16. Un peu de douceur dans le brouhaha quotidien
Livia
— Merci, bon après-midi à vous aussi, souris-je en refermant la caisse.
Je me tourne et baille en allant récupérer ma tasse près de l’évier. Evidemment, café froid, ce qui me tire une grimace. Je jette un œil à mon téléphone et bougonne en constatant que Sacha a déjà une demi-heure de retard. Ma mère jette des coups d’œil réguliers à la salle depuis la cuisine. J’ai lancé un bobard pas possible, inventant qu’il m’avait envoyé un message puisqu’il était sûr que je bossais, s’excusant parce qu’il aurait du retard. J’espère juste qu’il va se pointer à un moment donné, parce qu’il n’a pas répondu au message que je lui ai vraiment envoyé. Pourquoi est-ce que je le couvre ? Aucune idée, parce qu’il m’est sympathique, sans doute.
— Isa, je te resserre un café ? demandé-je en passant devant sa table pour aller en nettoyer une autre.
— Non, ça va aller, il va falloir que je file. Nana quitte le boulot dans une demi-heure, je vais aller la chercher et on va rentrer pour une sieste coquine.
J’acquiesce, le sourire aux lèvres, et récupère la monnaie qu’elle a déposée sur la table. Nana, c’est Nathalie, sa copine depuis plus de six ans. Elles sont trop mignonnes toutes les deux et c’est vraiment l’amour fou.
— Il en est où, votre projet d’adoption ?
— Eh bien, Nana a rempli le dossier et l’a envoyé en début de semaine. D’ailleurs, on a fixé une date pour le mariage, le douze octobre. Tu diras à tes parents qu’ils sont les bienvenus pour un mariage de broute-minous, glousse-t-elle. Et toi, prends des congés, t’es ma témoin, n’oublie pas !
Je souris et la prends dans mes bras, super contente pour elle. Isa est une femme géniale, elle mérite d’être heureuse et je sais que le fait que seule l’une d’elles deux puisse être adoptante la peine beaucoup. Elle n’est pas forcément fana du mariage, mais si elle veut pouvoir elle aussi avoir le statut de parent, il faut que toutes deux soient unies.
— Je serai une témoin très attentive et aux petits soins, promis. Je suis trop heureuse pour vous, ma poule. J’ai hâte de te voir en robe blanche !
— Oui, bon, rêve pas, pouffe-t-elle. On va faire un truc bien rock’n’roll. Un vrai truc de lesbiennes. Faut vraiment que tes parents viennent.
— C’est ça, ris-je. Tu rêves…
— Je me doute. Enfin bon, tu sais, honnêtement, ça ne m’empêchera pas de dormir ! Allez, je file avant de me faire tuer par Nana.
— Ça marche. Bon après-midi alors ! Amusez-vous bien.
Elle dépose un baiser sur ma joue et traverse le café, toute guillerette, manquant de se cogner dans mon collègue qui passe la porte au même moment. Il était grand temps qu’il se pointe, lui, et il va entendre parler du pays. Je rejoins le comptoir sans lui adresser un regard et attends qu’il se pointe à mes côtés, une fois son tablier enfilé.
— Ça te gêne pas de…
OK, bon, il a la tête du gars qui ne va pas bien. J’ai un cœur et je pense qu’il m’est déjà arrivé de débarquer au boulot dans cet état. Sacha détourne le regard et fait mine de fouiller dans le placard pour sortir un paquet de serviettes. Pas de bonjour non plus, pas d’excuses ; je vais passer outre, je m’en fous, mais je n’aime pas le voir comme ça. Il a les cheveux ébouriffés comme s’il venait de passer deux heures à se les tirer ou à glisser sa main dedans, comme s’il était préoccupé. Clairement, il a l’air plutôt mal. Je ne sais pas trop si je suis en droit de lui demander ce qui lui arrive, mais le fait qu’il soit là malgré tout me fait comprendre que j’ai bien fait de dire à ma mère de se calmer et de lui donner une seconde chance.
— Je t’ai couvert auprès de la patronne, pas d’inquiétude à ce sujet. Envoie-moi un message, la prochaine fois, OK ?
— Oh désolé, j’ai coupé mon téléphone et j’ai pas pensé à le rallumer… Je… Merci. J’ai vraiment fait au plus vite pour ne pas arriver trop en retard.
