Commandant en chef
L'homme avait la peau sombre qu'une faible lueur obscurcissait par l'absence du soleil aux fenêtres. La pièce, d'architecture sobre, était meublée par une grande table avec ses chaises et une bibliothèque faisant face à la porte. Le mur immédiatement à droite de l'entrée définissait la largeur de la pièce. En se tournant vers le côté opposé, on était facilement intimidé par la façon dont était aménagée la salle. Les chaises placées autour de la table donnaient un air austère à cet environnement simple. Au mur, deux lampes à pétrole encadraient le siège du fond et soulignaient l'importance de celui-ci en même temps que la perspective de la salle.
L'homme était assis à la droite du siège. Immobile comme une statue, bras croisés, yeux fermés et sourcils froncés, cela lui donnait déjà l'air menaçant, mais l'épaisseur de son corps et la force de ses membres ne le rendait que plus effrayant. Très grand en taille, personne n'aurait essayé de se confronter à lui à moins de n'être parfaitement sûr de soi. Agacé par l'attente, le titan se leva et se dirigea vers la petite bibliothèque qu'il n'avait ni l'habitude, ni le plaisir de consulter.
Les livres étaient éparpillés sur les étagères où ils n'occupaient pas beaucoup de place et dans les espaces vides se trouvaient plusieurs objets comme des compas, des boussoles et des crayons. Le regard du rustre se posa sur un ouvrage récent, publié il y a moins de quatorze ans dans cette période de l'Histoire. Le livre faisait deux cents pages environ et avait pour titre : Le Chemin de plumes. L'ouvrage n'était pas exceptionnel bien qu'étant le principal roman à succès de ces dernières années.
L'homme l'avait pris par curiosité car il en avait beaucoup entendu parler mais ne l'avait jamais lu. Le titan retourna à sa place qu'indiquait son grand pardessus noir posé sur la chaise. Il déposa le livre en le maintenant fermement à plat devant lui. Un signe de fatigue et d'ennui pour cet homme qui n'avait pas quitté cette pièce depuis l'aube, ce matin. Quelques minutes passèrent ainsi sans grand mouvement. Le calme se troubla à peine lorsque le garde du corps en faction ouvrit la porte pour laisser entrer un officier.
Ce dernier présenta des documents au rustre : « Voici les rapports, Général. » sans recevoir aucune réponse de l'autre. C'était un jeune capitaine affecté aux tâches administratives, appartenant à cette catégorie de personnel vouée à parcourir des kilomètres de couloir. Un homme de bureau sans envergure qui avait rejoint l'Armée pour trouver du travail et jouir des privilèges liés à cette position. Un gratte-papier inutile en dehors de son domaine de compétence. Il disparut bien rapidement de la salle dont ce n'était pas la place.
On pouvait lire, à l'en-tête de ces feuilles, plusieurs « Rapport de l'Aviation », « Rapport de l'Armée », « Rapport de la Marine », « Rapport des armées de l'Est »... En continuant dans la lecture, on s'apercevait que peu de choses y étaient écrites mais avec de grands caractères et une typographie claire. Passée l'introduction, pour laquelle on arrivait aisément à la moitié de la page, on avait finalement l'objet du rapport, qui se limitait à indiquer le nombre de « Pertes subies » dans les catégories « Blessés », « Morts », « Portés disparus », « Artillerie », « Chevaux », « Avions », « Navires »...
En moyenne, les nombres variaient entre plusieurs dizaines et quelques milliers. Cette fois-ci, la plus petite perte s'élevait à quatre chevaux, tandis qu'il y avait trois mille trois cent dix-huit blessés. Les pertes étaient acceptables pour le Général mais rien dans ces communiqués n'indiquait la victoire ; plutôt le contraire. Alors, d'un seul coup de la main, il repoussa les rapports qui glissèrent doucement sur la table tels les feuilles à l'automne. Encore une fois, il se retrouva à ne rien faire.
Mais la paresse ne dura pas car deux autres militaires entrèrent dans la pièce. Ils avaient le pas lourd et le visage grave. L'un d'eux portait des lunettes. Ce fut celui qui prit la parole et il le fit en s'exprimant lentement : « Général... je crains que la situation n'ait pris une tournure des plus désastreuses... Une bombe a fait sauter le train... qui transportait le Généralissime.
— Qu'est-ce que vous dites ? hurla l'homme à la peau sombre.
— Nous venons vous annoncer... que vous êtes désormais le commandant en chef de l'État-Major... Nos sincères félicitations Général... Puissiez-vous nous guider en ces temps noirs de notre époque. »
Le choc de cette révélation avait désemparé le nouveau commandant en chef. Il ne savait que dire, que faire. Mais la gravité de la situation lui interdisait de rester passif face à de tels événements. Il se leva alors, serra le poing et donna ses premiers ordres : « Trouvez les coupables et assurez-vous que l'Incendiaire soit bien retourné sur l'Archipel ! » Les subordonnés ne dirent rien de plus que ne leur commandait la hiérarchie : « À vos ordres, Général ! », dirent-ils.
Dans le silence des lieux, encore une fois, le titan se retrouva seul. Mais il était devenu un homme différent. Un sentiment grisant s'appropriait désormais de son âme. Lui, Général en Chef de l'État-Major, second du Généralissime, allait devoir prendre la tête de l'État.
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