Manuel
Stanislas bailla. Il ne se passait jamais rien ici, dans ce bureau de renseignements. La guerre avec la Fédération des Royaumes de l'Est durait depuis maintenant presque six mois, et les combats faisaient toujours rage. Les deux belligérants étaient en réalité de force à peu près égale, et il faudrait du temps avant que l'un des deux camps faiblisse et permette à l'autre de gagner la guerre. Les autres puissances du globe étaient toutes plus ou moins alliées avec l'une ou l'autre, et avaient convenu de ne pas participer au conflit. Enfin, toutes sauf une. Située à l'Ouest de l'Empire, cette nation avait depuis longtemps adopté une position hostile à son voisin impérial sans soutenir son rival, de sorte que sa position géopolitique était relativement mystérieuse. Tout était possible. Il fallait cependant admettre que cet Etat répugnait à s'engager dans une guerre à l'issue incertaine, ou tout au moins à le faire sans s'être renseignée au préalable. Et c'était pour cela qu'ils avaient envoyé un espion à la réputation particulière dans leur pays. Enfin, par particulière, on entendait désastreuse. Car ladite réputation de cet espion, qui se faisait appeler le Coq, était assez médiocre, sinon carrément humiliante. Depuis des années, il n'avait à ce qu'on racontait dans les milieux d'espionnage pas réussi une seule mission que son gouvernement lui avait confié. D'ailleurs, il n'avait pas fallu longtemps à l'Empire pour se rendre compte de la présence de l'espion dans ses frontières.
Soudain quelqu'un entra.
« Salut Manuel, lança Stanislas. Ce n'est pas encore le moment de prendre ma relève, dis.
- Je sais, mais j'ai réussi à récupérer un drôle de message. Je crois qu'il vient du Coq.
- Sérieux ? Un message du Coq ? Encore ? Mais il est incroyable lui. J'ai été affecté ici il y a seulement trois jours, mais tout les autres m'ont dit qu'ils en avaient intercepté une dizaine au moins depuis le début de sa mission. Tous codés de la même façon en plus. On avait le comptes-rendus précis de chacune de ses journées de reconnaissance. C'est fou une telle incompétence.
- Hahaha ! Comme tu dis. Moi je suis là depuis un mois, et j'attendais que ce soit mon tour d'en avoir un. Toutes ses indications sur notre armée étaient vraies cependant, pour autant que je le sache. J'ai parlé de tous ses messages à mon pote qui est secrétaire d'état-major et tout ce que je lui ai répété de ces messages, il me l'a confirmé. Donc pour ça au moins, il n'est pas trop mauvais.
- Oui, enfin ça ne sert à rien de recueillir des renseignements si on ne sait pas les restituer secrètement à son commandement hein.
- C'est sûr. J'ai commencé à lire son message, et franchement, ça me semble si... Enfin, il faut que tu voies ça. Tiens, regarde. »
Manuel offrit une feuille de papier où était imprimée le message de l'espion. Stanislas la prit et lut :
« En mission depuis maintenant quelques mois, je vous transmets mon message par voie des ondes telle une nuée. Notre préoccupation et l'objet de ma mission était, faut-il le rappeler, l'évaluation des forces armées de l'ennemi . Meurtri par une longue exode suite à mes investigations dans la caserne principale de la capitale ennemie, je peux finalement vous communiquer les résultats obtenus de mon fait.
Voeu capital que je formule au préalable et que, j'espère, vous écouterez : suivez mon avis sans hésitation et comme un seul être, pour éviter de jouer le sort de notre peuple sur un lancer de dé. Lacédémonien, Athénien, Thébain, Phocéen ; tous ces peuples puissants tombèrent du fait de leur désunion face aux Macédoniens, alors même qu'à l'idée de rester indépendants tous étaient inconditionnellement pour. Exploiter le compte-rendu de mon travail est donc crucial pour que notre nation unie triomphe à tous points de vues, ou à tout le moins militairement.
Ab amicis honesta petamus comme dit le proverbe, et je puis vous garantir que nul n'est plus capable et amical à notre cause que moi, quoi qu'en dise ce peuple étranger déplaisant, sûr de lui et, pour employer un terme exotique, abrupto. Le risque que ce message soit intercepté ne sera à mon grand regret pas nul, bien qu'en comparaison avec mes précédents envois il soit moindre. Accident possible donc, je l'avoue, mais je vous fais confiance pour enrayer tout éventuelle fâcheuse conséquence diplomatique.
