50. Le gosse et le gamin
Livia
Je jette un œil à mon téléphone qui vient de vibrer sous le comptoir de la caisse et le récupère rapidement en voyant le nom de “Marina” s’afficher.
“Livia, je suis désolée, Mathis n’arrête pas de pleurer, il à 38,4 de température et n’arrête pas de te réclamer”
Je lève les yeux sur l’horloge et grimace en constatant qu’il est treize heures à peine passées et qu’il me reste une heure à tirer.
— Ta sœur vient de m’envoyer un message, Mathis est malade… Est-ce que ça te dérange si je file maintenant ?
— Oh, c’est vrai ? Écoute, ne t’inquiète pas, ça va aller, je gère, me répond-il en souriant avant d'ajouter avec enthousiasme. A ce soir !
Je dépose un baiser sur sa joue et récupère mon sac pour rentrer rapidement à l’appartement. Si Sacha semble impatient d’être à ce soir, vu son état durant toute la matinée, le petit monstre que je retrouve sur le canapé en train de chouiner ne semble pas moins impatient. Il tend les bras en chouinant et je constate que la pauvre Marina a l’air totalement paumée. Mon après-midi chouchoutage vient de partir en cacahuète.
Je m’assieds sur le canapé et récupère le petit kangourou dans mes bras pour le bercer le temps qu’il se calme.
— Merci de m’avoir prévenue, Marina. Ça va, pas trop traumatisée ?
— Non, pas traumatisée mais je suis désolée, je n’ai rien pu faire. Tout ce qu’il veut, c’est toi. C’est comme si je n’étais même pas présente.
— La joie des petits malades. Y a vraiment que lui pour me faire de la température en plein mois de juillet. Est-ce que tu as mal quelque part, mon petit Cœur ?
Mathis est un malade horrible, honnêtement. Je l’aime d’un amour pas possible, mais dès qu’il est un peu gêné, il devient une vraie diva capricieuse. J’ai honte de penser ça alors qu’effectivement, il a de la température et semble fatigué. Pas de douleurs d’après lui, mais il s’accroche à moi comme si c’était la seule façon de ne plus souffrir.
— Tu vas pouvoir rentrer chez toi, je gère, Marina. Profite, tu peux aller boire un chocolat chaud au coffee shop, par exemple…
— Tu es sûre que tu n’as pas besoin d’aide ? Tu veux que je revienne ce soir comme prévu ?
Ah, oui, ce soir… La petite soirée avec Sacha. J’ai bien peur que le tête-à-tête soit un peu compromis. Les joies de la maternité.
— Je te tiens au courant au plus vite, OK ? Je vais aller coucher Mathis et si ça va mieux après la sieste, on maintient. A moins que tu ne préfères pas t’occuper de lui ce soir ? Je peux comprendre, il est vraiment bougon quand il n’est pas bien.
— Il ira peut-être mieux. Dis-moi, j’ai prévu ma soirée de toute façon. A tout à l’heure et bon courage. A plus tard, Mathis, sois sage avec ta maman.
Elle dépose un baiser sur le front du petit monstre et sort de l’appartement, tandis que je suis en plein questionnement… C’est terrible, ce sentiment de devoir choisir entre être mère et être femme. Une partie de moi aurait aimé que Marina préfère ne pas s’occuper de Mathis, parce que je ne me vois pas aller dîner tranquillement avec mon amoureux tandis que mon fils me réclame…
Je soupire en m’allongeant sur mon lit, Mathis toujours dans les bras qui finit par s’endormir, non sans mal. Je dois piquer du nez aussi, parce que je sursaute en entendant frapper à la porte. Je grimace en m’extirpant tout doucement du lit et borde mon petit bébé avant d’aller ouvrir la porte à Sacha.
— Déjà ? souris-je. Je crois que j’ai fait la sieste… Ça a été, la fin de service ? Mes parents n’ont rien dit ?
— Non, ils n’ont même pas remarqué que tu étais partie. J’ai fait le boulot et il n’y a pas trop d’affluence. Mathis va mieux ?
— Il dort, là… Il a de la température, j’espère que ça va vite baisser, sinon je pense qu’on va devoir reporter notre soirée…
— Mais non, ça va aller, les enfants à cet âge-là, ça se remet vite ! Et puis, même s’il a encore un peu de fièvre, Marina peut gérer. J’ai réservé un bon restaurant, tu verras, ça te changera les idées.
