02. Chacun ses priorités
Livia
— Maldives, alors ? C'est un très bon choix, je suis jalouse, souris-je en tournant mon écran d’ordinateur en direction des clients.
Je vois leurs petits yeux de futurs mariés s’émerveiller devant l’hôtel que je leur propose pour leur lune de miel, et je fais défiler les photos de la suite nuptiale et de la plage privée. Je sais que j’ai gagné à la seconde où ils se regardent, même si c’est au-dessus de leur budget, même s’ils voulaient une habitation individuelle plutôt qu’un attrape touristes.
— On va réfléchir un peu, et on vous donne notre réponse dans la semaine ?
— Entendu, mais il faut réserver jeudi au plus tard. La promotion se termine bientôt.
— Croyez-moi, on vous appellera avant ça, sourit la fiancée, hypnotisée par l’écran.
Son futur époux se lève et je fais de même en jetant un œil à mon téléphone. L’école appelle pour la deuxième fois en dix minutes, il faut absolument que je décroche, mais j’ai des clients qui attendent. Vu leur âge et l’horrible porte-clés de Madame, je vais tenter ma chance. Je raccompagne mes clients à la porte en leur rappelant la date limite, et approche du couple assis dans le coin détente.
— Bonjour, suivez-moi, je vais m’occuper de vous.
Sourire marketing, voix douce et accueil poli, je m’installe derrière mon bureau et tapote sur mon téléphone pour allumer l’écran.
— Oh, je… je suis confuse, est-ce que je peux vous laisser feuilleter le catalogue sur la tablette pendant que je passe un coup de fil ? C’est… l’école de mon fils, leur dis-je en montrant du doigt le cadre photo sur mon bureau.
Mathis est vraiment trop craquant sur cette photo. Comme d’habitude. Il sort du bain et est emmitouflé dans un peignoir trop grand pour lui. On ne voit que ses beaux yeux d’un bleu clair qui rappelle les miens, et sa petite bouille avec deux dents. Je fonds tous les jours d’amour pour mon fils, mais cette photo me rend fière comme un pape.
— Bien sûr, allez-y. On en a trois, on sait ce que c’est, m’excuse immédiatement madame.
— Merci, je fais au plus vite, je veux juste m’assurer qu’il n’y a rien de grave.
Je déverrouille la tablette et la pose devant eux avant de récupérer mon téléphone et de sortir de mon bureau. J’ai une chance sur deux de tomber sur Jacques, mon patron. Soit je me poste à l’entrée de la boutique et je risque d’être grillée s’il sort, soit je le croise dans le couloir qui m’amènera dans la salle de pause. Parce que je n’ai vraiment pas de chance et que dans tous les cas ou presque, je me fais capter.
Je choisis donc la seconde option et m’enferme dans la petite pièce en appelant l’école. Mathis est en petite section et la maîtresse est vraiment géniale avec les enfants, et très compréhensive avec la maman solo que je suis, quand elle le peut.
— Allô ?
— Bonjour, Livia Marchand. J’ai vu que vous aviez essayé de me joindre.
— Oui, ne quittez pas. Je vous passe Sophie.
Je patiente en me disant que si la directrice ne me dit pas ce qu’il se passe, c’est qu’il n’y a rien de grave. Mathis est un amour, plutôt calme en général, mais qui peut avoir des petits coups de folie. Il y a trois mois, alors qu’il était en récréation, il collait l’ATSEM comme de la glu, puis s’est subitement dit qu’essayer d’escalader le but de foot serait une bonne idée. Résultat, fracture du pied et un mois et demi de plâtre.
— Bonjour Madame Marchand, c’est Sophie. Merci de me rappeler. J’ai essayé de joindre vos parents, mais ils ne m’ont pas répondu non plus.
— Je suis désolée… Qu’est-ce qui se passe ? Mathis va bien ?
— Eh bien… Il est avec Gisèle, l’ATSEM. Il s’est endormi sur son activité collage, tout à l’heure. Il a de la température et dit avoir mal à la gorge. Il pleure depuis qu’on l’a réveillé pour l’installer sur son matelas au dortoir.
Génial… Je sentais qu’il couvait quelque chose. Il s’est réveillé plusieurs fois cette nuit, il était bougon ce matin, mais je ne pouvais le laisser à personne. Mes parents ont du boulot par-dessus la tête au Coffee Shop, mes deux frangins dans le coin bossent, ma belle-sœur aussi… Je n’avais pas d’autre choix que de le mettre à l’école, surtout qu’il n’avait pas de fièvre.
