerclée. Pour le moment, ils se contentaient de tendre leurs doigts spectraux vers elle sans oser la toucher, mais elle ne voyait aucun moyen de s’échapper. L’un deux, une petite fille malingre, plus téméraires que les autres lui agrippa l’épaule. Althéa se dégagea aussitôt d’un coup sec, mais il était trop tard, les images affluèrent dans son esprit.

La petite fille est alitée sur une couche de paille crasseuse, infestée de parasites. Sa mère, inconsolable, se tient à ses côtés. Elle plonge un linge dans un baquet d’eau, posé au sol non loin de là. Après l’avoir essoré, elle le pose sur le front brulant de la fillette. Elle est à moitié inconsciente, rongée par la maladie qui l’assaille depuis des jours. Son corps est totalement déshydraté par la fièvre, les vomissements et la diarrhée. Un énième épisode l’assaille soudain, mais elle n’a même plus la force de se redresser pour vomir. Sa mère se précipite pour la relever et l’aider, mais elle est à bout. Le liquide coule le long de ses commissures, elle s’étouffe. Son corps finit par lâcher prise et se détend. Elle est partie.

Althéa chancela et mit genoux à terre sous le coup de l’épuisement. Déjà fortement éprouvée, le contact avec l’esprit venait de lui prendre encore un peu de son énergie. Et le cercle des âmes se refermait inexorablement sur elle. Une vieille femme s’approcha et lui agrippa une mèche de cheveux. C’est à peine si elle eut la force de les lui reprendre qu'aussitôt les images l’envahirent.

Une grand-mère bienveillante est allongée sur son lit de mort. Autour d’elle toute sa grande famille s’est réunie pour entendre ses dernières paroles et lui dire adieu. La tristesse est sur chaque figure, mais la bienveillance et l’amour filial réchauffent le cœur. La vieille dame ferme sereinement les yeux et part paisiblement dans son sommeil, heureuse à tout jamais.

Althéa s’effondra au sol, épuisée et incapable désormais de se défendre. Les esprits fondirent sur elle, provoquant une saturation d’images que son cerveau ne parvenait pas à interpréter intelligiblement. Elle éclata en sanglot, impuissante. C’est alors que la voix qui lui avait déjà été d’un grand secours se manifesta de nouveau :

— Courage ! Tu es forte, puise dans tes réserves et montres leurs qui tu es vraiment.

Ragaillardi par ces paroles encourageantes, Althéa senti monter en elle une force insoupçonnée. Sa frustration face à la situation prenait le dessus et elle se laissa envahir par une juste colère. Un flot bouillonnant couvait en elle et menaçait de déborder. Elle était incapable de contenir ce flux d’énergie qu’elle venait de déclencher, il fallait que ça sorte.

— Arrêtez ! rugit-elle de toutes les fibres de son corps.

Le cri de rage qu’elle poussa provoqua une onde de choc d’énergie pure qui balaya au loin tous les défunts présents. Dans le même temps, elle se mit à briller et la lueur dorée fut plus intense que jamais. Sans maitriser quoi que ce soit au phénomène, elle commença à s’élever de quelques centimètres dans les airs, puis elle fila à la vitesse de la lumière. Ou plutôt, ce fut comme si le paysage autour d’elle défilait à une vitesse folle, tandis qu’elle resterait immobile.

En un instant elle fut de retour dans sa chambre. Elle ne savait comment, mais elle s’était téléportée. Elle flotta au-dessus de son lit et toucha le corps du chaton. Il était tiède, comme si la présence de son âme tout à côté le réchauffait. Elle posa l’esprit du petit chat sur son corps et les deux fusionnèrent. Dans son sommeil il ronronna de plaisir et redevint chaleureux. Elle fit de même avec son propre corps qui était devenu aussi gelé que la mort elle-même. Adressant une prière silencieuse aux cieux pour que ça marche, elle réussit elle aussi à réintégrer son enveloppe charnelle.

Épuisée, aussi bien physiquement que mentalement par toutes ces péripéties, elle sombra dans un sommeil profond et sans rêve.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire G.V. LEJAMTEL ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0