72. Convocation au tribunal parental
Livia
Quelle idée d’aller chez Sacha hier soir et d’y dormir alors qu’on n’avait absolument rien de prévu ? Je ne peux plus faire ça, moi, pas avec un petit gars sur les bras, c’est juste impossible. C’est tellement la course ce matin qu’à peine rentrés à la maison, on doit déjà repartir. Et forcément, Mathis n’est pas très coopératif. Il a raison, moi aussi j’aurais préféré rester avec Sacha, ce matin.
— Baskets blanches ou bleues, Chéri ? demandé-je au petit monstre en lui enfilant son pull.
— Les bleues. Non, je préfère les rouges !
Je lève les yeux au ciel. Évidemment, il était certain qu’il choisirait autre chose.
— Dans ce cas, on met le pull rouge.
— Ah non, je veux le bleu !
— Mais… OK, comme tu veux. Tu seras un clown aujourd’hui, alors.
— Je suis pas un clown, bougonne Mathis en croisant les bras sur sa poitrine.
— Si, un clown qui boude mais qui reste mignon.
Je dépose un bisou sur son nez et le chatouille. Ne pas s’énerver de bon matin, respirer un coup et dédramatiser. S’il veut ses baskets rouges, pourquoi pas ? Après tout, pourquoi écouter Cristina Cordula ? Deux couleurs maximum en plus du noir et du blanc, c’est peu, et la moitié de mes robes fleuries ont plus de deux couleurs.
— Je boude pas.
— Ben voyons. Et moi, je ne souris pas, lui dis-je en lui faisant un sourire tout moche.
Mathis lutte pour rester de marbre, et il me suffit de le chatouiller sous le bras pour qu’il parte dans un fou-rire.
— Allez, on va à l’école, mon petit champion d’amour.
— Je suis pas petit, Maman, je suis grand maintenant.
Je soupire et acquiesce en l’entraînant dans l’entrée pour lui mettre ses baskets rouges, attrape son sac à dos et nous nous retrouvons rapidement dans la rue pour nous rendre à l’école. Mathis fait coucou à ses grands-parents en passant devant le café et je grimace en voyant ma mère se précipiter vers la porte.
— Bonne journée, mon Chéri, lance-t-elle à mon fils avant de lui faire des bisous. Livia, tu passeras au café après l’avoir emmené à l’école ? Il faut qu’on discute.
Je lui dirais bien que j’ai rendez-vous chez le dentiste, ou le gynéco, ou n’importe quoi, mais j’acquiesce, pressée, et reprends mon chemin. L’école, c’est nul, ils ont décidé que le retard était inacceptable et si nous arrivons ne serait-ce qu’une minute ou deux après l’heure de fermeture du portail, c’est le scandale assuré. On dirait que les enseignants n’ont eux-mêmes pas d’enfants, qu’ils ne savent pas ce qu’est une panne de réveil ou une crise du matin. Ou qu’ils n’ont tout simplement jamais eu la flemme.
— Hep, Mathis Marchand, tu ne pars pas sans faire un bisou à ta mère, non mais dis-donc, ris-je en l’attrapant.
— Maman, arrête, s’esclaffe-t-il.
— Mon bisou, Petit Clown Kangourou.
— Je suis pas un clown, continue-t-il en me tirant la langue.
— Mon bisou, petit monstre.
Son sourire en coin ne me dit rien qui vaille et je me retrouve attaquée par un petit monstre qui grogne et me serre dans ses bras. Y a pire, franchement.
Je l’observe partir en courant, après un gros bisou, et rejoindre sa classe, son petit sac sur le dos, et souris niaisement. Il est vraiment trop chou… Maman gâteau… à fond.
Et le trajet retour est beaucoup moins agréable que l’aller. Franchement, j’ai presque l’impression d’aller chez le gynéco, vu ce qui m’attend. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de discuter avec mes parents. Après ma sortie d’hier, je doute qu’ils attaquent avec un drapeau blanc, un câlin familial et l’acceptation de ma relation. D’ici à ce que moi aussi je me retrouve rapidement sans job, il n’y a sans doute qu’un pas.