— D’accord… Je vais voir ce que je peux faire. Il faut que je passe des coups de fil pour trouver quelqu’un qui peut venir le chercher au plus vite. Il s’est rendormi ?
— Non, il réclame sa maman… Gisèle ne sait plus quoi faire pour le calmer.
J’imagine bien, oui… Dans ces cas-là, ce sont les bras de Maman, un biberon de lait tiède et je passe des heures à lui chanter des chansons jusqu’à ce qu’il s’endorme. Autant dire que si j’arrive à débaucher Isa pour le récupérer, elle va vivre un enfer jusqu’à ce que je rentre.
— Très bien, soupiré-je. J’arrive. Je fais au plus vite.
— Super. Je vais aller lui dire, ça le calmera peut-être. A tout à l’heure.
Je raccroche et cherche mon courage dans la pièce pour aller voir mon boss. Il va adorer ça… Je n’y peux rien, moi, si Mathis chope toutes les cochonneries possibles et si je ne peux pas compter sur un mari, ou au moins le père de mon fils. Je reste immobile quelques secondes avant de sortir et d’aller toquer à son bureau.
— Jacques, je suis désolée, mais je dois filer. Mon fils est malade et l’école veut que je le récupère, lui dis-je rapidement avant d’enchaîner. Le couple de futurs mariés doit rappeler dans la semaine, mais à moins qu’ils trouvent moitié prix ailleurs, ce dont je doute, ils vont valider les Maldives. Et j’ai un couple de quadras à mon bureau, Virginie va les prendre en charge, elle bouclait son dossier il y a quelques minutes et devrait vite être dispo.
— Virginie va les prendre ? Mais ce n’est pas à elle de le faire ! Elle a ses dossiers à boucler, oui ! Et ce n’est pas comme si tu n’avais pas déjà pris des jours la semaine dernière ! Tu te crois où ? On n’est pas une entreprise de charité. Je ne t’autorise pas à partir ! Dis à l’école qu’ils n’ont qu’à patienter que tu finisses ton service !
— Grand bien te fasse si tu laisses tes gosses malades à l'école, quoique j'imagine que c'est madame qui gère, mais moi je suis justement madame et je suis seule. Tu crois qu'ils ont l'effectif pour gérer ? Et ces clients ne sont pas les miens, ils viennent sans rendez-vous. Donc je ne vois pas le problème si c'est Virginie qui s'en charge.
— Le problème, c’est que j’ai l’impression que tu ne te t’investis pas à fond dans le travail et qu’il y a toujours quelque chose qui t’empêche d’être là à cent pour cent. Tu crois que je vais faire comment pour ne pas mettre la clé sous la porte si mes employés ne font pas ce qu’ils doivent faire ? Je suis à mon compte, moi, je ne paie pas des gens pour qu’ils s’occupent de leurs enfants. Je te préviens, si tu pars maintenant, ça ne sert à rien de revenir, je te licencierai pour abandon de poste. C’est clair ? me menace-t-il en pointant son doigt vers moi.
— Donc, je dois choisir entre mon boulot et mon gosse ? C'est très clair. Je récupère mes affaires. Je te souhaite de ne jamais te retrouver à devoir gérer seul tes enfants. Ou peut-être que ça te permettrait de mieux comprendre les choses. Bonne continuation, Jacques.
Je n'attends pas sa réponse et regagne mon bureau en m'excusant auprès des clients que j'envoie directement chez mon chef tout en rangeant mes affaires. Je sais que je me fous dans la merde, mais ce type est imbuvable et je vais retomber sur mes pieds, d'une manière ou d'une autre. En attendant, tout ce qui m'importe, c'est d'aller récupérer Mathis, et c'est après un rapide salut à mes collègues que je m'engouffre dans le métro pour me rendre dans mon quartier.
Il y a bien longtemps que je n'avais pas joué ma rebelle comme ça. Quitter un poste avec un salaire assuré tous les mois quand on a un enfant à charge et un emprunt pour son appartement, c'est un peu la mauvaise idée du siècle, quand même. Je fais cependant fi de tout ça alors que l'ATSEM arrive dans le couloir avec l'amour de ma vie. Mon petit kangourou a la mine d'un bébé qui va m'en faire baver dans les jours à venir, et je ne tarde pas à le prendre dans mes bras pour le câliner. Médecin, pas médecin ? L'éternelle interrogation se présente à moi tandis que je remercie Gisèle de s'être occupée de mon petit. Je récupère son sac de Gigantosaurus et tente en vain de le faire marcher, mais il s'accroche à mon cou et s'endort avant même que je n'arrive à la maison.