Trauma inutile, ne paniquez pas ; je sais qu'en l'état mon message ne signifie rien et que son décryptage n'est pas possible. Qu'on garde précieusement à l'esprit que le début ne suffit pas et que la fin doit elle aussi être utilisée, c'est tout ce qui importe.
Escomptez mon retour pour bientôt, j'ai hâte de servir à nouveau pour vous. Ma famille, et particulièrement mon grand-père, serait fière de moi et de ma position. Inaction, voilà le mot que ne supportait pas mon grand-père : ce brave homme avait deux fils, un petit-fils et une brillante carrière militaire. Totale était sa loyauté, sans faille était son courage : il avait reçu en récompense de ses services un bijou inestimable aux propriétés magiques ; s'il était confié à une bonne et juste personne de sa lignée, il pourrait garantir la prospérité, la gloire et la fortune ; sinon...
Naîtra-t-il de cet homme un fils assez digne pour jouir de ce bijou, un fils qui se souviendra de toutes ses vertus pour les vivre sans en oublier une ? Nuit terrible dans la vie de mon honorable grand-père, qui finit cependant et après une longue attente par avoir un fils ; cet homme, bien que très bien fait de sa personne et davantage apprécié par son entourage grâce à sa flatteuse apparence, ne comprenait pas pourquoi son père ne faisait pas usage de son bijou pour obtenir une richesse aussi certaine qu'éternelle.
Voici qu'un second fils naquit, qui ne fut pas comme son aîné, tant par son physique peu avenant que par sa compréhension profonde de ce qui était important objectivement. Comment la facilité et le repos pouvaient-ils précéder le temps du travail et de l'épreuve, même en vertu d'un objet qui était leur ? Oubli fatal qui empêcha mon oncle d'obtenir le bijou, qui tomba entre les mains de mon noble père, ce qui fut un grand bonheur pour nous. Renforcé par l'autorisation et les encouragements de mon grand-père, mon père utilisa le bijou et je profitai de cette richesse avec reconnaissance, bien que j'eus pu vivre sans. Controverse à ne pas négliger, mon oncle accusa mon père de l'avoir spolié de son bien et fit campagne pour que le bijou lui revînt, à lui et à ses cupides amis au nom du droit d'aînesse, disaient-ils. Resteront-ils ennemis avec ma famille ou adopteront-ils un jour des sentiments amicaux, ou à défaut simplement neutres ? Ainsi nous pourrions enterrer nos querelles et nous retrouver sans jalouser personne. Ne vous y trompez pas cependant : quiconque osera se dresser en travers de ma route, de celle de mon père ou de celle de mon grand-père, fût-il mon oncle, mourra. »
Manuel et Stanislas relirent rapidement le document et finirent par ricaner.
« Il se croit malin, avec son code ? Je l'ai presque déchiffré, attends... Voilà ! Et ben c'était pas compliqué. Ça va faire plaisir à l'état-major ! Enfin, on a pas top le mérite, vu qu'il a encore utilisé la même technique de gamin de six ans. Sauf qu'il a ajouté un petit conseil. Hilarant.
- Tu peux le dire ! approuva Manuel. On a fait du bon boulot. Pffrrfr... Regarde ses formules littéraires, et les mots qu'il a choisis et placés. Il a pensé que personne ne comprendrait rien et qu'avec une bête histoire il dissimulerait son pathétique petit message caché.
- Pitoyable ouais... renchérit Stanislas. Allez, on transmet. Maintenant qu'on connaît la position de cet espion de pacotille et de sa nation, on sait à quoi s'en tenir. J'espère que son oncle finira par le déshériter pour de bon... Oh ! Attends ! Attends attends !
- Quoi ?
- J'en ai un aussi ! On en a intercepté un autre !
- Non ! C'est du Coq aussi ?
- Il va bientôt s'afficher... Oh j'y crois pas. Non, c'est un sketch. C'est pas possible là.
- Ben quoi ?
- Je te lis : « PS : après dix-huit, vingt-deux, trente-quatre, cinquante, point. Après vingt, vingt-neuf, quarante-six, virgule. Après vingt-six, point d'interrogation. Après quarante-et-un, point-virgule. »
Les deux compères se regardèrent, partirent d'un rire gras et sonore et envoyèrent le résultat de leurs travaux à leurs supérieurs.
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