— Je ne pense pas pouvoir me changer les idées s’il est mal en point, tu sais ? En plus, il est infernal quand il est malade, Marina va surtout galérer…
— C’est pour ça que tu la paies, non ? Et il faut fêter mon nouvel appartement, on ne va pas repousser juste pour un peu de température ? C’est un guerrier, ton fils, ça va aller, je suis sûr.
Je soupire et vais me préparer un café à la cuisine sans lui répondre. Il faut que je reste diplomate, mais qu’il comprenne que Mathis est ma priorité. Le tout, sans qu’il ne se sente exclu du circuit… La voilà, l’incompatibilité entre le rôle de mère et l’envie de refaire sa vie.
— Je la paie pour le garder et s’occuper de lui quand je travaille. Malade, un petit garçon préfère être avec ses parents plutôt qu’avec une nounou.
— Regarde, dit-il sans vraiment prêter attention à mes paroles, j’ai acheté une nouvelle chemise. Sexy, non ? Je suis sûr que tu vas adorer me l’enlever ce soir, en rentrant du restau. Je vais te faire baver et pas que pour la nourriture !
— Sacha, je pense qu’il vaut mieux qu’on reporte à un autre soir. Je ne me vois pas sortir alors que Mathis est malade, lui dis-je doucement en l’enlaçant.
— Oh, mais ça va aller, tu sais. Il faut juste te changer un peu les idées et te remettre dans le bon mood. Tu viens avec moi ? On peut profiter de la douche pendant qu’il fait la sieste. Je suis sûr que des câlins dans la salle de bain, ça va finir de te convaincre de vouloir passer du bon temps avec moi. Tu es stressée et je sais comment remédier à ça, continue-t-il en passant ses mains sur mes seins qu’il empaume à travers l’étoffe.
— Sacha, marmonné-je en le repoussant gentiment, je ne suis pas d’humeur coquine, là. Je suis désolée, mais c’est Livia Maman qui prend le dessus, là.
— Quoi ? Tu n’as pas envie ? s’étonne-t-il en me regardant, visiblement surpris de ma réaction. Et tu veux vraiment annuler pour ce soir ? Putain, moi qui ai investi dans une chemise et un bon restau, on va vraiment tout foutre en l’air pour un peu de fièvre chez ton gamin ? Mais je suis sûr qu’il n’est même pas vraiment malade, en plus ! Il veut juste avoir ton attention…
— Ça suffit avec ça, arrête de remettre en question mon fils, m’agacé-je. Je te parle de reporter, pas d’annuler, enfin ! On n’est pas à deux jours près.
— Si, on est à deux jours près ! C’était déjà galère de négocier avec eux, crois-moi ! Moi, c’est ce soir que je peux avoir ma soirée. Dans deux jours, ça m’étonnerait que le centre me redonne une autorisation d’absence.
Il fait une petite pause et je le vois grimacer tout à coup. Son cerveau a l’air de carburer à cent mille à l’heure.
— Tu sais, tu peux le dire si tu n’as pas envie de me voir plutôt que d’utiliser ton fils comme excuse. Moi, j’ai vraiment envie de passer la soirée et la nuit avec toi, mais ça n’a pas l’air d’être ce que toi, tu souhaites.
— Rien ne t’empêche de rester, soupiré-je. On fêtera ton appartement à la maison. Et on se fera un restau quand tu l’auras, au pire. C’est pas une question de ne pas vouloir te voir, arrête, on dirait un gosse qui pique sa crise, là.
— Un gosse ? Tu me dirais ça si j’avais dix ans de plus ? Je suis sûr que si c’était le cas, tu aurais déjà rappelé ma sœur pour qu’elle vienne s’occuper de Mathis. Là, ce n’est pas grave. Le “gosse” ne va rien dire. Le “gosse” va s’écraser et faire comme tu veux. Le “gosse” peut attendre, comme il le fait chaque soir pendant que tu couches ton fils. C’est vraiment lui, le seul homme de ta vie, celui après qui tout le reste passe. Tu sais ce qu’il en pense, le “gosse” ? Que si tu ne veux pas t’afficher avec lui au restau, il vaut mieux lui dire que lui cacher ! Sortir avec un jeune et un sortant de prison, c’est si honteux que ça ?