Arrivée devant le porche, j'hésite à monter directement, mais bifurque finalement vers le Coffre Shop. Mon père est dans sa petite cuisine vitrée qui donne sur la salle, en train de préparer ses pâtisseries tant appréciées par les habitués, tandis que ma mère nettoie les tables vides en jetant une oreille curieuse au groupe de personnes installées sur l'une des banquettes. Elle ne se rend pas compte qu'elle est aussi peu discrète qu'un mec en train de baver sur une nana, mais elle a au moins le mérite de ne pas intervenir dans la conversation.
Je dépose mon sac derrière le comptoir et constate que je suis repérée par mes géniteurs. Évidemment, la Mama se presse de me rejoindre et dépose un baiser sur le crâne de mon fils avant de faire de même sur ma joue.
— C'est calme aujourd'hui, constaté-je en regardant la salle. Les épreuves du bac, ça tue le commerce ici. Pauvres lycéens en train de plancher...
— Oui, c’est sûr. Mais tu fais quoi, ici, à cette heure de la journée ? Il est malade ? demande ma mère en désignant du doigt son petit-fils.
— Oui, pour changer. En plein mois de juin. Pas du tout hors sujet, mon fils. Dis-moi, vous cherchez toujours du monde pour bosser ?
— Oui, depuis que Sandra nous a quittés, il nous manque toujours quelqu’un. Tu as une personne à nous recommander ?
— Oui. Une jeune femme motivée, qui a déjà bossé ici quand elle était étudiante et qui adore ce lieu autant que ses propriétaires. Il lui arrive même de bosser gratos pour vous quand elle le peut. Il te faut son CV ou ça suffit pour l'embaucher ?
— Ne me dis pas que tu as perdu ton boulot ? Tu as fait quoi encore comme bêtise ? Tu crois qu’on va toujours être là pour t’aider quand tu es dans la difficulté ? s’emporte ma mère un peu sans raison. Quand est-ce que tu deviendras un peu plus mature et arrêteras de faire n’importe quoi comme ça !
— Tu plaisantes ? Je suis juste allée chercher mon fils malade à l’école. Mais vas-y, ronchonne, marmonné-je. Ça vous arrange bien que je donne des coups de mains au besoin, non ? Je connais la maison, pas de formation à me donner, et vous savez que vous pouvez me faire confiance. C’est une aide mutuelle, non ?
J’essaie de rester calme parce que je ne peux pas me permettre d’être au chômage, même si elle me gonfle avec son air moralisateur. Je sais qu’elle et mon père n’apprécient pas mon statut de mère célibataire, que j’ai été particulièrement imprudente, et surtout décevante, à leurs yeux de tomber enceinte sans être dans une relation stable. J’ai appris à vivre avec leur jugement fréquent, leurs remarques, leurs critiques. Tant qu’ils aiment Mathis et ne lui font pas payer cette déception, je m’en fiche.
— Ben, on ne va pas te laisser tomber non plus. Mais il faudrait quand même que tu arrives à stabiliser ta situation, tu sais. Il faudrait te trouver un mari, un boulot, c’est ça aussi la vraie vie.
— Je suis très bien toute seule, Maman. La vraie vie c’est être heureux et s’épanouir. Je n’ai besoin de personne d’autre que lui pour être tout ça, dis-je en posant mon regard sur mon fils. Je vais essayer d’avoir un rendez-vous chez le médecin pour Mathis, je te tiens au courant dès que je peux commencer, OK ?
— Oui, je vais prévenir ton Père. Mais heureusement que moi, je ne suis pas restée seule. Jamais, je n’aurais pu être heureuse comme je le suis sans lui. Prends en de la graine.
— Oui Maman, lui dis-je docilement. Je file. Merci de m’embaucher !
Je regagne l’extérieur rapidement, histoire de ne pas me prendre une nouvelle réflexion de sa part et avant de voir mon père débarquer pour en rajouter une couche. Je serais restée couchée ce matin, si j’avais su ce qui m’attendait. Sous la couette, à jouer avec mon fils et faire des câlins. Sourires et rires, ça aurait été bien mieux que de devoir courber l’échine et demander un coup de main à mes parents. Je ne peux pas leur enlever qu’ils ont toujours été là pour moi, mais leur façon d’être et de toujours me le reprocher, ce n’est pas vraiment comme ça que je conçois l’éducation de mon fils. J’espère ne jamais en arriver là, clairement.
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