la mort de Jonas

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Deux longues heures s'étaient écoulées alors que j’étais toujours scotché sur chaise regardant mon Compère Jonas qui agonisait. Devant une telle souffrance, je ne ressentais plus les morsures de ces bestioles qui colonisaient l’espace ou étaient posées mes fesses. De sa bouche remplie de baves s'échappait un ensemble de sons étranges. Une sorte de grognement angoissé. Ale nou lèd je me répétais au fond de moi. Cecilia, la concubine de Jonas, un petit bout de femme, s’était jouke la taille avec un morceau de toile pour se donner du courage, entonnait quelques airs évangéliques entres des versets mal formulés.

Avec l’aide de Cecilia qui n’avait jamais supporté l’activité de son homme mais qui avait bien gardé le silence durant de longues années par peur de représailles, je frictionnais comme je pouvais ce qui restait de Jonas. Mais il y avait aucun espoir. Il poussait encore un grognement. Sans doute conscience de son impuissance. Après avoir été maltraité de la sorte par un mort-zombi c’est un ticket gratuit pour l’au-delà. Apres la séance de friction, Cecilia poussa un long soupir et amena une main à la mâchoire, déposant sur son Jonas un regard désespéré.

- Konsa w vle kite nou la Jo ?

Les fils de Jonas avaient comme par hasard déserté la maison. Peut-être incapables de supporter toute cette souffrance. Je baissais la tête inapte à prononcer le moindre mot. Que pouvais-je bien dire à Cecilia ? Je n’avais jamais connu la mort de ce côté. Je ne l’avais jamais vécu aussi intensément encore moins la sentir si près. Mon ivrogne de père et ma mère étaient morts mais à l’époque je vivais déjà au Cap-Haitien. J’étais seulement parti pour les mettre en terre. Moi, je côtoyais les morts après leurs morts.

Compère Jonas poussait un hoquet. Sa femme se leva pour chasser une grosse mouche posée sur la bouche de Jonas. Lorsque le vieux morceau de toile effleura ses yeux grands ouverts, le visage stoïque, Jonas n’avait pas réagi. Sous nos yeux, Jonas avait trépassé. Il était à peine six heures.

Sa femme se leva brusquement peut bien vérifier. Elle se cambra comme si elle était d’un seul coup la proie d’une douleur horrible au bas ventre. Elle laissa échapper un cri et les larmes affluèrent à ses paupières. Tout le quartier était alerté. Les plus proches voisins, surtout ceux qui étaient amis avec Cecilia s’amenèrent, beaucoup plus par curiosité que par compassion.

Jonas était mort comme il avait vécu, luttant de toutes ses forces pour s’attacher à une vie ingrate dans un silence forcé et résigné. Il était mort avec les yeux grands ouverts et inquiets face à l’incertain. Après sa toilette, je lui avais attaché son menton avec un morceau de tissu blanc et mis du coton dans nos narines et ses oreilles. Malgré tous les bruits et les cris dans la maison, face au cadavre de Jonas gisant sur ce lit, j’étais perdu dans mes réflexions.

En Haïti, il subsistait une certaine forme d’injustice où les gens étaient inégaux dans la vie et dans la mort –détrompez-vous mon compère n’aura pas le même enterrement que le pasteur pour qui il a fait ce dernier job- mais après la mort, si par malheur quelqu’un s’était pris dans un zatrap quelconque de sorcellerie, riche ou pauvre, on sera face aux même juges. Des personnes comme moi, dans la vie courante, qui n’attiraient pas l’attention.

A mon âge, je ne savais ni lire ni écrire. Pas faute d’avoir eu envie. Mais mon père avait d’autres projets pour moi dans ses jardins de maïs, patates, pistaches et de petits pois. Quant à ma mère, elle était trop soumise à mon père pour oser exiger quoique ce soit. Pas même une éducation pour son fils ainé. Je n’avais aucune instruction. Les quelques rares fois où j’avais besoin d’un papier, j’apposais ma signature sous la forme d’une croix. Pourtant en tant que leveurs de mort, le nombre de médecins, d’avocats ou de professeurs, tous ces gens de bien que moi et Jonas avaient soumis à notre volonté et que nous avions conduits comme des bœufs au palan dépassait plus de mille. Mais je n’avais jamais entendu une histoire qu’on zombifiait un leveur de morts.

