20. Mot d’excuse pour le petit “Sassa”
Livia
— Mathis, arrête de courir dans le shop, bougonné-je en lançant un regard tueur à Ethan qui débarque pour le troisième jour consécutif avec mon fils.
Quand je disais qu’il ne sait pas lui dire non… Mon meilleur ami me sauve la vie en le gardant cette semaine pendant qu’Elise, son épouse, est en formation à la Rochelle. J’ai conscience de ma chance d’avoir un ami qui se plie en quatre pour me venir en aide, mais mon kangourou devient un petit prince en sa compagnie. Et si Mathis veut aller au café pour voir Mamie, Papy et Maman, Mathis vient au café juste après la sieste. Bon, j’adore voir mon fils, mais pas trop quand il gambade partout. Surtout que mes parents sont là et, forcément, voient d’un mauvais œil un enfant qui s’amuse, voyons.
— Ethan, café ? Tu veux un cookie avec, j’imagine ?
— Évidemment, et un cœur sur mon café aujourd’hui, merci !
Je lève les yeux au ciel et m’attèle à la préparation d’un chocolat chaud pour le monstre et de son café doux. Comme souvent, lorsqu’il n’y a pas grand monde, Sacha m’observe dessiner sur le café, et je me dis qu’il va vraiment falloir que je prenne le temps de lui montrer.
— Tiens, tu veux bien récupérer le pochoir dans le tiroir du bout et la poudre de cacao ? Ce chocolat a besoin d’art, lui aussi.
Je prépare un plateau avec un cookie et une part de gâteau nature aux pommes, et souris en voyant mon collègue appliqué à saupoudrer la tasse. Mathis adore qu’un kangourou se glisse dedans, comme s’il prenait un bain.
— Allez, petit monstre, c’est l’heure du goûter !
Heureusement, je n’ai pas à le courser entre les tables, il rejoint “Tonton” rapidement et s’installe sur le réhausseur, tout sourire. Et il l’est encore plus lorsque Sacha dépose sa boisson devant lui.
— Merci Sassa !
— Sacha, Trésor, Sacha, ris-je. Et tu peux le remercier, oui, c’est lui qui a trouvé le kangourou aujourd’hui.
— Trop bien !
— Et un petit cœur pour le plus adorable des esclaves du petit monstre.
Je dépose le café d’Ethan devant lui et un baiser sur sa joue tandis qu’il grimace, conscient qu’il est coupable, mais il adore venir manger ici à l’œil, de toute façon. Et me regarder travailler pendant que lui se la coule douce. Du moins, en apparence, parce que je suis certaine que son cerveau carbure à cent à l’heure sur son prochain roman. Un auteur de talent, mon meilleur ami, mais je me demande parfois s’il ne cache pas une folie quasi incontrôlable quand je lis ses thrillers.
— Dis-moi, Sacha, tu crois que tu aurais la possibilité de rester ce soir après la fermeture ? lui demandé-je une fois mon fils parti au parc. Le latte art semble vraiment t’intéresser et j’avoue que je ne dirais pas non à un coup de main, donc je pourrais te montrer après la fermeture ? On verra avec ma mère pour que tu termines plus tôt un autre soir, évidemment.
— Après la fermeture ? J’aimerais bien mais au centre, ils sont chiants. Si je ne suis pas rentré avant vingt heures, ils me laissent dehors et je peux perdre ma place. Je… je crois que je vais rentrer à l’heure habituelle.
— Ah… Donc, t’as le droit de bosser, mais pas trop, c’est ça ? grimacé-je. Pire que le couvre-feu de mes parents quand j’étais ado. Tu peux pas les prévenir ? Ou… je sais pas, c’est vraiment la galère, ton centre.
— M’en parle pas. Ils nous considèrent vraiment comme des gamins. Je peux essayer de les appeler, oui. Avec un peu de chance, ils comprendront et ça ira.