Ma mère est derrière le comptoir quand j’entre, et elle me repère dans la seconde. Je n’ai même pas le temps d’arriver jusqu’à elle qu’elle a encaissé la cliente et me fait signe d’aller en cuisine. Magnifique… Mon père est occupé à nettoyer son plan de travail et me salue à peine lorsque j’entre.
— Wow, vous avez passé une mauvaise nuit, tous les deux ? Quelqu’un est mort dans la famille ? Vous faites une de ces têtes, grimacé-je en m’asseyant sur le rebord de la table.
— Personne n’est mort, mais c’est tout comme. Tu sais qu’hier, c’était notre anniversaire de mariage, non ? Comment tu as pu te permettre de nous laisser comme ça avant la fin du repas ?
— Je suis désolée, peut-être que je n’aurais pas dû partir comme ça, avoué-je.
Je le pense. Effectivement, mon comportement n’était sans doute pas le meilleur et le plus mature.
— Mais faire mon procès en plein repas n’était pas plus adapté, continué-je. Je fais ce que je veux de ma vie et vous passez votre temps à tout me reprocher. Vous pouvez comprendre que je sature, à un moment donné ?
— Mais nous sommes tes parents ! C’est normal que l’on s’occupe de toi, tu ne crois pas ? Et tu te rends compte que tu as préféré ton petit ami à toute ta famille ? Et en plus, tu dévergondes ton “petit” frère qui est parti avec toi.
— J’ai préféré un environnement sans disputes, où on m’aime pour ce que je suis et où on m’accepte, plutôt que la maison familiale où vous passez votre temps à me juger et me dire ce que je dois faire ou pas, oui. Excuse-moi de chercher un peu de paix et de bonheur.
— Mais nous aussi, on t’aime ! C’est juste que l’on a l’impression que tu te mets en danger ! On n’a pas envie qu’il t’arrive quoi que ce soit !
— J’étais avec un type bien qui s’est barré quand il a appris que j’étais enceinte, je te rappelle ! Il peut arriver tout et n’importe quoi avec n’importe qui. Vous ne pouvez pas simplement comprendre qu’on est amoureux ? J’ai pas seize ans, bon sang, je fais ce que je veux de ma vie, en fait. Si j’ai envie de sortir avec un ancien délinquant, je sors avec lui et vous n’avez pas votre mot à dire. Vous avez été aussi chiants avec Charles et Louis, sérieux ? Je sais même pas pourquoi je demande ça, ils sont parfaits vos petits chéris, comparés à moi, évidemment.
— Oui, eux nous ont écoutés et tu vois, ils sont heureux maintenant ! Toi, avec ce gars qui va retourner en prison, tu ne seras jamais heureuse.
— Qui vous dit que je vais retourner en prison ? nous interrompt Sacha que nous n’avons pas vu entrer. Je vous promets qu’elle sera heureuse avec moi !
— Qui te dit que tu ne vas pas retourner en prison, hein ? l’interroge mon père, clairement contrarié. Et elle fera quoi, notre fille, quand tu te retrouveras au trou ? D’ici à ce qu’elle ait deux ou trois gosses en plus dans les pattes, ça va être sympa tout ça.
Sacha éclate de rire en regardant mon père avant de se rapprocher de moi et de passer son bras autour de mes épaules.
— Je ne voudrais pas être vulgaire mais je ne suis plus intéressé par ce genre de trou. Et la contraception, ça existe, vous savez ? Votre fille, je l’aime et en effet, ça va être sympa, notre relation !
Mes parents ont l’air de bouillir de l’intérieur, c’est presque comique de les voir se taire et nous observer, perplexes.
— Franchement, je comprends pas. Qu’est-ce que vous pouvez bien avoir en commun ? Sérieusement, Livia, emménager avec lui ? Ça fait combien de temps, tous les deux ? Vous n’avez pas l’impression de vous précipiter ? se lance finalement mon père, un peu plus posément.
— Techniquement, c’est moi qui vais emménager avec elle, glisse doucement mon amoureux avant de me laisser parler.