— Si ma mère te pose des questions, t’étais chez le médecin, il avait du retard et tu m’as envoyé un message. C’est ce que je lui ai dit. Est-ce que… ça va ?
Le regard un peu désespéré qu’il me jette me fend le cœur et je comprends qu’il n’est pas encore prêt à en parler.
— Ça va aller, je vais pouvoir bosser, finit-il par dire. Merci vraiment d’avoir prévenu tes parents.
— C’est normal. On est un peu dans le même bâteau, avec des patrons chiants. Et puis, je ne suis pas à l’abri d’être moi aussi à la bourre un de ces jours. Bref, si t’as besoin d’une pause à un moment, tu le dis, je me débrouillerai ici.
— Non, non, je suis là pour travailler et ça me fait du bien. Et si un jour tu as un souci, je sais ce que je devrais faire.
Je me sens un peu gauche. C’est plus facile de réconforter un enfant, finalement, parce que là, j’ai un peu l’impression que Sacha porte le poids du monde sur ses épaules, et je suis incapable de savoir comment lui filer un coup de pouce. Certes, il n’est jamais très souriant et avenant, au premier abord, mais je le sentais plus détendu, dernièrement.
Je n’ai pas le temps de lui répondre parce qu’un groupe de jeunes se pointe bruyamment et monte sur la mezzanine. Sacha me fuit littéralement en récupérant le bloc notes pour aller les voir tandis que je vide le lave-vaisselle. L’heure du déjeuner étant passée, nous nous retrouvons à servir pas mal de boissons à emporter que les gens viennent chercher avant de retourner faire les boutiques ou les courses. Et les étudiants se retrouvent pour bosser ou, plus certainement, papoter.
Avec Sacha, nous nous croisons. Il fait beaucoup d’efforts pour se montrer souriant, mais honnêtement, il a l’air au bout de sa vie, le pauvre. Et le côté un peu bourru, qui réagit au quart de tour, est remplacé par un dépit qui me fait vraiment mal au cœur.
— Tu peux prendre ta pause, si tu veux, lui dis-je alors que nous avons un moment de creux.
— D’accord. Je vais aller prendre un peu l’air dans la cour. Tu m’appelles s’il y a un arrivage massif de touristes.
— Compte sur moi. Tu veux pas plutôt te poser sur une table devant le shop ? Avec un café ? Jouer le touriste un petit moment ?
— Ah oui, tu as raison. Et comme ça, je verrai tout de suite si tu as besoin d’aide.
— Aussi. Doux ou corsé, le café ?
— Doux, je crois que j’ai besoin de ça, aujourd’hui.
— Ça marche, file, je t’apporte ça.
Il acquiesce et sort profiter du soleil pendant que je prépare sa boisson. J’hésite un peu sur la conduite à tenir, mais je me prépare également un café et ajoute deux cupcakes au chocolat sur le plateau que je dépose sur la table.
— Je peux me joindre à toi ? C’est bien calme…
— Euh oui, bien sûr, répond-il après une légère hésitation avant de me montrer le cupcake. Je peux ?
— Bien sûr, souris-je, ils sont faits pour être mangés. Et rien de mieux qu’un peu de chocolat quand on n’a pas le moral, non ?
— Tu trouves que je n’ai pas le moral ? C’est si visible que ça ?
— J’ai bien peur que ton visage soit bien plus expressif que toi. Rien de trop grave, j’espère…
— Je ne sais pas si j’ai vraiment envie d’en parler. La prison, ça laisse des traces que j’ai du mal à effacer.
Je ne réponds pas immédiatement et réfléchis à ses propos. J’ai toujours du mal à me faire à l’idée qu’il soit allé en prison. Il est jeune, il n’a pas l’air d’être un mauvais gars, et je me demande ce qu’il a bien pu faire pour finir là-bas.
— Très bien, comme tu veux, mais si tu as besoin, n’hésite pas. Mon côté bavarde a quand même envie de te dire qu’un regard extérieur, ça peut être utile parfois.
— Je ne suis pas sûr qu’un regard extérieur puisse vraiment m’aider là. Je… je m’étais fait des idées en prison et ce matin, tout a volé en éclat. Mais bon, je n’ai pas envie de t’embêter avec tout ça. Les histoires d’un ex taulard, franchement, c’est pas super intéressant.