— Ils sont du genre à fermer les portes comme l’école de Mathis ? Genre.. faut éviter l’absentéisme, mais si ton gosse traîne le matin et que tu arrives deux minutes en retard, c’est trop tard ?
— C’est un peu ça. Ils considèrent que si tu traînes dehors le soir, c’est forcément pour faire des conneries. Tu sais, ils sont un peu dans l’optique du criminel un jour, criminel toujours… Tu es sûre que ça ne te dérange pas de rester après la fermeture ?
— Tu peux crécher à la maison si tu veux. Enfin, s’ils sont OK pour que tu fasses le mur, bien sûr. Mais qu’ils ne veulent pas t’ouvrir,c’est quand même dingue qu’ils soient dans cet état d’esprit. Si on ne donne jamais d’autre chance aux gens, comment peuvent-ils avoir envie de repartir du bon pied, sérieux ?
Je m’entends lui proposer de dormir à la maison sans vraiment avoir réfléchi à la question, et me demande ce que je fous, concrètement. Je connais Sacha du boulot et je l’invite à dormir chez moi ?
— Bref, continué-je, s’ils ne sont pas OK, on verra pour faire ça un autre jour. Après, faut pas que ça te dérange non plus…
— Non, ça ne me dérange pas, je vais les appeler tout de suite, on verra bien ce qu’ils disent.
— Ça marche, je gère les clients, file.
Sacha traverse la salle et s’enfonce dans le couloir qui mène dans la courette tandis qu’un couple s’installe à une table. Je prends leur commande et m’affaire derrière le comptoir pour préparer leurs boissons, et file vider le lave-vaisselle quand je vois mon collègue revenir, téléphone à la main, l’air contrarié.
— Y a un souci ?
— L’éduc du centre demande à te parler. Il ne me croit pas quand je lui dis que je dois faire des heures supplémentaires au boulot, répond-il en écartant le téléphone de sa bouche pour ne pas que son interlocuteur l’entende. Tu peux lui confirmer que je ne suis pas en train de lui mentir pour retourner dans la délinquance ?
— Oui, oui, bien sûr, bafouillé-je en récupérant le téléphone, indécise. Bonsoir. Vous savez que faire du café est légal, j’espère ?
— C’est quoi, cette histoire de café légal ? Vous vous moquez de moi, c’est ça ?
— Peut-être un peu, oui, j’avoue. Vous allez me punir ? pouffé-je, fière de ma connerie, alors que Sacha écarquille les yeux et secoue la tête.
— Ouais, ben j’ai pas que ça à faire. Vous direz à votre pote que s’il n’est pas rentré à l’heure, je verrai personnellement à ce qu’il soit viré. Ca lui apprendra à me passer sa meuf en me faisant croire qu’il va bosser. N’importe quoi.
— Attendez, ça va, je plaisante, on se calme. Je suis Livia, la fille des proprios du shop où il travaille. Excusez-moi, c’est juste que ce côté très cadré et réglementé me rappelle mon adolescence. Bref, il faut vraiment que Sacha bosse, ce soir. Vous savez, on a beaucoup de boulot et pas le temps de le former comme il se doit. C’est moi qui lui ai demandé de rester ce soir pour qu’on voie certaines techniques. Il n’y a rien de plus sérieux, honnêtement.
— Et qu’est-ce qui me prouve que vous n’êtes pas en train de me baratiner ? Vous pouvez lui faire une attestation avec le tampon du café ?
— Oui, oui, bien sûr. Je vous fais ça. Je le prends même en photo pendant qu’il bosse, si vous voulez. Toutes les dix minutes jusqu’à ce qu’il rentre au centre, ça vous va ?
— Ouais, ben s’il n’a pas son attestation, il dormira dehors et il s’expliquera avec directeur. Bon travail, ajoute le type, visiblement hilare.