Oh, bon Dieu, j’y crois pas ! Il me fait vraiment une crise de jalousie par rapport à Mathis ? Bien sûr que mon fils est ma priorité ! Surtout si on parle d’un dîner.
— Excuse-moi de ne pas être disponible pour tes plans. Ça n’a absolument rien à voir avec notre relation, je m’en fous de l’avis des autres, je m’en fous que tu sois plus jeune. Par contre, je ne m’en fous absolument pas que tu me reproches de faire passer mon fils avant une soirée au restaurant. J’ai un fils et tu le savais quand tu as signé. Je ne peux pas le mettre de côté ou l’occulter pour satisfaire tes moindres désirs, il est là, et c’est sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois-cent-soixante-cinq jours par an. Donc oui, je vais rester ici avec mon gosse qui fait du cinéma, plutôt que d’aller au restaurant, et si ça ne te convient pas, tu m’en vois désolée mais ça ne changera rien.
— Eh bien, non, ça ne me convient pas ! Tu fais chier parce que j’avais tout organisé pour qu’on en profite tous les deux. Tu gâches tout, là. Puisque c’est comme ça, je me casse.
— Ah oui, carrément ? Donc tu ne restes même pas dîner ici ? Très bien, fais comme tu le sens. Tu… Bon sang, tu te rends compte de ton égoïsme ? J’arrive pas à croire que tu prennes la mouche parce que je te demande de décaler notre soirée pour pouvoir veiller sur mon fils.
— Mon égoïsme ? Parce que je veux passer du temps avec toi ? C’est la meilleure, celle-là ! crie-t-il avant de sortir en claquant la porte.
Je m’apprête à le suivre pour l’engueuler, mais évidemment, ce gros bêta a réveillé Mathis qui chouine en m’appelant. Foutu emmerdeur immature, j’hallucine !
Je file dans ma chambre pour m’occuper de lui et regrette qu’il soit trop grand pour tenir dans une écharpe de portage. C’est un vrai pot de colle quand il est patraque et je vais être bonne pour le porter peu importe ce que je fais tant qu’il sera réveillé. Pour le moment, je me contente de me rallonger auprès de lui après être allée lui préparer un petit jus d’orange avec du doliprane. J’aimerais bien pouvoir m’occuper à coup de grand ménage pour ne pas avoir l’occasion de repenser à cette conversation totalement irréaliste que je viens d’avoir avec Sacha. Moi qui le pensais mature et avec la tête sur les épaules depuis sa sortie de prison, je me rends compte qu’il peut avoir un comportement très auto-centré. Je n’ai pas refusé par flemme ou pour aller voir des amis, quand même. On parle d’un enfant avec de la fièvre. De mon bébé potentiellement malade. Il croyait quoi, que j’allais faire comme si de rien n’était, dîner et rire avec lui, fricoter et jouer l’amoureuse transie ? Non, je ne peux pas. Je veux bien recommencer à vivre en tant que femme, mais je ne peux pas oublier que je suis une mère. Lui, il est là depuis peu de temps, et qui sait pour combien de temps, d’ailleurs. Mathis, c’est la chair de ma chair, c’est juste inconcevable pour moi d’agir autrement, là, maintenant. Et si Sacha ne le comprend pas, c’est que je me suis peut-être trompée à son sujet. Peut-être que je devrais stopper les choses maintenant, s’il ne le fait pas de lui-même, parce que je ne me vois pas vivre quelque chose avec un homme qui me demande de le choisir lui plutôt que mon fils. Il n’a rien compris à la vie, je crois, et peut-être que finalement, son âge pose problème, oui.
Autant dire que je ne pars pas pour une nouvelle sieste, cette fois, j’ai l’esprit beaucoup trop occupé à ressasser, si bien que je mets un moment avant de me souvenir qu’il faut que je prévienne Marina que ce n’est pas la peine de venir ce soir. De toute façon, elle aurait bien eu du mal à gérer la situation, même avec la plus grande volonté du monde. Et je suis bien désolée pour Sacha, mais si une partie de moi est triste de ne pas faire cette petite soirée en tête à tête que j’attendais avec impatience, je sais que je suis à ma place, ici.
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