— Vous êtes capables d’expliquer pourquoi vous êtes tombés amoureux ? Pourquoi vous avez décidé de vous marier ? D’avoir des enfants ? C’est comme ça, c’est tout. On s’aime, on a envie de vivre ensemble. Tout se passe bien avec Mathis, tous les voyants sont au vert, pourquoi attendre ? Vous pouvez penser ce que vous voulez, ne pas être d’accord, ça ne changera rien, on vit nos vies comme on l’entend et c’est comme ça qu’on veut avancer.
— Mais il est beaucoup plus jeune que toi ! Cela ne te dérange pas ? Comment vous pouvez vous aimer tous les deux avec cette différence d’âge ?
C’est dingue de devoir se justifier comme ça. Ils ne pourraient pas tout simplement être heureux pour nous ? Ou au moins la boucler et faire comme si ? Je ne leur demande pas de jouer les enthousiastes, juste de nous foutre la paix, en fait.
— Pourquoi ça me dérangerait ? On est sur la même longueur d’onde, l’âge n’a aucune importance. Donc, vous faites avec, vous n’avez pas le choix. C’est comme ça, on s’aime, c’est non-négociable.
— Je confirme, c’est non négociable. À prendre ou à laisser. Mais si vous laissez, vous allez perdre gros, je pense. Alors que vous pourriez y gagner beaucoup avec un peu de bonne volonté.
Mes parents s’échangent un regard et je comprends qu’ils avaient planifié cet entretien. Les connaissant, ils ont dû passer la soirée d’hier à discuter de Sacha et moi et ils ont décidé d’un plan d’action qu’ils viennent de mettre en œuvre. Là, alors que j’essaie de décrypter leur échange visuel, j’ai l’impression qu’ils s’avouent battus et que c’était le dernier round qu’ils avaient prévu de faire, un peu comme une armée qui tente le tout pour le tout dans un assaut final, quitte à perdre la guerre. Cela n’arrive pas souvent pour eux, mais je ne pense pas me tromper et cela se confirme quand ma mère reprend la parole, de manière plus douce.
— J’ai l’impression qu’on ne peut rien faire, mon Momo, ils ont l’air bien amoureux…
— Il faut croire, soupire mon père en s’adossant contre le réfrigérateur. C’est quand même fou, avec le choix qu’elle aurait pu avoir, qu’elle… Enfin, ouais, ils ont l’air amoureux.
— Comme nous quand on était jeunes… Sacha, tu es vraiment sérieux avec notre fille ? On peut compter sur toi ?
— Que ce soit avec votre fille ou au café, vous pouvez toujours compter sur moi. Je l’aime, vous savez ? Et je crois qu’elle m’aime aussi un peu….
— Bien sûr que je t’aime, soufflé-je en l’embrassant sur la joue. Et pas qu’un peu. C’est bon, vous allez arrêter de criser ? Je ne vous demande pas d’être tout excités, juste de laisser une chance à Sacha et à notre couple.
— Une chance, on peut la laisser, mais on ne veut pas que tu souffres ma chérie. Et puis, il faut que tu nous respectes aussi, reprend mon père d’une voix un peu plus dure comme s’il se rappelait qu’il était censé m’enguirlander pour mon départ.
— Le respect, ça marche dans les deux sens, Papa. Déglinguer mes choix de vie, ce n’est pas très respectueux non plus. Mais encore une fois, je suis désolée d’être partie hier.
— Oui, on admet ça, ma Puce. Mais fais attention à toi. Et toi, Sacha, fais encore plus attention à elle ! Sinon, promis, je te noie dans une tasse de café et je t’étouffe dans une pâte à pain !
Je ris en allant embrasser mon père, et fais la même chose avec ma mère. C’est juste surprenant, et vu leurs têtes, il doivent l’être autant que moi. J’espère vraiment qu’ils vont se calmer, parce que c’est la seule ombre au tableau qui se dessine devant moi. L’avenir me paraît ensoleillé, moi, et ils sont, avec mes deux aînés, les petits nuages à l’horizon alors que j’ai envie et besoin d’un ciel totalement dégagé.
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