— Il l’aura. Je vais essayer de ne pas le garder trop tard, mais le latte art est, comme son nom l’indique, un art, et ça nécessite de la pratique.
— S’il rentre après vingt-et-une heures, il pourra passer la nuit dehors, c’est tout. Et il perdra sa place demain matin s’il n’a pas un petit mot d’excuse. J’ai hâte de voir ce que vous allez inventer, se marre l’éducateur au bout du fil, je sens que le résultat va être intéressant.
Eh bien, on dirait mon père ou presque… Vingt-et-une heures… En tout cas, j’ai déjà une petite idée de ce que je vais leur concocter, moi.
— D’accord. Donc, s’il ne rentre que demain matin mais qu’il a son petit mot avec le tampon, il garde bien sa place, c’est ça ? Comptez sur moi pour justifier de son absence de cette nuit alors. Bonne soirée, charmant Monsieur.
— Ouais, on va dire que j’y crois. Amusez-vous bien tous les deux car je crois que demain, quelqu’un va devoir appeler le 115. J’ai trop hâte de voir ça !
Je raccroche et balance un “pauvre con” qui fait sourire Sacha, qui récupère son téléphone.
— Avec un justificatif, tu ne perds vraiment pas ta place ? C’est qui cet abruti, sérieux ?
— Lui, c’est un cauchemar. Jordan. Un trouduc qui ne pense qu’à nous emmerder. Et oui, si j’ai un petit papier de papa ou maman, je ne perdrai pas ma place. Mais je ne vais pas le provoquer quand même et m’imposer chez toi. Je vais juste rentrer à l’heure et c’est tout, soupire mon collègue, résigné.
— Il te faut combien de temps pour rentrer ? Si on bosse une demi-heure, on ne sera pas beaucoup plus avancés… Sérieusement, vingt-et-une heures, c’est n’importe quoi… Je vais leur faire un dossier de formation avec des photos s’il faut, ça le fera rire, le con. Bref, si tu veux rentrer, je comprends, mais l’invitation tient toujours.
— Si ça n’est pas un problème pour toi, je veux bien alors, indique-t-il après un petit temps d’hésitation. J’ai vraiment envie d’apprendre, c’est un peu magique de faire des formes avec du lait, je trouve.
— Bien. Je te laisse t’occuper des clients, je te fais ton petit mot d’absence, grimacé-je. T’as un carnet de correspondance aussi, non ? Franchement… je comprends qu’il faille des règles, mais vingt-et-une heures, ça donne envie de faire le mur tous les soirs, ça.
— M’en parle pas. Si l’alternative, c’était pas la rue, ça fait longtemps que je me serais barré.
— Mes parents ne t’auraient jamais pris si tu n’étais pas là-bas, tu sais ? C’est contraignant, mais j’imagine qu’ils te filent un coup de main, quand même…
— Ouais, surtout Jordan comme tu as pu l’entendre !
— J’ai cru comprendre. Allez, au boulot, souris-je en récupérant le tampon du shop. Je me dépêche et on commence à nettoyer avant la fermeture. Plus vite on a bouclé, plus vite on a fini. Je ressemble pas trop à ton éduc, ça va ?
— Le jour et la nuit. Lui est con et pas beau, toi tu es maligne et… superbe, finit-il par me sortir en rougissant légèrement.
Ben voyons, vas-y, drague-moi avant de venir dormir à la maison. Bon plan, ça… C’était peut-être pas l’idée du siècle, en fait. Il est mignon, gentil… Il est bosseur et mon fils est déjà fan. “Sassa” par-ci, “Sassa” par-là… J’ai même dû me mettre aux checks depuis qu’il en a fait un avec lui. Un collègue et rien de plus. Juste un petit jeune. Oui, il faut que je me souvienne qu’il a vingt-trois ans, pas de métier, pas de logement… qu’il n’a rien de sérieux. Putain, je me mets à penser comme mes parents, ça me fait flipper.
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