— Crois-moi, pas besoin d’être un ex taulard pour que ça ne soit pas intéressant. Tu devrais discuter avec l’un de mes frangins, tu verrais qu’il est ennuyeux à mourir sans avoir fait de prison, ris-je. Et si je te le propose, c’est que ça ne m’ennuie pas. Mais je ne t’oblige à rien, enfin, je ne veux pas que tu te sentes obligé de me parler. Ça m’embête de te voir mal, c’est tout.
— Pas toujours faciles, les relations avec sa famille. Tu as juste des frères ? Pas de sœur ?
— Pas de sœur, non, mais j’ai la joie d’avoir trois frangins, dont un jumeau. Et les deux autres sont bien plus âgés que moi, si je puis dire. Un vrai problème de génération qui rend les relations compliquées. Tu as des frères et sœurs, toi ? lui demandé-je en jetant un œil à l’intérieur.
— Oui, une sœur… Elle a tout juste seize ans. C’est avec elle que j’étais ce matin, finit-il par dire après avoir consciencieusement terminé son cupcake. Ça ne s’est pas bien passé, conclut-il sobrement.
— Tu débarques pendant sa crise d’ado, j’imagine que ça ne facilite pas les choses… Elle t’en veut d’avoir fini en prison, j’imagine ?
— Je ne sais pas si elle m’en veut plus pour ça ou pour avoir débarqué à nouveau dans sa vie à l’improviste, murmure-t-il si bas que je suis obligée de tendre l’oreille pour saisir ses paroles dans le brouhaha diffus de la ville. Je crois qu’elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi… C’est dur à entendre car elle est la seule famille qui me reste.
— Peut-être qu’il lui faut juste un peu de temps ? Je… je ne sais pas ce que tu as fait et ça ne me regarde pas, mais j’imagine que ça a été dur pour elle aussi et qu’il faut du temps pour digérer tout ça. Surtout que… elle est où, du coup ? Je veux dire, elle est mineure, si…
Je bafouille, mal à l’aise. J’ai l’impression d’analyser sa vie et d’être hyper intrusive, et je m’attends à ce qu’il se braque à tout instant, d’ailleurs.
— Elle est en foyer ? continué-je prudemment.
— Non, elle n’est pas en foyer, répond-il en levant ses magnifiques yeux gris vers moi, visiblement surpris de s’être confié ainsi mais résolu à ne pas en dire plus car il s’arrête net et me scrute, intrigué.
— Donnez-vous du temps alors… La dernière fois que j’ai vraiment fait la gueule à mon frère, j’ai mis plusieurs mois avant d’accepter de lui reparler. Je sais que ce n’est sans doute pas comparable, mais… elle sait que tu es la seule famille qu’il lui reste, donc ça va bien finir par s’arranger, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas. Je croyais vraiment qu’elle m’attendait avec impatience et je me suis complètement planté, tu vois. Je ne sais plus du tout quoi faire, ni si quelque chose est encore possible… Je… Ne t’inquiète pas, ça va aller. Et il va falloir qu’on retourne bosser si on ne veut pas que les patrons nous engueulent, conclut-il en se levant. Merci pour le café et le chocolat. Un peu de douceur, ça ne fait jamais de mal.
— Y a pas de quoi, souris-je en faisant de même. Si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas. Et, entre nous, j’aime bien énerver les patrons, moi.
Il me lance un petit sourire en récupérant le plateau sur la table et retourne à l’intérieur alors que je me dis que mes petits soucis de maman solo ne sont que des poussières comparées aux problèmes du reste du monde. Je sais que mes relations sont compliquées avec ma famille, mais au moins, j’ai encore mes parents et je peux compter sur quelqu’un d’autre que simplement moi-même. Je ne connais pas tout de la situation de Sacha, mais je sais qu’elle lui pèse et qu’il a sans doute bien plus de raisons que moi de ronchonner. En tout cas, je suis contente qu’il se soit un peu confié et que nous ayons pu échanger. J’espère simplement qu’il va s’accrocher au boulot pour tenir le coup si ça reste compliqué avec sa petite sœur. Ce serait dommage que ça le décourage.
Annotations