J’étais si absorbé dans mes pensées que je ne me rendais pas compte qu’en un rien de temps on avait vidé la maison de Jonas. Il fallait faire vite pour organiser la veillée et l’enterrement. Malgré tout ce qu’on gagnait, on ne pouvait pas s’offrir le luxe d’une pompe funèbre. Entre mépris et curiosité, des voisines s’étaient proposé pour nettoyer la maison qui était éclairée avec des lampes tét gridap dont les flammes dandinaient. Les pièces de la maison étaient illuminées comme en plein jour mais l’atmosphère était lourde. J’avais puisé dans mes économies pour donner à Cecilia de quoi acheter le kleren et couler le café.

J’avais mes contacts dans certains milieux. La profession l’exigeait. Je m’étais dépêché pour aller me procurer un vieux cercueil chez Manno. Un vieux capois avec un air à faire pâlir un démon avait monté une pompe funèbre à la rue zéro. On était au début du mois de décembre de 1991, au lendemain du coup d’état qui avait forcé le président Jean-Bertrand Aristide, fraichement élu, à partir en exil. Le colonel Raoul Cédras dirigeait le pays d’une main de fer. Avec le nombre de cadavre que faisaient les attachés sanguinaires du régime en place, il roulait sur de l’or surtout avec la vente de cercueils. Il en avait pour tous les prix. Les plus chers avec des poignées dorées étaient rangés dans une grande salle alors que ceux qui étaient grossièrement taillés étaient entassés dans un corridor. Comme il nous connaissait, apprenant la mort de Jonas, il m’en a vendu un en bois massif légèrement verni à moitié prix, soit trois cent gourdes.

De retour à la maison de Jacob la veillée battait son plein. Des tafyaté notoires déchiraient le silence avec des blagues tout en jouant au domino au milieu du lakou. Dans un coin, des femmes étaient occupées à couler un café aussi fort que possible. Une forte chaleur se dégageait de la gwèp. L’odeur du café mélangée avec celle du thé de gingembre était enivrante. Durant toute la nuit, dans un coin j’observais vainement les quelques malfaiteurs qui buvaient au goulot des litres de kleren pour deviner qui allait lever Jonas. Pourtant, je sentais l’esprit de Jonas qui rodait parmi nous.

Le lendemain, Jonas était allongé raide comme le tronc d’un mapou dans un vieux costume au fond de son cercueil exposé dans la pièce principale de la maison durant toute la matinée. A deux heures de l’après-midi, on le ferma après une dernière vérification. Il n’y avait ni prêtre ni pasteur pour une dernière bénédiction.

Une quinzaine de personnes formait le cortège pour accompagner Jonas dans cette dernière promenade. Durant le parcours qui menait au cimetière de la rue 2, à côté de l’Eglise Sacré-Cœur, les quatre porteurs, soûls comme des cochons, titubaient ramenant le cercueil chacun de son côté dans une curieuse danse qui sembla faire le bonheur des passants. Le tombeau qu’on avait déniché se trouvait au fond du cimetière. Au moment où on mettait Jonas dans son trou, une fine pluie nous arrosait.

Malgré toutes les procédés, tous les gris-gris, toutes les incantations et toute la sorcellerie dont j’avais fait usage avec l’aide de quelques collègue pour empêcher qu’on zombifiait Jonas. Nadmarinad. Rien n’avait fonctionné.

Vers neuf, alors qu’on était en plein couvre-feu, les atroces cris de Compère Jonas, sous les coups d’igwaz brisait le silence qui régnait dans le quartier. Terrassé dans mon lit et trempé de sueur jusqu’au cul, j’entendais la voix de Jonas roué de chaplèt qui m’appelait :

- Mon Konpè oh ! M ap pase. Mon konpè oh, konsa w kite w yo pran m ?

Durant des nuits, les cris de Jonas et les coups d’igwaz résonnaient dans ma tête m’empêchant de trouver le sommeil. Décidément, on n’était pas si intouchables que ça.

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